V

LE DÉPART DE GEORGES DÉCIDÉ


Quand la cloche sonna le dîner, les enfants descendirent dans la salle à manger. M. Dormère les y rejoignit bientôt. À la grande surprise de Geneviève, il s’approcha d’elle et lui sourit amicalement.

M. Dormère.

Eh bien ! Geneviève, tu sais que je vais te séparer de ton cousin ?

Geneviève.

Oui, mon oncle, il me l’a dit, et je suis bien fâchée de le quitter.

M. Dormère.

Je croyais au contraire que tu serais très contente, car vous n’êtes pas toujours de bon accord.

Geneviève.

Nous nous disputons quelquefois, mon oncle, c’est vrai ; mais nous sommes bien contents de jouer ensemble ; n’est-ce pas, Georges ?

Georges.

Oui, mais j’aime mieux jouer avec des garçons.

M. Dormère.

Tu n’es donc pas triste d’entrer au collège ?

Georges.

Non, papa ; je suis fâché de vous quitter, voilà tout. Dans quel collège me mettrez-vous, papa ?

M. Dormère.

Je ne sais pas encore, mon pauvre ami ; je m’informerai demain s’il y a de la place pour toi au collège des pères Jésuites.

Georges.

Celui où est mon cousin Jacques ?

M. Dormère.

Précisément ; on dit que les enfants y sont très heureux, et qu’ils aiment beaucoup les Pères.

Georges.

Jacques les aime bien ; il dit qu’ils sont bons comme de vrais pères ; mais mon cousin Rodolphe dit qu’il faut travailler énormément.

M. Dormère.

Il faut travailler partout, mon ami.

Georges.

Mais Rodolphe est puni très souvent.

Geneviève.

Je crois bien, il ne fait rien ; il t’a dit à sa dernière sortie qu’il n’apprenait pas ses leçons et qu’il ne les apprendrait pas, car cela l’ennuyait trop.

Georges.

C’est qu’il en a trop à apprendre, et il est découragé.

Geneviève.

Jacques a justement les mêmes choses à apprendre, et il trouve qu’il n’y en a pas trop.

Georges.

Parce que Jacques est un fort ; il est toujours premier ou second.

M. Dormère.

Écoute, mon ami. Si Jacques est premier ou second, c’est parce qu’il travaille bien, de tout son cœur ; fais comme lui, tu seras aussi un fort et tu seras heureux comme lui.

Georges.

Et s’il n’y a pas de place chez les Pères Jésuites, où me mettrez-vous, papa ?

M. Dormère.

Je ne sais pas ; je verrai.

Georges.

Vous vous dépêcherez un peu, papa, n’est-ce pas ?

M. Dormère.

Tu es donc bien pressé de me quitter !

Georges.

Non, papa, mais je voudrais jouer avec des camarades ; je m’ennuie avec Geneviève. »

M. Dormère parut contrarié, mais il ne répondit pas. Geneviève était étonnée ; le dîner ne fut pas gai. Georges seul parlait pour expliquer à sa cousine combien sa vie de collège serait plus amusante que celle qu’il avait menée jusqu’ici. Geneviève répondait à peine, parce qu’elle voyait que son oncle était de plus en plus contrarié.

Quelques jours se passèrent ainsi. M. Dormère fit une petite absence pour parler au père recteur. Il y avait encore deux places vacantes, et tout fut convenu pour que Georges pût être reçu au collège la semaine suivante.

Au retour de M. Dormère, quand Georges apprit qu’il entrerait sous peu de jours au collège, il ne put cacher sa joie et il reprocha à Geneviève de ne pas la partager.

Geneviève.

Comment veux-tu que je me réjouisse de te voir partir ?

Georges.

Tu devrais être enchantée, puisque tu dis toi-même que je te fais toujours gronder.

Geneviève.

Mais je ne pense plus au passé ; je pense seulement que je ne te verrai plus. Et puis mon pauvre oncle est tout triste ; cela me fait de la peine.

Georges.

Que tu es bête ! Qu’est-ce que cela te fait, puisqu’il ne t’aime pas que tu ne l’aimes pas non plus ?

Geneviève.

Oui, je l’aime, parce qu’il est mon oncle et qu’il est souvent bon pour moi. Et je crois qu’il m’aime un peu. »

Quand le départ de Georges fut décidé, M. Dormère mena ses enfants faire des visites d’adieu. Mme de Saint-Aimar, Mlle Primerose et les deux enfants étaient assis devant le château quand M. Dormère arriva.

Après les premières paroles de politesse, M. Dormère dit :

« Je viens vous annoncer, chère madame et chère cousine, le départ de Georges…

— Le départ de Georges ! s’écria Mme de Saint-Aimar. Où le menez-vous donc ?

M. Dormère.

Au collège des Pères Jésuites, chère madame.

Mademoiselle Primerose.

Bon Dieu ! Pourquoi cela ? Mais c’est très mal de renvoyer de chez vous votre fils, votre seul enfant ! Ce pauvre garçon, je le plains de tout mon cœur.

M. Dormère.

Vous avez tort, ma cousine ; car il en est enchanté ; il me presse de l’y faire entrer le plus tôt possible.

Mademoiselle Primerose.

Mais c’est incroyable ! Comment ! il n’est pas au désespoir ?

M. Dormère.

Pas le moins du monde, puisque je vous dis qu’il voudrait déjà y être.

Mademoiselle Primerose.

Je ne le croirai que lorsqu’il me l’aura dit lui-même. Georges, Georges ! Où est-il donc ? Les voilà tous partis ! Je cours les chercher et savoir par moi-même si vous dites vrai. »

Mlle Primerose partit précipitamment en répétant toujours : « C’est impossible ! absolument impossible ! »

Après un quart d’heure de course, essoufflée, hors d’haleine, elle rejoignit enfin les enfants ; elle se précipita sur Georges, le serra dans ses bras en l’embrassant.

« Georges, mon pauvre Georges ! Est-il vrai que ton père veuille te mettre au collège ! Malheureux enfant ! mais c’est impossible ! T’arracher de la maison paternelle ! Te séparer de Geneviève, ta sœur d’adoption, ta meilleure amie ! Non, pauvre victime, je ne permettrai pas une pareille cruauté. Viens avec moi te jeter aux pieds de ton père et implorer sa pitié. »

Georges, surpris, presque effrayé de cette douleur qui lui paraissait ridicule, se débattait de toutes ses forces, mais il ne pouvait parvenir à se débarrasser des gros bras vigoureux de Mlle Primerose. Les autres enfants, même Geneviève, riaient tout bas et ne comprenaient pas l’indignation et la douleur de Mlle Primerose. Georges venait de leur exprimer sa satisfaction d’entrer au collège ; Louis et Hélène approuvaient beaucoup l’idée de M. Dormère ; Geneviève, tout en témoignant ses regrets de se séparer de son cousin, trouvait sa joie naturelle et ne comprenait pas plus que ses amis les exclamations désolées de Mlle Primerose.

Georges parvint enfin à se dégager à moitié.

« Lâchez-moi donc, ma cousine, criait-il ; vous m’étouffez ! »

Il donna une dernière saccade ; la secousse fit trébucher Mlle Primerose et fit tomber Georges sur l’herbe tout de son long. Il se releva, s’éloigna de quelques pas pour ne pas se trouver saisi une seconde fois, et la regarda avec surprise.

Georges.

Qu’avez-vous donc, ma cousine ? Pourquoi ne voulez-vous pas me laisser entrer au collège ? Je ne veux pas du tout demander à papa de me garder chez lui.

« Georges, mon pauvre Georges ! »
Mademoiselle Primerose.

Tu ne veux pas ? Tu veux nous quitter ? Mais que deviendras-tu au collège, petit malheureux ?

Georges.

Ce que deviennent ceux qui y sont, ma cousine ; je travaillerai, je jouerai, je me promènerai : je serai très heureux.

Mademoiselle Primerose.

Heureux ! Dans une prison ?

Georges, riant.

Ha, ha, ha ! Une prison ! Je veux aller dans cette prison, moi, et je vous prie en grâce, ma cousine, de ne pas m’empêcher d’y entrer. »

Mlle Primerose était stupéfaite.

« C’est incroyable ! Ils sont fous, en vérité ! Le père est calme comme un chef de sauvages, et le fils tend le cou pour être mis à la chaîne.

« C’est bien, mon ami ; faites comme vous voudrez ; je ne me mêlerai plus de vos affaires. Allez, allez, je ne vous retiens plus.

— Merci, ma cousine ! » s’écria Georges ; et il s’éloigna en courant. Les trois enfants le suivirent ; elle put entendre leurs éclats de rire qui se prolongèrent une grande distance.

« Faites donc du bien aux gens malgré eux, dit-elle en s’en allant lentement du côté de la maison. J’y ai gagné d’avoir des douleurs dans les bras… Est-il fort ce garçon ! J’avais une peine à le retenir… Et quelle ingratitude ! Au lieu de me remercier, il me rit au nez ; et tous les trois se moquent probablement de ma bonté… Au fait, le père a raison : que faire d’un pareil sans-cœur ? Et le père n’en a guère plus que le fils. Ma foi, je ne m’en mêle plus. »

En finissant ces réflexions, Mlle Primerose entra au salon, où elle trouva M. Dormère causant tranquillement avec Mme de Saint-Aimar.

Mademoiselle Primerose.

Vous aviez raison, mon cousin, Georges a un courage héroïque, à moins que…

M. Dormère.

À moins que quoi, ma cousine ?

Mademoiselle Primerose.

À moins que…, mais non, je ne veux pas vous dire ce que je pense ; c’est inutile.

M. Dormère.

Si votre pensée est bonne, ma cousine, pourquoi ne voulez-vous pas m’en faire profiter ?

Mademoiselle Primerose.

Parce que… vous-même, vous n’avez peut-être pas… Non, décidément, j’aime mieux me taire… C’est plus sûr.

M. Dormère.

Comment, plus sûr ? C’est donc bien désagréable pour moi, que vous n’osez pas me le dire.

Mademoiselle Primerose.

Oh ! je n’ose pas,… c’est une manière de parler. Si je le voulais, je vous le dirais bien. Mais il y a certaines personnes auxquelles,… avec lesquelles… ; enfin… décidément je me tais…, et pour ne pas parler, je me sauve. »

Mlle Primerose fit une lourde pirouette et rentra dans sa chambre.

« Cet homme n’a pas plus de cœur qu’un tigre, pensa-t-elle ; il chasse son fils avec une insouciance, une gaieté. C’est incroyable ! C’est ce que je voulais lui dire… et ce que j’ai eu raison de garder pour moi. »

Peu de temps après, les enfants rentrèrent ; M. Dormère demanda sa voiture et ils firent leurs adieux.