Après la mort
APRÈS LA MORT
I
Au printemps de l’année 1878, à Moscou, dans une petite maison en bois, sur la Chabalofka, vivait un jeune homme de vingt-cinq ans, du nom d’Aratof.
Avec lui habitait sa tante, une vieille fille de plus de cinquante ans, sœur de son père, Platonida Ivanowna. Elle prenait soin de son ménage et réglait les dépenses, choses dont il était absolument incapable.
Il n’avait point d’autres parents. Plusieurs années auparavant, son père, petit gentilhomme peu aisé du gouvernement de T…, était venu s’établir à Moscou avec lui et Platonida, que du reste, il appelait toujours Platocha, nom que son neveu lui donnait aussi. Ayant abandonné la campagne qu’ils avaient tous constamment habitée jusqu’alors, le vieil Aratof s’était établi dans la capitale, avec l’intention de faire entrer son fils à l’Université. C’est lui-même qui lui avait fait faire les études préparatoires.
Il acheta pour peu d’argent une maison dans une des rues écartées de Moscou, et s’y installa avec ses livres et ses « préparations », et il en possédait beaucoup, de ces livres et de ces « préparations » ; car c’était un homme qui ne manquait pas de science, un « original fini », d’après le dire de ses voisins. Il passait près d’eux pour sorcier, et même ils lui avaient donné le surnom « d’observateur d’insectes ». Il s’occupait de chimie, de minéralogie, d’entomologie, de botanique et de médecine ; traitait les clients volontaires avec des herbes, avec des poudres métalliques de son invention, d’après la méthode de Paracelse. Ces poudres métalliques furent un peu cause de la mort de sa jeune, jolie, mais bien fragile petite femme, qu’il aimait passionnément, et dont il avait eu un fils unique. Ces poudres avaient même déjà en quelque sorte ébranlé la santé de ce fils, qu’il voulait au contraire fortifier, trouvant dans son organisme de l’anémie et un penchant à la phtisie, héritage de sa mère. Sa réputation de sorcier lui venait entre autres de ce qu’il croyait être un arrière-petit-neveu, indirectement il est vrai, du célèbre Bruce, en l’honneur duquel il avait donné à son fils le prénom de Jacques.
C’était un de ces hommes dont on dit qu’ils sont la bonté même, mais d’un caractère mélancolique, méticuleux, avec un penchant vers toute chose mystérieuse et étrange. L’exclamation « ah ! », exhalée à demi-voix, lui était habituelle. Il mourut même avec cette exclamation sur les lèvres, deux ans après être venu s’établir à Moscou.
Son fils, Jacques, ne ressemblait pas à son père qui, gauche et mal bâti, n’était pas beau de sa personne. Il rappelait plutôt sa mère. Les mêmes traits fins et gracieux, les cheveux soyeux et d’un blond cendré, le petit nez légèrement aquilin, les lèvres pleines et enfantines, et de grands yeux d’un gris verdâtre, que de longs cils voilaient à demi. C’est par le caractère qu’il rappelait son père ; et son visage, quoique dissemblable, portait comme un reflet de l’expression paternelle.
Il avait aussi les mains noueuses et la poitrine rentrée du vieil Aratof, que l’on nommait à tort vieux, car il n’avait pas cinquante ans au moment de sa mort. Encore du vivant de son père, Jacques était entré à l’Université, à la Faculté des sciences naturelles. Cependant il ne termina pas ses cours, non par paresse, mais parce que, d’après sa conviction, l’Université n’apprenait pas plus qu’on n’en pouvait apprendre à la maison. Quant au diplôme, il ne s’en souciait guère, car il n’avait pas l’intention d’entrer au service de l’État. Il évitait ses camarades, n’avait presque pas de connaissances, fuyait surtout la société des femmes et vivait solitaire, enfoui dans ses livres. Il fuyait les femmes, tout en ayant le cœur très tendre et très accessible à l’influence de la beauté. Il s’était même procuré un superbe keepsake anglais, dans lequel il contemplait avec une admiration sincère (ô honte !) les yeux énormes, les bouches en cœur, et les cous penchés des ravissantes Medoras et Gulnares qui l’illustraient. Mais sa timidité et sa pudeur natives continuaient à le retenir loin des femmes. La chambre qu’il occupait dans la maison, et où il couchait, avait été le cabinet de son père, et son lit était celui même où son père était mort.
L’aide principal, le camarade et l’ami immuable de son existence était cette tante, cette Platocha, avec laquelle il échangeait à peine dix paroles par jour, et sans laquelle il n’aurait pu faire un pas. C’était un être au long visage, aux longues dents, avec des yeux pâles dans une pâle figure, avec une expression constante de tristesse mêlée d’anxiété soucieuse. Toujours vêtue d’une robe grise et d’un châle gris qui sentait le camphre, elle errait dans la maison comme une ombre, à pas silencieux, soupirait, murmurait des prières, une surtout qui ne consistait qu’en trois mots : « À l’aide, Seigneur ! » Avec cela, excellente ménagère, regardant à chaque copeck et faisant elle-même tous les achats. Elle adorait son neveu, se préoccupait constamment de sa santé, avait peur de tout, non pour elle-même, mais pour lui ; et, chaque fois qu’elle croyait voir quelque chose d’un peu suspect, elle lui plaçait en tapinois une tasse de thé pectoral sur sa table à écrire, ou bien lui passait le long du dos ses petites mains molles comme de la ouate. Ces soins ne fatiguaient pas Jacques, mais il ne buvait pas le thé, et se contentait de balancer la tête d’un air approbateur.
Du reste, lui non plus ne pouvait se vanter de sa bonne santé ; il était très impressionnable, très nerveux, il souffrait de battements de cœur et quelquefois d’étouffements.
Comme son père, il croyait qu’il existait dans la nature et dans l’âme humaine des mystères qu’on peut quelquefois pressentir, mais qu’il est impossible de comprendre ; il croyait à la présence de certaines forces, de certaines influences rarement favorables, plus souvent ennemies, et il croyait aussi à la science, à son importance et à sa dignité. Dans les derniers temps, il s’était pris de passion pour la photographie. L’odeur des matières qu’on y emploie inquiétait beaucoup la vieille tante, non pas pour elle, bien entendu, mais pour son Yacha. Mais, avec toute la douceur de son caractère, il était passablement obstiné, et il persistait à s’adonner à son occupation favorite. Platocha se soumit ; seulement elle soupirait et murmurait plus qu’auparavant son « À l’aide, Seigneur ! », en voyant les doigts de son neveu barbouillés d’iode.
Jacques, comme on l’a déjà dit, évitait ses camarades. Pourtant il s’était lié assez intimement avec l’un d’eux, et il continua à le voir souvent, même après que celui-ci, ayant quitté l’Université, eut pris un service assez doux, il est vrai : il s’était, selon son expression, faufilé dans la commission nommée par l’État pour la construction de l’église du Saint-Sauveur, quoiqu’il n’entendît rien à l’architecture. Et, chose étrange, cet unique ami d’Aratof, du nom de Kupfer, un Allemand tellement russifié qu’il ne savait plus un mot de sa langue maternelle, et traitait d’Allemand celui qu’il voulait injurier, cet ami d’Aratoff n’avait, à première vue, rien de commun avec lui.
C’était un garçon aux cheveux noirs et bouclés, aux joues rouges, gai, bavard, et grand amateur de cette même société féminine qu’Aratof évitait avec tant de soin. Il est vrai que Kupfer déjeunait et dînait chez son ami assez fréquemment, et même, n’étant pas riche, lui empruntait quelquefois de petites sommes d’argent. Mais ce n’est pas cela qui poussait si souvent le jeune homme a fréquenter la modeste maison de la Chabolofka. La pureté d’âme, l’idéalisme de Jacques lui plaisaient ; était-ce par le contraste que ces qualités formaient avec ce qu’il rencontrait et voyait tous les jours, ou bien ce penchant vers le jeune idéaliste décelait-il le sang d’un compatriote de Schiller ?
D’autre part, la bonne humeur et la franchise de Kupfer plaisaient à Jacques ; en outre, ses récits sur les théâtres, les concerts, les bals dont il ne manquait pas un, sur tout ce monde inconnu où Jacques n’osait pénétrer, occupaient secrètement et agitaient le jeune solitaire, sans exciter pourtant en lui le désir de connaître tout cela par sa propre expérience. Platocha aussi ne voyait pas Kupfer de très mauvais œil ; elle le trouvait bien un peu trop sans façons ; mais, sentant par instinct qu’il était sincèrement attaché à son cher Yacha, non seulement elle supportait la présence de cet hôte bruyant, mais elle lui témoignait de la bienveillance.
II
À cette époque, se trouvait à Moscou une princesse géorgienne, personnalité douteuse, presque suspecte. Elle frisait déjà la quarantaine. Dans sa jeunesse, elle avait probablement fleuri de cette beauté particulière aux Orientales, qui se flétrit si vite. Maintenant, elle se mettait du blanc, du rouge, et se teignait les cheveux en jaune. Des bruits divers, qui n’étaient ni très avantageux, ni très clairs, couraient sur son compte ; personne n’avait connu son mari, et elle n’avait jamais habité longtemps la même ville.
On ne lui connaissait ni famille ni fortune, et pourtant elle vivait assez ouvertement à crédit ou d’autre façon ; elle tenait, comme on dit, un salon, et recevait une société quelque peu mêlée : des jeunes gens, pour la plupart. Tout dans sa maison, à commencer par sa toilette, ses meubles, sa table, et en finissant par ses équipages et ses domestiques, tout portait le cachet de quelque chose de passager, de médiocre, de « camelotte » en un mot. Mais ni la princesse ni ses visiteurs ne semblaient exiger mieux. La princesse avait la réputation d’être amateur de musique, de littérature et protectrice des arts et des artistes ; et, en effet, elle s’intéressait à toutes les choses jusqu’à l’exaltation, exaltation qui n’était pas tout à fait factice. Évidemment, il y avait en elle une petite veine esthétique. De plus, elle était très accessible, très aimable, bon enfant même, et, ce que beaucoup ne soupçonnaient pas, elle avait le cœur tendre et très compatissant, qualités rares et d’autant plus précieuses dans des personnes de ce genre ! « C’est une écervelée, avait dit d’elle un plaisant ; mais elle ne peut rater son paradis, car elle pardonne tout et tout lui sera pardonné ! » On disait aussi d’elle que, lorsqu’elle disparaissait de quelque ville, elle y laissait autant de gens à qui elle avait fait du bien que de créanciers.
Kupfer, comme il fallait s’y attendre, fut introduit dans la maison. Il devint bientôt intime, trop intime, disaient les mauvaises langues. Quant à lui, il parlait toujours de la princesse, non seulement avec affection, mais avec respect. Il la traitait de femme d’or. Quoi qu’on en dît, il croyait fermement et à son amour de l’art et à son intelligence de l’art.
Voici qu’un jour, étant à dîner chez les Aratof, après avoir longuement causé de la princesse et de ses soirées, Kupfer se mit à tâcher de persuader Jacques de quitter, ne fût-ce que pour une fois, sa vie d’anachorète et de lui permettre de le présenter à sa chère amie. Jacques commença par ne rien vouloir entendre. « Mais que t’imagines-tu ? s’écria enfin Kupfer ; de quelle sorte de présentation s’agit-il ? Je te prendrai tout bonnement comme te voilà là, en redingote, et je te mènerai à l’une de ses soirées. Point d’étiquette chez elle, frère ! Tu es un savant, toi, tu aimes la littérature et la musique. (Dans le cabinet d’Aratof se trouvait en effet un pianino, sur lequel il prenait quelquefois des accords diminués.) Eh bien ! dans sa maison, il y a de tout cela, en veux-tu, en voilà ; tu y rencontreras aussi des gens sympathiques, sans prétention ! Et puis, enfin, il est impossible à ton âge et avec ton extérieur… (Aratof baissa les yeux et fit un mouvement de la main), oui, oui, avec ton extérieur, de fuir ainsi le monde, la société. Ce n’est pas chez des généraux que je te mène, d’autant plus que je ne connais pas moi-même de généraux. Ne fais pas l’obstiné, mon petit pigeon. La morale est une bonne et respectable chose, mais il ne faut pas la pousser jusqu’à l’ascétisme… Tu ne te prépares pas à devenir moine, n’est-ce pas ? »
Aratof pourtant continuait à faire l’obstiné ; mais à l’aide de Kupfer vint inopinément Platonida. Quoi qu’elle ne comprît pas bien ce que voulait dire ce mot « ascétisme », elle trouva aussi que son petit Jacques ferait bien de se distraire, et, comme on dit, de voir et se faire voir.
— D’autant plus, ajouta-t-elle, que j’ai la plus grande confiance en Féodor Féodovitch et il ne te mènera pas dans un endroit qui ne soit…
— Je vous le ramènerai dans toute son impeccabilité, s’écria Kupfer, sur lequel Platonida, malgré toute sa confiance, jetait des regards inquiets.
Aratoff rougit jusqu’aux oreilles, mais cessa de protester.
La conclusion fut que, dès le jour suivant, Kupfer le mena à une soirée chez la princesse. Mais Aratof n’y resta pas longtemps. En premier lieu, il y trouva une vingtaine de visiteurs, hommes et femmes, sympathiques peut-être, mais qui, dans tous les cas, lui étaient étrangers ; et cela le gênait, quoiqu’il n’eût pas l’occasion de beaucoup causer, ce qu’il redoutait par-dessus tout. En second lieu, la maîtresse de la maison ne lui plut pas, quoiqu’elle l’eût reçu d’une façon simple et affable. Tout en elle lui déplaisait : ce visage maquillé, ces cheveux jaunes ébouriffés et cette voix enrouée et douceâtre, ce rire chevrotant, cette façon de rouler ses yeux vers le ciel, cet excès de décolletage et surtout ces mains grasses et luisantes chargées de bagues. S’étant fourré dans un coin, Aratof tantôt parcourait rapidement les visages des visiteurs, ne pouvant trop les distinguer les uns des autres, tantôt regardait obstinément ses propres pieds. Quand enfin un artiste étranger, au visage fatigué, aux longs cheveux gras, avec un carreau de verre enchâssé sous un sourcil froncé, se plaça au piano, et, ayant frappé des deux mains sur le clavier et du pied sur la pédale, se mit à pourfendre une fantaisie de Liszt sur des thèmes de Wagner, Aratof n’y tint plus et disparut, emportant dans son âme une impression lourde et confuse, à travers laquelle perçait pourtant quelque chose dont il ne se rendait pas compte, quelque chose de significatif et même de menaçant.
III
Kupfer revint dîner le jour suivant. Il ne parla pas à Aratof de la soirée de la veille et ne lui reprocha point sa honteuse fuite. Il se contenta de regretter qu’il ne fût pas resté jusqu’à l’heure du souper, où l’on avait servi du champagne (fabriqué à Nijni-Novgorod, nous empressons-nous d’ajouter). Kupfer avait probablement compris qu’il s’était trompé en essayant de réveiller Aratof, et que décidément ce genre de société ne lui allait pas. De son côté, Aratof, bien entendu, ne dit mot ni de la princesse ni de sa soirée.
Platonida elle-même ne savait si elle devait se réjouir de l’insuccès de cette première tentative, ou s’en affliger. Elle décida enfin que la santé de son Yacha pouvait souffrir de pareilles sorties tardives et se tranquillisa. Kupfer partit aussitôt après le dîner et ne montra plus le bout du nez pendant toute une semaine ; non qu’il en voulût à Aratof : le brave garçon en était incapable ; mais évidemment il avait trouvé une occupation qui prenait tout son temps et toutes ses pensées ; car même par la suite il ne faisait plus que de rares apparitions chez les Aratof, parlait peu et avait l’air distrait. Aratof continuait à vivre comme par le passé ; mais je ne sais quelle sorte de crochet lui était resté dans l’âme. Il tâchait toujours de se rappeler quelque chose sans savoir précisément quoi, mais ce quelque chose se rapportait à la soirée chez la princesse. Quant à y retourner, il n’y songeait guère : cet échantillon de la société qu’il avait vu lui inspirait une répulsion de plus en plus décidée. Quelques semaines se passèrent ainsi.
Et voilà qu’un beau jour reparut Kupfer, l’air assez confus.
— Je sais, commença-t-il avec un rire un peu forcé, que ta visite d’alors n’a pas été de ton goût ; mais j’espère que cette fois-ci tu consentiras à ma proposition, tu ne refuseras pas ma prière.
— De quoi s’agit-il ? demanda Aratof.
— Vois-tu, continua Kupfer s’animant de plus en plus, il y a ici une société d’amateurs, d’artistes, qui organise de temps en temps des concerts, des lectures et même des représentations théâtrales dans un but de bienfaisance…
— La princesse y prend part ? interrompit Aratof.
— La princesse prend toujours part à toutes les bonnes œuvres. Mais il n’importe. Nous sommes en train de donner une matinée musico-littéraire, et à cette matinée tu pourras entendre une jeune fille… une jeune fille extraordinaire. Nous ne savons pas encore pour sûr… Est-ce une Rachel ? Est-ce une Viardot ? Elle chante admirablement, et elle déclame, elle joue… Un talent de premier ordre, frère, sans exagération. Allons, voyons, prendras-tu un billet ? C’est cinq roubles, si c’est au premier rang.
— Et d’où a poussé cette jeune fille étonnante ? demanda Aratof.
Kupfer sourit à pleines dents.
— Cela, mon cher, je ne puis te le dire. Ces derniers temps, elle a demeuré chez la princesse. La princesse, tu le sais, protège toutes ces personnes-là. Tu as dû la voir à cette soirée…
Aratof eut comme une sorte de léger soubresaut intérieur, mais ne dit mot.
— Elle a même joué quelque part en province, continua Kupfer, et en général elle est faite pour le théâtre. Tu verras, tu verras toi-même !
— Comment est son nom ? demanda Aratof.
— Clara…
— Clara ! interrompit Aratof de nouveau, c’est impossible !
— Pourquoi donc est-ce impossible ? Clara… Clara Militch. Ce n’est pas son vrai nom, mais c’est ainsi qu’on l’appelle. Elle chantera une romance de Glinka et puis une de Tchaïkofski ; et puis elle déclamera la lettre de Tatiana dans Eugène Onéguine. Tu verras… Eh bien, prends-tu un billet ?
— Et quand cela aura-t-il lieu ?
— Demain, demain à une heure et demie, dans un salon particulier, dans l’Ostojenka. Je viendrai te prendre. Un billet de cinq roubles ? le voilà ; non, celui-là est de trois roubles. Tiens. Voilà aussi le programme. Je suis un des commissaires.
Aratof devint rêveur. Platonida entra dans la chambre — et ayant jeté un regard sur Aratof, fut prise d’une subite inquiétude.
— Yacha, qu’as-tu ? s’écria-t-elle ; pourquoi as-tu l’air si troublé ? Feodor Féodorovich, que lui avez-vous donc dit ?
Aratof ne donna pas à Kupfer le temps de répondre, et, arrachant brusquement le billet qu’il lui tendait, donna l’ordre à Platonida de payer immédiatement ces cinq roubles. Celle-ci s’étonna, battit des paupières, mais remit l’argent à Kupfer — en silence. Yacha lui avait parlé avec trop de sévérité. « Je te le répète, c’est une merveille, une vraie merveille, » s’écria Kupfer, en s’élançant vers la porte. À demain.
— Attends un peu… Elle a les yeux noirs ? demanda Aratof.
— Comme un charbon, répliqua gaiement Kupfer. Et il disparut.
Aratof rentra dans sa chambre, et Platonida resta immobile à la même place, en murmurant à voix basse : « À l’aide, Seigneur ! Seigneur, à l’aide ! »
IV
Une grande salle dans une maison particulière de l’Ostojenka était à moitié pleine de visiteurs quand Aratof et Kupfer y firent leur entrée. On donnait quelquefois des représentations théâtrales dans cette salle ; mais cette fois on n’y voyait ni décors ni rideau. Les ordonnateurs de la matinée s’étaient contentés d’élever une estrade et d’y placer un piano, une paire de pupitres, quelques chaises et une table avec un verre d’eau. On avait suspendu un morceau de drap rouge devant la porte de la pièce réservée aux exécutants. La princesse, vêtue d’une robe d’un vert éclatant, était déjà installée au premier rang des sièges. Aratof prit place non loin d’elle, après avoir échangé un rapide salut.
Le public était mélangé. C’était, pour la plupart, de jeunes étudiants de diverses écoles. Kupfer, en sa qualité de commissaire, une rosette blanche sur le revers de son habit, se démenait de son mieux ; la princesse, visiblement agitée, se tournait, envoyait des sourires dans toutes les directions, interpellait ses voisins : il n’y avait autour d’elle que des hommes. Le premier sur l’estrade apparut un flûtiste, d’apparence étique ; il crachota, je veux dire il sifflota, un petit morceau tout aussi étique que lui-même. Deux messieurs crièrent bravo ! Puis vint un gros monsieur à lunettes, d’une apparence grave et même sévère, qui lut avec une sourde voix de basse un récit humoristique de Stchedrine. Le récit fut applaudi, pas le lecteur. Puis apparut le pianiste déjà connu d’Aratof.
Il tambourina sa même fantaisie de Liszt. Celui-là fut gratifié d’un rappel ; il saluait, la main appuyée sur le dossier de la chaise, et, après chaque inclination, il rejetait les cheveux en arrière, tout à fait comme Liszt. Enfin, après un assez long intervalle, le drap rouge remua, puis fut brusquement écarté — et Clara Militch parut.
Les applaudissements éclatèrent. Elle s’avança sur l’estrade d’un pas indécis ; elle s’arrêta, ayant croisé devant elle ses mains, belles mais grandes et non gantées, et resta immobile, sans faire de révérence, sans incliner la tête et sans sourire.
C’était une jeune fille de dix-neuf ans, grande, bien faite, un peu large d’épaules, le teint basané, d’un type moitié juif, moitié bohémien. Des yeux petits, très noirs sous d’épais sourcils qui se rejoignaient presque au-dessus d’un nez très droit et un peu court du bout, des lèvres fines à la courbe élégante, une énorme tresse noire, lourde même à l’œil, un front bas et immobile, comme en pierre, et de toutes petites oreilles, l’expression du visage rêveuse, presque farouche… Une nature passionnée, volontaire, sans grande bonté, sans grand esprit, mais certainement douée, se montrait dans toute sa personne.
Pendant quelque temps elle se tint les yeux baissés ; puis tout à coup elle se redressa, promenant sur les rangs des spectateurs son regard lent et triste, mais non attentif, et comme replié en lui-même. « Quels yeux tragiques elle a ! » remarqua un vieux beau à cheveux gris, avec un visage de cocotte allemande, collaborateur et correspondant de journaux, bien connu à Moscou, qui se tenait derrière Aratof.
Ce vieux beau était bête et ne disait que des bêtises, mais cette fois il avait raison. Aratof, qui, depuis l’apparition de Clara, ne l’avait pas quittée des yeux, se souvint seulement alors qu’effectivement il l’avait vue chez la princesse, et que non seulement il l’avait vue, mais qu’il avait remarqué que plusieurs fois son regard sombre s’était fixé sur lui avec insistance. Et même maintenant,… ou bien se trompait-il ?
L’ayant aperçu au premier rang, elle parut ressentir un mouvement de joie, rougit et le regarda de nouveau fixement ; puis, sans se retourner, elle recula de deux pas vers le piano, où déjà était assis son accompagnateur, l’artiste étranger aux longs cheveux. Elle devait chanter la romance de Glinka « Dès que je t’ai connu… » Elle commença aussitôt, sans changer la pose de ses mains et sans regarder la musique. Elle avait une voix de contralto, sonore et veloutée ; elle prononçait les paroles avec une précision un peu lourde, son chant était monotone, sans nuances, mais pathétique. « Elle chante avec conviction, cette fille ! » remarqua de nouveau le vieux beau assis derrière Aratof, et de nouveau il disait vrai.
Les cris : Bis, bravo ! retentirent de tous côtés ; mais elle jeta un regard rapide sur Aratof qui ne criait ni n’applaudissait, — le chant de cette fille aux yeux sombres ne lui avait pas autrement plu, — fit un léger salut, et s’éloigna sans accepter le bras arrondi que lui présentait le pianiste chevelu. On la rappela, mais elle se fit attendre. Puis, revenant du même pas incertain, elle dit deux mots à voix basse à l’accompagnateur, qui dut changer la musique qu’il avait préparée, et elle se mit à chanter la romance de Tchaïkofski : « Celui-là seul qui connaît le désir de revoir… » Elle chanta cette romance tout autrement que la première, à demi-voix, comme si elle eût été fatiguée, et ce n’est qu’à l’avant-dernier vers : « Comprendra ce que j’ai souffert… » que s’arracha de sa poitrine un cri brûlant et passionné. Le dernier vers : « Et comme je souffre, » elle le murmura à peine, appuyant douloureusement sur la dernière parole. Cette romance produisit moins d’impression sur le public que celle de Glinka. Cependant il y eut beaucoup d’applaudissements. Kupfer surtout se distingua : en frappant les paumes creuses de ses deux mains, il produisait un bruit particulièrement sonore. La princesse lui remit un grand bouquet ébouriffé pour qu’il l’offrît à la cantatrice. Mais elle n’eut l’air de remarquer ni la figure inclinée de Kupfer, ni le bouquet qu’il lui tendait au bout de son bras ; elle se retourna brusquement et s’en alla de nouveau sans attendre le pianiste qui avait bondi de sa chaise pour la reconduire, et, déconcerté, secoua sa chevelure comme Liszt ne l’avait peut-être jamais secouée. Pendant tout le temps qu’elle chantait, Aratof avait observé le visage de Clara. Il lui sembla, cette fois encore, qu’à travers les cils à demi fermés, ses yeux étaient tournés vers lui. Ce qui le frappait surtout, c’était l’immobilité de ce visage, de ce front, de ces sourcils. Ce n’est qu’à ce cri de passion qu’il avait vu briller un instant l’éclat vivant de deux rangées de dents serrées et blanches.
Kupfer s’approcha de lui :
— Eh bien, frère, qu’en dis-tu ? demanda-t-il tout rayonnant de satisfaction.
— La voix est bonne, répliqua Aratof, mais elle ne sait pas encore chanter, elle n’a pas la véritable école. (Pourquoi il avait dit tout cela, et quelle idée il avait de ce que c’est que l’« école », Dieu seul le sait !)
Kupfer s’étonna.
— Pas d’école ? dit-il lentement… Eh bien, elle peut encore l’acquérir. Mais aussi quelle âme !… Attends un peu, tu l’entendras quand elle lira la lettre de Tatiane.
Il s’éloigna d’Aratof en courant — et celui-ci pensa : De l’âme ? avec un visage si immobile ? Il trouvait qu’elle se tenait et qu’elle se mouvait comme une personne magnétisée, comme une somnambule, et en même temps elle ne cessait de le regarder, oui, c’était indubitable !
Cependant, la matinée poursuivait son cours. Le gros homme à lunettes parut de nouveau. Malgré son extérieur solennel, il se croyait un comique : il lut une scène de Gogol sans exciter, cette fois, le moindre signe d’approbation. Le flûtiste passa de nouveau comme une ombre, le pianiste tonna de nouveau, un jeune garçon de douze ans, pommadé et frisé, mais avec des traces de larmes dans les yeux, piailla je ne sais quelles variations sur le violon. Ce qui put sembler singulier, c’est que, dans les entr’actes de la lecture et de la musique, arrivaient de temps en temps, de la chambre des artistes, les sons saccadés d’un cornet à piston, et que pourtant cet instrument ne parut pas. On sut plus tard que l’amateur qui s’était offert pour en jouer avait pris peur au moment de se présenter devant le public.
Et voici qu’enfin Clara Militch reparut. Elle tenait dans sa main un volume de Pouchkine. Cependant elle n’y regarda pas une seule fois pendant la lecture. Elle avait visiblement peur ; le petit volume tremblait dans ses doigts. Aratof remarqua aussi une expression d’abattement répandue maintenant sur son visage sévère. Elle prononça le premier vers : « Je vous écris, que dire de plus ? » très simplement, presque naïvement, et elle tendit les deux mains en avant d’un geste également naïf, sincère et comme sans défense. Puis elle commença à se hâter ; mais, à partir du vers : « Un autre ? non, jamais je ne donnerai mon cœur à un autre, » elle se maîtrisa, et, quand elle arriva aux deux vers suivants : « Toute ma vie n’était qu’un gage que je te rencontrerais sûrement un jour, » sa voix, jusqu’alors assez sourde, résonna tout à coup avec une exaltation enthousiaste et hardie, et ses yeux, avec la même hardiesse, se fixèrent droit sur Aratof. Elle continua ainsi, et c’est seulement vers la fin que sa voix baissa de nouveau, et dans sa voix comme sur son visage reparut le même abattement. Elle précipita les derniers vers, le volume glissa de ses mains et elle s’éloigna rapidement.
Le public se mit à applaudir avec fureur et à la rappeler. Un jeune séminariste, entre autres, hurlait avec tant de violence le nom de Militch, qu’un voisin le pria poliment et avec intérêt d’épargner en lui-même un futur protodiacre. Mais Aratof se leva aussitôt et se dirigea vers la sortie. Kupfer le rattrapa.
— Au nom du ciel, où vas-tu ? s’écria-t-il. Veux-tu que je te présente à Clara ?
— Non, non, merci, dit Aratof. Et il partit presque en courant pour retourner chez lui.
V
Des sensations étranges, et qu’il ne comprenait pas bien lui-même, agitaient Aratof. Au fond, la manière de lire de Clara ne lui avait pas beaucoup plu. Cela lui avait paru exagéré et inharmonieux ; cela le troublait, lui semblait une sorte de violence qu’on lui aurait faite. Et puis… pourquoi ces regards obstinés, persistants, presque indiscrets ? qu’est-ce qu’ils signifiaient ? La modestie d’Aratof ne lui permettait pas de penser un seul instant qu’il avait pu plaire à cette étrange fille, lui inspirer un sentiment semblable à de la passion ; et lui-même, ce n’est pas ainsi qu’il se représentait la jeune fille, encore inconnue, à laquelle un jour il se donnerait tout entier, qui l’aimerait aussi et qui deviendrait sa fiancée. Il pensait rarement à cela ; il était aussi vierge d’esprit que de corps ; mais la pure image qui surgissait alors dans son âme lui était inspirée par une autre image, celle de sa défunte mère, dont il se souvenait à peine, mais dont un portrait était conservé par lui comme un trésor sacré. Ce portrait avait été peint à l’aquarelle, assez peu habilement, par une voisine de campagne ; mais la ressemblance, au dire de tout le monde, était frappante. Le même profil délicat, les mêmes yeux bons et clairs, les mêmes cheveux soyeux, le même sourire, la même expression sereine du visage, — voilà ce que devait avoir cette jeune fille encore à venir, cette jeune fille qu’il n’osait presque pas attendre ; tandis que cette brune basanée, aux gros cheveux, au duvet sur la lèvre, cet être fantasque et certainement pas bon, cette bohémienne (Aratof ne pouvait trouver une pire expression), que lui était-elle ?
Et cependant Aratof n’avait pas la force de chasser de sa tête cette bohémienne basanée dont le chant, la déclamation et même l’extérieur ne lui plaisaient pas. Il s’en étonnait, il s’en voulait. Peu de temps auparavant, il avait lu le roman de Walter Scott : les Eaux de Saint-Ronan. La collection des œuvres complètes de Walter Scott se trouvait dans la bibliothèque de son père, qui respectait chez le romancier écossais un écrivain sérieux, presque scientifique. L’héroïne de ce roman se nomme Clara Mowbray. Un poète de l’année 1840 avait écrit sur elle une pièce de vers qui se termine ainsi :
Malheureuse Clara, Clara l’insensée,
Malheureuse Clara !
Aratof connaissait cette poésie, et voici que maintenant ces dernières paroles lui revenaient sans cesse à la mémoire :
« Malheureuse Clara, Clara l’insensée ! »
(C’est pour cela qu’il avait eu un mouvement de surprise en entendant Kupfer nommer Clara Militch). Platonida elle-même remarqua, non pas un changement dans l’humeur de Jacques, car, au fond, aucun changement ne s’était produit en lui, mais bien quelque chose d’inusité dans ses regards, dans ses discours. Elle le questionna avec précaution sur la matinée musicale à laquelle il avait assisté, murmura, soupira, le regarda d’un côté, de l’autre, par devant, par derrière et, se frappant tout à coup les côtés des deux mains, elle s’écria :
— Allons, Yacha, je vois de quoi il s’agit.
— De quoi donc ? demanda Aratof.
— Tu as certainement rencontré à cette matinée quelqu’une de ces traîneuses de queues (c’est ainsi que Platonida nommait toutes les dames portant des robes à la mode). Elle a une frimousse provocante, elle se tortille de-ci, elle se tortille de-là (et Platonida imitait ce tortillage), et avec les yeux elle fait des ronds comme cela (et Platonida décrivait avec son index de grands cercles dans l’air), et toi qui n’y es pas habitué, ça t’a fait de l’effet. Mais ce n’est rien, Yacha, cela ne veut rien dire du tout. Prends une tasse de thé ou de tilleul avant de te coucher et tout sera fini, avec l’aide de Dieu.
Platonida se tut et s’éloigna. Il y avait longtemps qu’elle n’avait prononcé un discours aussi long et aussi animé. Et Aratof pensa :
— Qui sait ? la tante a peut-être raison ; tout ça n’est peut-être que manque d’habitude.
C’était en effet la première fois qu’il lui était arrivé d’attirer l’attention d’une personne du beau sexe ; dans tous les cas, il ne l’avait jamais remarqué. Il reprit ses livres, et, vers le soir, il but une tasse de tilleul, et il dormit très bien toute la nuit sans avoir aucun rêve.
Le lendemain matin il reprit, comme de coutume, ses études de photographie. Mais sa tranquillité fut troublée de nouveau dans la même journée.
VI
Un commissionnaire lui apporta un billet d’une écriture féminine, grande et irrégulière, ainsi conçu :
« Si vous devinez qui vous écrit, et si cela ne vous ennuie pas, venez demain après dîner, vers cinq heures, au boulevard de la Tverskoï et attendez. On ne vous retiendra pas longtemps… Mais c’est très important, venez ! »
Il n’y avait pas de signature.
Aratof devina sans hésiter qui était sa correspondante, non sans un mouvement d’humeur.
— Quelle folie ! dit-il presque à haute voix ; il ne manquait plus que cela ! Naturellement je n’irai pas.
Il fit pourtant appeler le commissionnaire, duquel il n’apprit rien, sinon que le billet lui avait été remis dans la rue par une femme de chambre. L’ayant renvoyé, Aratof relut le billet et le jeta par terre. Mais, quelques instants après, il le ramassa, le relut encore, s’écria de nouveau : « Quelle folie ! » et le jeta, non plus à terre, mais dans un tiroir de sa table. Il revint à ses occupations habituelles, tantôt à l’une, tantôt à l’autre, mais cela n’allait plus. Il remarqua tout à coup qu’il s’était mis à attendre Kupfer. Voulait-il l’interroger, ou même lui communiquer… Mais Kupfer ne venait pas. Alors il prit un volume de Pouchkine, lut la lettre de Tatiane et se convainquit bientôt que cette « bohémienne » n’avait pas du tout compris le vrai sens de cette épître célèbre. Et cet imbécile de Kupfer qui s’écrie « Rachel ! Viardot ! » Ensuite il s’approcha de son pianino, leva inconsciemment le couvercle, essaya de trouver sur les touches la mélodie de la romance de Tchaïkofski, mais referma aussitôt avec dépit l’instrument et se dirigea vers la chambre de sa tante, petite pièce toujours chauffée, avec une perpétuelle odeur de menthe, de sauge et d’autres plantes salutaires, et dans laquelle il y avait une si grande quantité d’étagères, de petits tapis, de petits bancs, de petits coussins, de petits meubles rembourrés, qu’un homme qui n’en avait pas l’habitude pouvait à peine s’y retourner et y respirer.
Platonida se tenait près de la fenêtre, tricotant un cache-nez pour son Yacha. C’était le trente-huitième qu’elle lui faisait depuis sa naissance. Elle fut assez étonnée de le voir, car il la visitait rarement, se contentant, chaque fois qu’il avait besoin d’elle, de crier de son cabinet : « Tante Platocha ! »
Elle le fit pourtant asseoir et, dans l’attente de ses premières paroles, se dressa attentive, en le regardant, d’un œil à travers ses besicles, de l’autre par dessus. Elle ne s’enquit pas de sa santé et ne lui proposa pas de tilleul ; elle se doutait bien qu’il était venu pour autre chose.
Aratof, après un peu d’hésitation, se mit à parler… à parler de sa mère, et comment elle avait vécu avec son père, et comment elle avait fait sa connaissance. Il savait tout cela fort bien, mais il éprouvait le besoin de parler précisément de ces choses. Malheureusement Platonida ne savait pas du tout raconter ; elle répondait très brièvement, comme si elle eût soupçonné que ce n’était pas non plus pour cela que son Yacha était venu la trouver.
— Eh bien, quoi ? répétait-elle, en agitant hâtivement et comme avec dépit ses aiguilles, certainement… ta mère était une colombe, comme sont toutes les colombes… et ton père l’aimait comme il convient à un mari, fidèlement et honnêtement, jusqu’au tombeau, et il n’a jamais aimé une autre femme, ajouta-t-elle en élevant la voix et en arrachant les besicles de son nez.
— Et… elle était d’un naturel timide ? demanda Aratof après Un moment de silence.
— Naturellement, timide, comme il convient à notre sexe. Les hardies, cela n’a poussé que dans les derniers temps.
— Et de votre temps, il n’y en avait donc pas, de hardies ?
— Il y en avait de notre temps aussi ; comment n’y en aurait-il pas eu ? Mais qui ? Quelque rien du tout. Elle a son jupon tout crotté ; elle se jette de-ci de-là, l’effrontée. Qu’est-ce que ça lui fait ? Un imbécile lui tombe sous la main, c’est justement son affaire, et les hommes posés la dédaignent. Rappelle-toi bien, en as-tu jamais vu de pareilles dans notre maison ?
Aratof ne répondit rien et retourna dans son cabinet. Platonida le suivit du regard, hocha la tête, rajusta ses besicles et se remit à son cache-nez, mais plus d’une fois devint rêveuse et laissa retomber ses aiguilles sur ses genoux.
— Non ! non ! se disait Aratof toute la soirée. Et de nouveau il se reprenait à penser à ce billet, à cette bohémienne, à cet appel auquel il ne se rendrait certainement pas. Même la nuit il n’eut pas de repos. Il croyait toujours voir ces yeux noirs, tantôt à demi voilés, tantôt tout grands ouverts, et toujours obstinément fixés sur lui, et ces traits immobiles avec leur expression impérieuse et morne.
La matinée suivante il se mit encore à espérer la visite de Kupfer ; il fut même sur le point de lui écrire. Du reste, il ne travailla pas, il ne fit que se promener de long en large dans sa chambre. Il continuait à ne pas vouloir admettre la pensée qu’il irait à ce sot rendez-vous… et, vers trois heures et demie, après un dîner hâtivement avalé, il jeta un manteau sur ses épaules, enfonça son bonnet sur sa tête, et, évitant d’être vu par sa tante, bondit dans la rue et se dirigea vers le boulevard Tverskoï.
VII
Aratof y trouva peu de monde. Le temps était gris et assez froid. Il tâchait de ne pas réfléchir à ce qu’il faisait ; il s’efforçait de diriger son attention sur tous les objets qu’il rencontrait et de se persuader que lui aussi était venu là pour se promener comme les autres. La lettre de la veille se trouvait dans sa poche de côté et il la sentait constamment là. Aratof parcourut deux ou trois fois le boulevard en examinant attentivement toute figure féminine qui s’approchait de lui, et son cœur battait… battait… Sentant de la fatigue, il s’assit sur un banc.
Tout à coup, il lui vint dans la tête : « Et si cette lettre était écrite, non par elle, mais par une autre ? » Cela aurait dû lui être parfaitement égal ; pourtant il dut s’avouer à lui-même qu’il ne le désirait pas.
Ce serait trop bête, pensa-t-il, encore plus bête que… l’autre chose. Une inquiétude nerveuse commença à s’emparer de lui ; il eut froid, non dehors, mais dedans. De temps en temps, il tirait sa montre, regardait le cadran, la replaçait dans son gilet, et chaque fois il oubliait combien de minutes restaient avant cinq heures. Il lui semblait que tous les passants le regardaient d’une certaine façon, avec un étonnement railleur, avec curiosité. Un vilain petit chien s’approcha, lui flaira les bottes et se mit à frétiller de la queue. Il le chassa d’un geste colère. Ce qui l’ennuyait le plus, c’était un jeune garçon de fabrique, en longue veste déguenillée, qui s’était installé sur un banc de l’autre côté du boulevard, et tantôt sifflotant, tantôt se grattant, et dandinant ses pieds recouverts d’énormes bottes trouées, ne cessait de lui jeter des regards. Voilà, pensait Aratof ; son patron l’attend à coup sûr et le paresseux reste là à flâner.
Mais, dans ce moment même, Aratof crut sentir que quelqu’un s’était approché…, puis s’était arrêté derrière lui, — il lui vint comme un souffle chaud. — Il se retourna vivement : c’était elle.
Il la reconnut sur-le-champ, bien qu’un épais voile bleu recouvrît son visage. Il sauta aussitôt de son banc, mais resta immobile… et ne put prononcer une parole. Elle se taisait aussi. Il éprouvait un grand trouble, mais son trouble à elle n’était pas moindre. Même à travers son voile, Aratof ne put ne pas remarquer qu’elle était pâle comme une morte. Ce fut cependant elle qui parla la première.
— Merci, commença-t-elle d’une voix entrecoupée, je n’espérais pas… Elle se détourna légèrement et se mit à marcher le long du boulevard.
Aratof la suivit.
— Vous m’avez probablement blâmée, continua-t-elle, sans tourner la tête de son côté. En effet, mon action est très étrange, mais… j’ai entendu tant parler de vous… mais non, ce n’est pas pour cette raison… si vous saviez… j’aurais voulu vous dire tant de choses… Mais, mon Dieu, comment le faire ? comment le faire ?
Aratof marchait à côté d’elle, deux pas en arrière ; il ne pouvait voir son visage, il ne voyait que son chapeau, une partie de son voile et sa longue mantille noire, déjà un peu usée. Tout son dépit, et contre elle et contre lui-même, lui revint subitement. Tout le ridicule, toute la bêtise de cette entrevue, de ces explications entre deux personnes complètement inconnues l’une à l’autre, sur la voie publique, lui sautèrent aux yeux.
— Je me suis rendu à votre invitation, commença-t-il à son tour ; je me suis présenté, madame (les épaules de la jeune fille eurent un léger tressaillement ; elle prit un petit chemin de traverse, il la suivit), dans le seul but d’éclaircir à la suite de quel étrange malentendu vous avez bien voulu vous adresser à moi, à un homme qui vous est étranger et qui n’a deviné… comme vous vous êtes exprimé dans votre lettre… qui n’a deviné que c’était vous qui lui aviez écrit, que par la seule raison que, pendant cette matinée littéraire, vous avez daigné lui témoigner une attention par trop évidente.
Aratof s’arrêta, attendant une réponse ; mais elle resta muette.
Tout ce petit discours fut prononcé par Aratof de cette voix sonore, mais pas très assurée, qu’ont les jeunes gens aux examens lorsqu’ils répondent sur un sujet auquel ils se sont bien préparés. Il se fâchait, il était en colère, et cette colère même avait délié sa langue qui, d’ordinaire, n’avait pas cette facilité d’élocution.
Elle continuait à marcher dans le petit chemin, d’un pas ralenti. Aratof marchait derrière elle et ne voyait toujours que cette vieille mantille et ce chapeau qui n’était pas bien frais non plus.
Son amour-propre souffrait à l’idée qu’elle avait dû penser : Je n’ai eu qu’à faire signe, et il est accouru.
— Je suis tout prêt à vous entendre, reprit-il ; je serai même très enchanté de pouvoir vous être utile en quoi que ce soit. Et pourtant, je l’avoue, je ne puis que m’étonner… avec ma vie solitaire…
Mais, à ces dernières paroles, Clara se retourna vers lui brusquement, — et il aperçut un visage si épouvanté, si profondément triste, avec de si grosses et claires larmes dans les yeux, avec une expression si amère autour de la bouche entr’ouverte, — et ce visage était tellement beau, que la parole expira sur ses lèvres, et qu’il ressentit lui-même comme une sorte d’effroi, d’attendrissement et de pitié.
— Ah ! pourquoi… pourquoi… dire cela ? dit-elle avec un accent irrésistible de sincérité vraie ; et comme sa voix était poignante ! Est-il possible que mon appel vous ait offensé ?… que vous n’ayez rien compris ? Oh ! non, vous n’avez rien compris. Vous n’avez pas compris ce que je vous disais. Dieu sait ce que vous avez pensé de moi ! Vous n’avez pas même pensé à ce qu’il m’en avait coûté de vous écrire ; vous n’avez eu souci que de votre personne, de votre dignité… ! Mais, mon Dieu, est-ce que je voulais ?… (Elle frappa si violemment ses mains qu’elle avait portées à ses lèvres, qu’on entendit ses doigts craquer.) Comme si j’avais montré quelque exigence, comme si toutes ces explications étaient nécessaires… « Madame, je ne puis que m’étonner… je serai très enchanté de vous être bon à quelque chose… » Ah ! je suis une insensée ; je me suis trompée sur vous ; votre visage m’a trompé… Quand je vous ai vu pour la première fois… Tenez, vous voilà là… et pas une parole… pas une seule parole ?
Elle se tut brusquement ; son visage devint tout à coup rouge et prit subitement une expression méchante et insolente.
— Mon Dieu, que c’est bête ! s’écria-t-elle avec un rire strident. Que cette entrevue est bête ! comme je suis bête, moi ! et vous aussi… ! fi !
Elle fit un geste méprisant de la main, comme si elle le chassait de son chemin, et, passant devant lui, elle s’éloigna en courant et disparut.
Ce geste, ce rire insultant et cette dernière exclamation rendirent Aratof à sa première disposition d’esprit et étouffèrent aussitôt dans son âme le sentiment qui s’y était éveillé au moment où Clara, les yeux en larmes, s’était tournée vers lui ; la colère le reprit et il fut sur le point de crier à la jeune fille qui fuyait :
— Vous pouvez devenir une bonne actrice ! Mais pourquoi essayer vos effets sur moi ?
Il retourna à grands pas à la maison et, bien qu’il continuât à sentir du dépit et à s’indigner tout le long du chemin, à travers tous ces sentiments mauvais et hostiles, perçait involontairement le souvenir de ce merveilleux visage qu’il n’avait fait qu’entrevoir un instant. Il se posa même cette question : Pourquoi ne lui ai-je pas répondu quand elle me suppliait de lui dire un seul mot ? elle ne m’en a pas donné le temps… et quel mot aurais-je bien pu prononcer ?
Mais il secoua aussitôt la tête et répéta avec dérision : Comédienne !
Et en même temps l’amour-propre du jeune homme nerveux et inexpérimenté, cet amour-propre, offensé d’abord, se sentait maintenant comme flatté à cette idée : voilà pourtant quelle passion il avait inspirée !
Mais aussi, se dit-il dans le même instant, tout ceci est naturellement fini ; j’ai dû lui sembler parfaitement ridicule. — Cette pensée lui était désagréable… Et il se dépitait de nouveau et contre elle et contre lui-même.
Revenu à la maison, il s’enferma dans son cabinet. Il ne voulait pas voir Platocha. La bonne vieille s’approcha deux ou trois fois de la porte, appliqua l’oreille à la serrure, soupira, murmura sa prière.
— Ça a commencé, pensait-elle ; et il n’a que vingt-cinq ans. C’est trop tôt ! oh ! c’est trop tôt.
VIII
Toute la journée suivante Aratof fut de mauvaise humeur. « Qu’est-ce, Yacha ? lui demandait Platonida ; tu as aujourd’hui l’air tout détraqué. » Dans le langage particulier de la petite vieille, cette expression rendait assez exactement l’état moral d’Aratof. Il ne pouvait pas travailler, il ne savait pas lui-même ce qu’il désirait. Tantôt il se mettait à attendre Kupfer (il soupçonnait que c’était de Kupfer que Clara avait eu son adresse, et quel autre aurait pu tant parler de lui ?), et tantôt il se demandait si vraiment ces relations devaient se terminer ainsi. Parfois il s’imaginait qu’elle lui écrirait… ou bien ne serait-ce pas à lui d’écrire une lettre dans laquelle il lui expliquerait tout ? car il ne désirait pourtant pas lui laisser une impression défavorable… Mais, expliquer quoi ? Tantôt il tâchait d’exciter en lui-même une sorte de dégoût pour elle, pour son indiscrétion, pour sa hardiesse ; puis, de nouveau, se représentait à lui ce visage indiciblement touchant, et cette voix d’un accent irrésistible ; puis il se rappelait son chant, sa manière de lire, et il ne savait plus s’il avait eu raison dans son jugement sévère… En un mot, c’était un homme détraqué. Enfin tout cela finit par l’ennuyer et il se décida, comme on dit, à se faire une raison et à biffer toute cette histoire qui le dérangeait de ses occupations et troublait son repos. Mais ce ne fut pas chose facile. Une semaine se passa avant qu’il pût rentrer dans son ornière habituelle. Heureusement, Kupfer ne paraissait plus du tout ; on eût dit qu’il avait quitté Moscou.
Peu de temps avant cette histoire, Aratof avait commencé à s’occuper de peinture au point de vue de la photographie ; il s’y remit avec un redoublement de zèle.
Ainsi, insensiblement, avec quelques légères rechutes, comme disent les docteurs (Aratof, par exemple, fut un jour sur le point de rendre visite à la princesse), ainsi se passèrent deux, trois mois, et Aratof redevint l’Aratof d’autrefois. Seulement, là, en dessous, sous la surface de sa vie, quelque chose de lourd, de sombre, l’accompagnait secrètement partout et toujours. Ainsi un grand poisson, saisi par l’hameçon, mais qui n’est pas encore arraché de l’eau, suit en nageant au fond de la rivière le bateau sur lequel se tient le pêcheur, sa forte ligne à la main.
Mais voici qu’un jour, parcourant un numéro de la Gazette de Moscou, Aratof tomba sur la correspondance suivante :
« C’est avec un profond chagrin, écrivait un littérateur du cru (de la ville de Kazan), que nous insérons dans notre chronique théâtrale la nouvelle de la fin subite de notre remarquable actrice, Clara Militch, qui avait su, dans le temps relativement court de son engagement, devenir la favorite de notre public, si connaisseur et si difficile. Notre chagrin est d’autant plus profond, que c’est Mlle Militch elle-même qui, volontairement, a mis fin à sa vie, si jeune et si pleine d’espérance, par le moyen du poison. Et cet empoisonnement est d’autant plus horrible, que l’artiste a bu le breuvage fatal sur le théâtre même. On eut beaucoup de peine à la ramener chez elle, où, au regret général, elle expira. Le bruit court qu’un amour malheureux aurait été la cause de cette action funeste. »
Aratof déposa doucement le numéro du journal sur la table. À le voir, il était resté calme ; mais quelque chose comme un choc heurta tout à coup violemment dans sa poitrine, dans sa tête, puis glissa lentement le long de tous ses membres. Il se leva, resta quelque temps immobile, se rassit, relut la correspondance, se releva, se coucha sur son lit, et, les mains croisées derrière la tête, comme un homme envahi par le brouillard, regarda longuement la muraille. Peu à peu cette muraille s’effaça, disparut, et il aperçut devant lui, et le boulevard sous un ciel gris, et elle dans sa mantille noire, puis elle encore sur l’estrade, puis lui-même à côté d’elle. Ce même choc, qui l’avait si violemment frappé à la poitrine au premier moment se mit à remonter… à remonter lentement vers la gorge. Il voulut s’éclaircir le gosier, il voulut appeler ; mais sa voix le trahit, et, à son propre étonnement, des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Qu’est-ce qui avait excité ces larmes ? La pitié ou le remords ? ou simplement les nerfs qui n’avaient pu résister à un coup subit ? Car elle n’était rien pour lui, n’est-ce pas ?
Une pensée soudaine lui traversa la tête : Mais peut-être n’est-ce pas vrai ? Il faut s’informer. Mais auprès de qui ? De la princesse ? Non, auprès de Kupfer, de Kupfer… Mais on dit qu’il n’est pas à Moscou. C’est égal, c’est par lui qu’il faut commencer. Aratof s’habilla rapidement, prit un isvostchik et partit au galop.
IX
Il n’espérait pas le trouver à la maison, et cependant il le trouva. Kupfer avait, en effet, quitté Moscou pour quelque temps ; mais il était de retour depuis une semaine et se proposait d’aller voir Aratof. Il le reçut avec sa bonne humeur habituelle et déjà allait lui raconter quelque chose, lorsque Aratof l’interrompit avec impatience :
— Tu as lu ? C’est vrai ?
— Quoi ? C’est vrai ? répondit Kupfer étonné.
— Au sujet de Clara Militch.
Le visage de Kupfer exprima la pitié.
— Oui, oui, frère, c’est vrai, elle s’est empoisonnée ! Quel malheur !
Aratof se tut un instant :
— Tu l’as lu aussi dans un journal, ou bien peut-être es-tu allé toi-même à Kazan ?
— Je suis allé à Kazan, en effet ; la princesse et moi l’y avons accompagnée. Elle y a débuté avec grand succès. Seulement, je ne suis pas resté là jusqu’à la catastrophe ; je me trouvais à Jaroslaf.
— À Jaroslaf ?
— Oui, j’y avais accompagné la princesse ; c’est là qu’elle s’est établie à présent.
— Mais as-tu des nouvelles certaines ?
— Les plus certaines, de première main. À Kazan, j’ai fait la connaissance de toute sa famille. Mais… attends un peu, frère, il me semble que cette nouvelle t’agite singulièrement, et pourtant, autant qu’il me souvienne, Clara ne t’avait pas plu. Tu avais tort ; c’était une jeune fille extraordinaire, mais une tête… Oh ! une tête ! Sa mort m’a causé beaucoup de chagrin.
Aratof se laissa tomber sur une chaise, et, après un moment de silence, pria Kupfer de lui raconter…
Il hésita.
— Quoi donc ? demanda Kupfer.
— Mais… tout, répartit lentement Aratof, sur sa famille… sur elle… tout ce que tu sais.
— Cela t’intéresse donc bien ?
Et Kupfer, d’après le visage duquel on n’aurait pas dit qu’il eût tant de chagrin, commença son récit.
Le véritable nom de Clara Militch était Catherine Milovidof. Son père, mort depuis quelque temps, avait été maître de dessin au Gymnase de Kazan. Il peignait de méchants portraits et des images d’église, et passait pour un ivrogne et pour un tyran domestique. Il avait laissé après lui : 1o une veuve, de la caste des marchands, une femme sotte, absolument sotte, sortie tout droit des comédies d’Ostrofski ; et 2o une fille beaucoup plus âgée que Clara et qui ne lui ressemblait guère, une personne très intelligente, mais exaltée, maladive, une personne très remarquable, mon ami, et développée, très développée ! Elles vivaient toutes deux, mère et fille, convenablement, dans une assez gentille maisonnette, achetée du produit de ces méchants portraits et de ces images de pacotille. Quant à Clara, ou Katia, si tu veux, elle avait frappé tout le monde par ses aptitudes dès son enfance. Mais son caractère était capricieux, insoumis ; elle ne faisait que se chamailler avec son père. Ayant une passion innée pour le théâtre, elle s’était enfuie, à seize ans, de la maison paternelle, avec une actrice…
— Avec un acteur ? interrompit Aratof.
— Non, pas avec un acteur, mais avec une actrice, à laquelle elle s’était attachée… Il est vrai que cette actrice avait un protecteur, un seigneur riche, assez vieux, qui ne l’avait pas épousée par la seule raison qu’il était déjà marié. Du reste, l’actrice, de son côté, paraît-il, était aussi mariée. Avant son arrivée à Moscou, Clara avait déjà joué et chanté dans les théâtres de province ; puis, ayant perdu son amie l’actrice (le protecteur était mort ou s’était réconcilié avec sa femme, Kupfer ne savait pas au juste), Clara avait fait la connaissance de la princesse, cette femme d’or, ajouta le narrateur non sans conviction, que toi, Jacques Andreïtch, tu n’as pas su apprécier à sa juste valeur ! Enfin, Clara reçut des propositions de Kazan et les accepta, bien qu’elle eût souvent assuré qu’elle ne quitterait pas Moscou. Aussi, comme les Kazaniens s’étaient mis à l’aimer ! C’était étonnant ! À chaque représentation, des bouquets et un cadeau, des bouquets et un cadeau ! Un marchand de grains, le premier gros bonnet de la province, lui avait même fait hommage d’un encrier en or.
Kupfer avait raconté tout cela avec une grande animation, mais sans la moindre trace de sentimentalité, n’interrompant son discours que par des exclamations : « Tu veux savoir encore cela ? Pourquoi faire ? » quand Aratof, qui l’écoutait avec une attention dévorante, exigeait de lui des détails toujours plus précis. Enfin tout fut dit, et Kupfer se tut, s’étant récompensé de sa peine par un cigare.
— Mais pourquoi donc s’est-elle empoisonnée ? demanda Aratof. Il est dit dans le journal…
Kupfer éleva les deux mains en l’air.
— Ah ! cela, je ne puis le dire, je ne sais pas. Mais le journal radote. La conduite de Clara était exemplaire. Des amourettes ! avec sa fierté ! Car elle était fière comme Satan en personne ! et inabordable ! Je te l’ai dit, une tête ! Dure comme de la pierre ! Le croirais-tu ? Je l’ai pourtant connue bien intimement, et pourtant je n’ai jamais vu de larmes dans ses yeux.
— Et moi, j’en ai vu, pensa Aratof.
— Je dois pourtant dire, continua Kupfer, que, dans les derniers temps, j’avais remarqué en elle un grand changement. Elle était devenue morose, silencieuse ; on ne pouvait lui arracher une parole. Je lui ai demandé plusieurs fois : « Quelqu’un ne vous aurait-il pas offensée, Catherine Séménovna ? », car je connaissais bien son caractère. Elle ne pouvait pas supporter une offense. Elle se taisait, et basta ! Même les succès au théâtre ne lui faisaient pas grand plaisir. Les bouquets tombaient de toutes parts et elle ne souriait seulement pas. C’est à peine si elle a jeté un regard sur l’encrier du marchand de grains. Elle se plaignait beaucoup de ce que personne ne lui écrivît un vrai rôle, tel qu’elle le comprenait. Quant au chant, elle l’avait complètement abandonné. Pardonne-moi, frère, mais je lui ai répété ce que tu avais dit de son manque d’école… Avec tout cela, pourquoi elle s’est empoisonnée, c’est inconcevable ! Et de quelle façon, encore !
— Dans quel rôle… a-t-elle eu le plus de succès ?
Aratof avait voulu demander dans quel rôle elle avait paru pour la dernière fois, mais Dieu sait pourquoi il demanda autre chose.
— Dans la Grounia d’Ostrofski ; mais, je te le répète, d’amourettes, point. Juges-en toi-même : elle vivait dans la maison de sa mère. Tu sais, il y a de ces maisons de marchands : dans chaque coin un tas d’images et une lampe ; une chaleur étouffante, ça sent l’aigre ; dans le salon, rien que des chaises le long des quatre murs, des pots de géranium aux fenêtres, et dès qu’un visiteur arrive, la maîtresse de la maison se met à pousser des « Ah ! ah ! mon Dieu ! » comme si un ennemi s’approchait. Où veux-tu qu’il y ait-là des « faire la cour » et des amours ? Même moi, on ne me laissait pas toujours entrer. Leur servante, grosse paysanne en sarafane de toile de Koumatch, aux mamelles pendantes, se place en travers de vous, les jambes écartées, et vous rugit : « Où vas-tu ? » Non, décidément, je ne puis comprendre pourquoi elle s’est empoisonnée ! Elle en aura eu assez de la vie, conclut philosophiquement Kupfer.
Aratof se tenait assis, la tête penchée.
— Peux-tu me donner l’adresse de cette maison à Kazan ? dit-il enfin.
— Je le puis, mais qu’en veux-tu faire ? Voudrais-tu y envoyer une lettre ?
— Peut-être.
— C’est ton affaire ; seulement la vieille ne te répondra pas, car elle ne sait pas l’orthographe. La sœur, peut-être. Elle est bien intelligente, la sœur ; mais je dois te dire que tu m’étonnes. Quelle indifférence auparavant, et maintenant quel intérêt ! Tout ça, mon cher, vient de la solitude où tu vis.
Aratof ne répondit rien à cette observation et s’en alla, muni de l’adresse demandée.
Quand il s’était rendu chez Kupfer, son visage exprimait l’agitation, l’étonnement, l’attente. Maintenant, il allait d’un pas égal, les yeux baissés, le chapeau enfoncé sur le front. Plus d’un passant le suivit d’un regard interrogateur, mais il ne faisait pas attention aux passants ; ce n’était pas comme cette autre fois sur le boulevard.
« Malheureuse Clara, Clara l’insensée ! » Ce refrain résonnait en son âme.
X
Et pourtant, le lendemain, Aratof fut tranquille et reprit ses occupations. Il ne pouvait s’empêcher de penser à ce que Kupfer lui avait dit la veille, mais ses réflexions étaient assez paisibles. Il lui semblait que cette étrange jeune fille l’intéressait au point de vue psychologique, comme une énigme dont il valait la peine de chercher le mot. Elle s’est enfuie avec cette actrice entretenue ; elle s’est mise sous la protection de cette princesse, chez laquelle elle a demeuré ; et pas d’intrigue amoureuse ? Invraisemblable ! Kupfer parle de sa fierté ; mais nous savons, — Aratof aurait dû dire : « Nous avons lu dans des livres », — que la fierté peut très bien faire bon ménage avec une conduite légère ; et, en second lieu, comment, elle si fière, a-t-elle donné un rendez-vous à un homme qui aurait pu lui témoigner du dédain, et qui lui en a témoigné ? Mais, ici, Aratof se demanda : Lui avait-il, en effet, témoigné du dédain ? Non, c’était un sentiment de surprise, d’incrédulité peut-être… « Malheureuse Clara ! » retentit en lui de nouveau. Oui, malheureuse, dit-il enfin, c’est le mot qui s’applique le mieux à elle. Et si c’est ainsi, j’ai été injuste. Elle avait raison de dire que je ne l’avais pas comprise ! C’est dommage ! Une nature bien remarquable peut-être a passé si près de moi, et je n’en ai pas profité, je l’ai repoussée… Eh bien, après tout ! J’ai toute la vie devant moi, je ferai bien d’autres rencontres encore ! Mais pourquoi est-ce précisément moi qu’elle a choisi ?
Il jeta un regard dans le miroir devant lequel il passait.
— Qu’y a-t-il donc de si particulier en moi ? Je ne suis pas déjà si beau ! un visage comme tous les autres. Du reste, elle n’est pas belle non plus… Elle n’est pas belle… mais quel visage expressif ! immobile, mais expressif. Je n’en ai pas encore rencontré de semblable… et elle a aussi du talent, c’est-à-dire elle avait du talent, indubitablement. Un talent sauvage, non développé, mais rude, mais véritable. Et là aussi, j’ai été injuste envers elle.
Aratof se transporta par la pensée à la matinée musicale, et remarqua qu’il se rappelait très distinctement chaque parole parlée ou chantée par elle, chaque intonation. Cela n’aurait pas eu lieu si elle n’avait pas eu de talent.
— Et maintenant, tout cela est dans la tombe où elle s’est précipitée elle-même. Mais il n’y a pas de ma faute. Non, il serait ridicule de penser qu’il y a de ma faute. En supposant même qu’il y ait eu quelque chose de ma part, ma conduite pendant l’entrevue a dû la désillusionner complètement. C’est aussi pour cela qu’elle a eu ce rire cruel en me quittant. Et puis, quelles preuves y a-t-il qu’elle se soit empoisonnée par amour ? Il n’y a que les correspondants de journaux qui attribuent de pareilles morts à un amour malheureux. Aux personnes du caractère de Clara, la vie devient facilement un ennui, un fardeau. Oui, décidément, Kupfer a raison : elle en avait assez de la vie…
Malgré ses succès ? ses ovations ? Aratof se mit à rêver. Cette analyse à laquelle il se livrait lui était en quelque sorte agréable. Étranger jusqu’alors à tout contact avec les femmes, il ne soupçonnait pas lui-même combien cette persistance à déchiffrer une âme féminine était significative pour lui.
— S’il en est ainsi, continua-t-il, l’art ne la contentait donc pas, ne remplissait pas le vide de sa vie ? Les véritables artistes n’existent que pour leur art ; tout le reste pâlit devant ce qu’ils reconnaissent être leur vocation… Ce n’était qu’une dilettante !
Mais ici Aratof s’arrêta de nouveau. Non, le nom de dilettante n’allait pas à ce visage, à l’expression de ces yeux.
Et devant lui surgit encore l’image de Clara, avec son regard noyé de larmes et fixé sur lui, avec ses mains pressées l’une contre l’autre et soulevées jusqu’à ses lèvres.
— Ah ! assez, assez ! se dit-il, comme brisé de fatigue, à quoi bon tout cela ?
Ainsi se passa la journée. Pendant le dîner, Aratof causa longtemps avec Platocha, la questionna sur le temps d’autrefois, dont elle ne se souvenait guère et qu’elle racontait mal, n’étant pas de langue facile et n’ayant de sa vie fait attention qu’à son Yacha, qu’elle était heureuse de voir ce jour-là si gentil et si bon. Il finit même par jouer aux cartes avec elle.
Ainsi se passa la journée. Mais la nuit !…
XI
Elle avait bien commencé. Aratof s’était bientôt endormi, et, quand la tante entra sur la pointe des pieds dans sa chambre pour faire trois fois le signe de la croix au-dessus de sa tête, ce qu’elle ne manquait pas de faire chaque nuit, il était tranquillement étendu et respirait comme un enfant. Mais, vers le matin, il eut un rêve.
Il lui sembla qu’il marchait dans une steppe vide parsemée de grosses pierres, sous un ciel bas. Un sentier serpentait à travers les pierres. Il le suivit. Tout à coup, devant lui, s’élève comme un léger nuage… il regarde… Ce nuage devient une femme, vêtue de blanc, avec une étroite ceinture en or autour de la taille. Elle s’éloigne de lui en toute hâte… Il ne pouvait voir ni son visage ni ses cheveux… un long voile les couvrait… il voulait à toute force la rattraper et la regarder dans les yeux… mais il avait beau se hâter, elle marchait plus vite que lui.
Sur le sentier se trouvait une large pierre plate, semblable à une dalle de tombeau ; cette pierre barrait le chemin à la femme, elle s’arrêta. Aratof s’approcha en courant… elle se retourna vers lui, mais il ne vit pas davantage ses yeux, ils étaient fermés. Son visage était blanc, blanc comme la neige. Ses bras pendaient immobiles, elle ressemblait à une statue.
Lentement, sans plier un seul membre, elle se renversa en arrière et s’étendit sur la dalle… Et, sans savoir comment, Aratof se trouve étendu auprès d’elle, tout son corps raide et droit, comme une figure de tombeau, et ses mains croisées comme celles d’un mort.
Mais ici la femme se souleva tout à coup et s’éloigna. Aratof veut aussi se soulever, mais il ne peut ni décroiser ses bras ni bouger… Il la suit du regard avec désespoir… Alors la femme se retourna soudain et il aperçut des yeux vivants et clairs, sur un visage vivant aussi, mais inconnu. Elle rit, elle l’appelle de la main, mais il ne peut toujours pas bouger !
Elle rit de nouveau et s’éloigne en balançant gaiement la tête, sur laquelle a tout à coup surgi une couronne de petites roses rouges.
Aratof essaie de crier, de secouer cet horrible cauchemar… Tout devient sombre, et la femme reparaît auprès de lui… Mais ce n’est plus la statue, c’est Clara. Elle se tient devant lui, les bras croisés, et le regarde avec une attention sévère. Ses lèvres sont serrées, mais il semble à Aratof qu’il entend les mots suivants :
Si tu veux savoir qui je suis, va là-bas !…
— Où cela ? demanda-t-il.
— Là bas !… répond une voix gémissante, là-bas !…
Aratof se réveilla en sursaut.
Se dressant dans son lit, il alluma la bougie sur la table, mais ne se leva point, et resta longtemps assis, tout refroidi, regardant lentement à l’entour. Il lui sembla que, depuis qu’il était couché, il lui était arrivé quelque chose… que ce quelque chose s’était emparé de lui, l’avait envahi pleinement. Mais est-ce que ce serait possible ? murmurait-il avec une sorte d’égarement. Un pareil pouvoir peut-il exister ?
Il ne put rester dans son lit. Il s’habilla lentement et, jusqu’au matin, marcha dans sa chambre ; et, chose étrange, il ne pensait pas un instant à Clara ; il ne pensait pas à elle, parce qu’il s’était décidé à partir dès le lendemain pour Kazan.
Il ne songeait qu’à ce voyage, à la façon de le faire, à ce qu’il fallait prendre ; il se disait qu’une fois là il tirerait tout au clair et alors se tranquilliserait.
Si je n’y vais pas, pensait-il, je suis capable de devenir fou ! Il avait peur à cette pensée, il craignait ses propres nerfs. Il était persuadé que, dès qu’il aurait vu lui-même les choses de ses propres yeux, toute cette diablerie s’évanouirait comme son cauchemar de la nuit. Ce voyage ne prendra pas plus d’une semaine, et qu’est-ce qu’une semaine ?… Autrement je n’en serai jamais délivré !
Le soleil levant éclaira sa chambre, mais la lumière du jour ne chassa pas les ombres nocturnes qui s’étaient étendues sur lui, et sa décision resta inébranlable.
Platocha manqua avoir un coup de sang quand Aratof la lui communiqua. Ses jambes défaillirent au point qu’elle dut s’accroupir par terre.
— Comment, à Kazan ? pourquoi à Kazan ? murmurait-elle en écarquillant tout grands ses pauvres yeux myopes. Elle n’aurait pas été plus stupéfaite si elle avait appris que son Yacha allait épouser la boulangère du coin, ou qu’il partait pour l’Amérique. — Et pour longtemps, à Kazan ?
— Je serai de retour dans une semaine, répondit Aratof en se détournant à demi de sa tante, toujours accroupie par terre.
Platocha allait répliquer, mais il l’arrêta avec une violence inattendue.
— Je ne suis pas un enfant, cria-t-il, tout pâle, les lèvres tremblantes et un éclair de colère dans les yeux. J’ai vingt-cinq ans passé, je sais ce que je fais, et je suis libre de faire ce que je veux. Je ne permettrai à personne… Donnez-moi de l’argent pour le voyage, préparez-moi ma malle avec du linge et des habits, et ne me tourmentez plus. Je reviendrai dans une semaine, Platocha, ajouta-t-il d’une voix plus douce.
Platocha se releva en geignant et, sans répliquer, se traîna dans sa chambre. Yacha l’avait effrayée.
— Ce n’est pas une tête que j’ai sur les épaules, disait-elle à la cuisinière qui l’aidait à emballer les effets de Yacha ; ce n’est pas une tête, c’est une ruche, et quelles sont les abeilles qui y bourdonnent, je n’en sais rien. Il va à Kazan, ma mère, il va à Kazan !
La cuisinière, qui avait vu la veille leur dvornik avoir une longue conversation avec un homme de police, eut un instant l’idée de faire part à sa maîtresse de cette circonstance, mais elle se mordit la langue et se contenta de penser : À Kazan ? pourvu que ce ne soit pas beaucoup plus loin !
Quant à Platocha, elle était tellement bouleversée qu’elle ne prononçait même plus sa prière habituelle ; dans une pareille calamité, Dieu lui-même ne pouvait pas lui venir en aide !
Le jour même, Aratof partit pour Kazan.
XII
Arrivé dans cette ville, il prit à peine le temps de retenir une chambre dans une auberge, et courut à la recherche de la maison de la veuve Milovidof. Pendant tout le voyage, il s’était trouvé dans une sorte de torpeur qui ne l’empêchait pourtant pas de s’occuper du nécessaire, de se transporter du chemin de fer au bateau à vapeur, de dîner aux stations. Il continuait à être persuadé que, là, tout s’éclaircirait, et, chassant loin de lui tout souvenir et toutes considérations, il se contentait de préparer dans sa tête le speech par lequel il exposerait à la famille de Clara Militch le motif de son voyage. Le voilà enfin arrivé devant la porte ; il se fait annoncer. On le laisse entrer, avec étonnement, mais on le laisse entrer.
La maison de la veuve Milovidof était en effet telle que Kupfer l’avait décrite, et la veuve elle-même semblait être une des marchandes des comédies d’Ostrofski, tout en étant femme d’employé. Son mari avait eu le grade d’assesseur de collège. Non sans quelque hésitation, Aratof, après s’être préalablement excusé de sa hardiesse et de l’étrangeté de sa visite, prononça le speech qu’il avait préparé : comme quoi il avait l’intention de rassembler tous les renseignements nécessaires sur la jeune artiste prématurément enlevée au monde. Il ajouta que ce n’était pas une vaine curiosité qui l’amenait, mais bien une profonde sympathie pour un talent dont il avait été l’admirateur (il se servit vraiment du mot : admirateur) ; et qu’enfin c’eût été un péché de laisser le public dans l’ignorance de ce qu’il avait perdu, et pourquoi ses espérances avaient été frustrées ! Mme Milovidof n’interrompit pas Aratof, elle ne comprenait pas trop bien ce que lui disait ce visiteur inconnu. Elle se contentait de l’examiner curieusement de la tête aux pieds, tout en trouvant qu’il avait l’air modeste, qu’il était habillé convenablement et que, pour sûr, ce n’était ni un vagabond, ni un demandeur d’argent.
— Tout ça, c’est à propos de Katia ? dit-elle, quand Aratof se tut.
— Oui, madame, de votre fille.
— Et vous êtes venu pour cela de Moscou ?
— De Moscou.
— Seulement pour cela ?
— Mais oui.
Mme Milovidof se redressa tout à coup.
— Vous êtes un auteur ? Vous écrivez dans les journaux ?
— Non, je ne suis pas un auteur, et jusqu’à présent je n’ai pas écrit dans les journaux.
La veuve baissa la tête, elle ne savait trop que penser.
— Ainsi donc, de votre propre gré ? demanda-t-elle brusquement.
Aratof ne trouva pas sur-le-champ que répondre.
— Par sympathie, par respect pour le talent, dit-il enfin.
Le mot de « respect » plut à Mme Milovidof.
— Enfin, dit-elle avec un soupir, quoique je sois sa mère, et que cela m’ait fait bien du chagrin… un pareil malheur ! tout à coup !… Mais je dois dire qu’elle a toujours été une écervelée, et qu’elle a fini comme une écervelée. Quelle honte, jugez vous-même, pour une mère !… Il faut encore dire merci de ce qu’on l’ait enterrée chrétiennement !
Mme Milovidof fit le signe de la croix.
— Dès son enfance, elle ne se soumettait à personne. Elle a abandonné la maison paternelle, et enfin, c’est facile à dire, elle s’est faite actrice. Naturellement je ne lui ai pas refusé ma maison : car je l’aimais après tout, j’étais sa mère. Elle ne pouvait pas cependant vivre chez des étrangers et mendier son pain !
Ici la veuve versa quelques larmes.
— Et si, monsieur, reprit-elle, en s’essuyant les yeux avec un des bouts de son fichu, si en effet vous avez une telle intention,… si vous ne machinez pas quelque chose de déshonorant pour nous, mais si, au contraire, vous voulez nous témoigner de l’affection, dans ce cas, causez un peu avec mon autre fille ; elle vous racontera tout mieux que moi.
— Annouchka, cria Mme Milovidof, Annouchka, viens ici ; il y a ici un monsieur de Moscou qui désire causer à propos de Katia.
On entendit un léger bruit dans la chambre voisine, mais personne ne parut.
— Annouchka, cria de nouveau la veuve, Anna Séméonovna, viens donc ici, puisqu’on t’appelle.
La porte s’ouvrit lentement, et sur le seuil parut une personne, pas très jeune, à l’air maladif, pas jolie, avec des yeux très doux, bons et tristes. Aratof se leva, alla à sa rencontre et se présenta en se recommandant de son ami Kupfer.
— Ah ! Féodor Féodoritch ? dit la jeune fille à voix basse, et elle prit sans bruit une chaise.
— Eh bien, voilà : cause avec le monsieur, dit Mme Milovidof en se soulevant lourdement de sa place. Il s’est donné beaucoup de peine, il est venu de Moscou tout exprès, et désire avoir des renseignements sur Katia. Quant à moi, monsieur, ajouta-t-elle en se tournant vers Aratof, vous m’excuserez, je m’en vais : affaires de ménage. Avec Annouchka vous pourrez très bien vous expliquer ; elle vous parlera et du théâtre et de toutes ces sortes de choses. Elle a de l’esprit, ma fille, elle est bien éduquée. Elle parle français, elle lit des livres, tout comme feu sa sœur. On peut dire qu’elle l’a élevée… vous savez, étant beaucoup plus âgée qu’elle, c’était une occupation.
Mme Milovidof s’éloigna. Resté seul avec Anna, Aratof répéta son petit discours. Mais, ayant compris du premier regard qu’il avait affaire à une personne bien élevée, il s’étendit un peu, employa d’autres expressions, et à la fin se sentit ému, rougit, et son cœur battit plus fort. Anna l’écoutait en silence, les mains posées l’une sur l’autre. Un sourire mélancolique ne quittait pas son visage. Une douleur amère, et non encore épuisée, se lisait dans ce sourire même.
— Vous avez connu ma sœur ? demanda-t-elle à Aratof.
— Non, à vrai dire, je ne l’ai pas connue. Je ne l’ai vue et entendue qu’une seule fois… mais il suffisait de la voir et de l’entendre une seule fois…
— Vous voulez écrire sa biographie ? interrompit Anna.
Aratof ne s’attendait pas à cette parole ; mais il répondit immédiatement :
— Pourquoi pas ? Il faudrait surtout faire connaître au public…
Anna l’arrêta du geste.
— Oh ! non, non ! le public ne lui a fait que trop de chagrin ; et puis, Katia commençait à peine à vivre. Mais si vous-même…
Anna regarda Aratof et sourit de nouveau du même sourire triste, mais un peu plus bienveillant cette fois. Elle semblait se dire : « Oui, tu m’inspires de la confiance. »
— Si vous vous intéressez tant à elle, permettez-moi de vous prier de venir ce soir après dîner. Je ne puis pas, comme cela, tout à coup… Je rassemblerai mes forces, j’essaierai… Ah ! je l’ai trop aimée !
Anna se détourna, elle était prête à sangloter. Aratof se leva rapidement de sa chaise, remercia, dit qu’il viendrait certainement, pour sûr, et partit en emportant dans son âme l’impression d’une voix douce et d’yeux sympathiques et tristes, et dévoré par l’anxiété de l’attente.
XIII
Le même jour, Aratof retourna chez les Milovidof, et il eut une conversation de près de trois heures avec Anna. Mme Milovidof avait l’habitude de se coucher aussitôt après le dîner, à deux heures, et reposait jusqu’au thé du soir, à sept heures. La conversation qu’Aratof eut avec la sœur de Clara ne fut pas une conversation proprement dite, car elle parla presque seule, avec embarras d’abord, puis avec une animation toujours croissante, un entrain… On voyait qu’elle adorait sa sœur. La confiance qu’Aratof lui inspirait ne faisait que s’accroître. Sa présence ne la gênait plus ; elle pleura même en silence devant lui. Il lui semblait digne de recevoir toutes ses confidences. Dans sa vie sourde et silencieuse, elle n’avait jamais rencontré rien de semblable… Et lui, il buvait chacune de ses paroles.
Voici ce qu’il apprit :
Dans son enfance, Clara avait été indubitablement une enfant peu agréable ; et devenue jeune fille, elle ne s’était guère adoucie. Volontaire, irascible, pleine d’amour-propre, elle était toujours en guerre, avec son père surtout, qu’elle méprisait et pour son ivrognerie et pour son incapacité. Il le sentait bien ; aussi ne le lui pardonna-t-il jamais. Ses dispositions musicales se montrèrent de bonne heure, mais son père ne fit rien pour les développer. En fait d’art il ne reconnaissait que la peinture, dans laquelle il était si peu de chose, mais qui les nourrissait, lui et sa famille. Clara aimait sa mère négligemment, comme on aime une vieille bonne. Elle adorait sa sœur, quoiqu’elle se battît avec elle et qu’elle la mordît souvent. Il est vrai qu’ensuite elle se mettait à genoux devant elle, et baisait les endroits mordus. Elle était tout feu, toute passion, toute contradiction ; vindicative et bonne, généreuse et rancunière. Elle croyait à la destinée et ne croyait pas en Dieu. (Anna prononça ces derniers mots avec terreur.) Elle aimait le beau, mais n’avait aucun souci de sa propre beauté, et s’habillait n’importe comment. Elle ne pouvait souffrir que les jeunes gens lui fissent la cour, et, dans les livres, ne lisait que les pages où il était question d’amour. Elle ne voulait pas plaire, n’aimait pas les caresses, et pourtant n’oubliait jamais celles qu’elle avait reçues, pas plus que les offenses. Elle avait peur de la mort, et elle finit par se tuer elle-même. Elle disait quelquefois : « Je ne rencontrerai jamais un homme tel que je le veux ; et d’autres, je n’en veux pas. — Et si pourtant tu le rencontres ? demandait Anna. — Si je le rencontre, je le prends. — Et s’il ne se donne pas ? — Alors, j’en finirai avec moi-même, cela voudrait dire que je ne vaux rien. » Le père de Clara demandait quelquefois à sa femme : « De qui as-tu eu ce démon-là ? Pas de moi, certes. » Le père de Clara, voulant se débarrasser d’elle, l’avait fiancée à un jeune marchand très riche, mais fort benêt, quoique « civilisé ». Quinze jours avant le mariage, — Clara n’avait que seize ans, — elle s’approcha de son fiancé, les bras croisés en tambourinant des doigts sur ses coudes, — c’était son geste favori. Tout à coup, pan ! elle appliqua sa grande belle main sur la joue rose et rebondie du benêt. Il sauta sur ses pieds et ne put qu’ouvrir la bouche… Il faut vous dire qu’il était éperdument amoureux d’elle ! « Pourquoi ? » demanda-t-il. Elle se mit à rire et sortit de la chambre. « Je me trouvais là, ajouta la sœur, j’avais été témoin de la chose. Je courus après elle : « Katia, au nom du ciel, qu’as-tu fait ? » Et elle de répondre : « Si c’était un vrai homme, il m’aurait battue ; mais ce n’est qu’une poule mouillée. Et il demande encore pourquoi ! Si tu aimes et si tu ne veux pas te venger, alors souffre en silence et ne demande pas pourquoi. Jamais il n’aura rien de moi, jamais au grand jamais. » Naturellement, elle ne l’épousa point. Du reste, bientôt après, elle fit la connaissance de cette actrice et quitta notre maison. Ma mère pleura un peu ; mais le père se contenta de dire : « Chèvre rebelle, hors du troupeau. » Et il ne fit aucune démarche pour la retrouver. Mon père ne comprenait pas Clara. La veille de sa fuite, continua Anna, elle manqua m’étouffer dans ses embrassements. Elle répétait toujours : « Je ne puis pas, je ne puis pas autrement ; mon cœur se brise, mais je ne puis pas. La cage est trop petite pour mes ailes… Et puis, on ne peut pas éviter sa destinée. » Après cela, nous nous vîmes rarement. Quand le père mourut, elle vint pour deux jours, ne voulut rien de la succession, — elle était si désintéressée ! — et disparut de nouveau. Le séjour d’ici lui pesait, je le voyais bien. Elle ne nous revint que s’étant déjà faite actrice.
Aratof se mit à questionner Anna sur le théâtre, sur les rôles dans lesquels Clara avait paru, sur ses succès. Anna répondait en détail, et toujours avec la même tristesse, avec la même animation. Elle montra à Aratof une carte photographique qui représentait Clara dans un de ses costumes. Sur cette carte, elle regardait de côté comme si elle se fût détournée des spectateurs. Enroulée d’un large ruban, sa lourde tresse tombait comme un serpent sur son bras nu. Aratof considéra longtemps la photographie, la trouva ressemblante, demanda si Clara n’avait pas pris part à quelque lecture publique. Il apprit que non, qu’elle avait besoin de l’excitation de la scène… Mais une autre question lui brûlait les lèvres.
— Anna Séméonovna, s’écria-t-il enfin d’une voix peu élevée mais d’une singulière intensité d’expression, dites-moi, je vous en supplie, pourquoi s’est-elle décidée à cette terrible action ?
Anna baissa les yeux.
— Je ne sais pas, dit-elle enfin… Devant Dieu, je ne le sais pas, continua-t-elle avec véhémence, s’étant aperçue qu’Aratof avait écarté les deux mains en signe d’incrédulité.
— Dès son arrivée ici, elle était rêveuse, sombre. Quelque chose lui sera arrivé à Moscou que je ne puis deviner. Mais, au contraire, le jour fatal, elle était, sinon plus gaie, du moins plus calme que d’ordinaire. Moi-même je n’avais aucun pressentiment, ajouta Anna avec un amer sourire, comme si elle se le fût reproché.
— Voyez-vous, reprit-elle, on dirait qu’il était écrit que Katia serait malheureuse. Elle en était persuadée dès son enfance. Parfois elle appuyait sa tête sur sa main, le regard perdu devant elle, et disait : « Je ne vivrai pas longtemps ! » Elle avait des pressentiments. Imaginez-vous qu’elle voyait d’avance, quelquefois en rêve, quelquefois éveillée, ce qui devait lui arriver. « Vivre comme on veut, ou pas du tout ! » c’était aussi son mot. « Après tout, notre vie est en notre pouvoir ! » Et elle l’a prouvé.
Anna se couvrit les yeux avec les mains et se tut.
— Anna Séméonovna, fit Aratof après un court silence, vous avez peut-être su à quoi les journaux ont attribué…
— À un amour malheureux ? interrompit Anna en ôtant brusquement les mains de son visage. C’est une calomnie, une calomnie, un mensonge ! Ma pure, mon inabordable Katia !… Et un amour malheureux, repoussé, et je ne l’aurais pas su ! Et qui aurait-elle aimé ici ?… Qui donc, parmi tous ces gens, était digne d’elle ?… Qui s’était élevé jusqu’à cet idéal d’honnêteté, de sincérité, de pureté surtout ?… cet idéal qui, malgré tous ses défauts à elle, lui était toujours présent !… La repousser, elle… !
Ici, la voix d’Anna se brisa, ses doigts tremblèrent, elle devint toute rouge, rouge d’indignation, et, dans ce moment, pour un seul moment, elle ressembla tout à coup à sa sœur.
Aratof allait s’excuser…
— Écoutez, interrompit Anna, je veux absolument que vous, vous-même, ne croyiez pas à cette calomnie et que vous m’aidiez à la dissiper. Voilà… — vous voulez écrire je ne sais quoi, un article sur elle, — voilà une occasion de défendre sa mémoire. C’est pourquoi je vous parle si franchement. Écoutez, Katia a laissé un journal.
— Un journal ? murmura Aratof.
— Oui, un journal, c’est-à-dire en tout quelques pages. Katia n’aimait pas à écrire ; elle n’inscrivait rien pendant des mois entiers. Ses lettres aussi étaient toujours fort courtes ; mais elle était toujours, toujours sincère, elle ne mentait jamais… Mentir avec son amour-propre !… Je vais vous montrer ce journal, vous verrez vous-même s’il s’y trouve la moindre allusion à je ne sais quel amour malheureux.
Anna prit précipitamment du tiroir de la table un mince cahier d’une dizaine de pages au plus, et le tendit à Aratof. Celui-ci le saisit avec avidité, reconnut immédiatement la grande écriture irrégulière de la lettre anonyme, ouvrit le cahier au hasard, et ses yeux tombèrent sur les lignes suivantes :
« Moscou. Mardi. Juin. — Lu et chanté à une matinée littéraire. C’est un jour significatif pour moi ; il doit décider de mon sort. (Ces mots étaient deux fois soulignés.) J’y ai revu… (Il y avait plusieurs lignes soigneusement effacées, et plus loin :) Non, non, non !… Il faut reprendre son collier… Si pourtant c’était possible !…
Aratof laissa tomber la main qui tenait le cahier, et sa tête se pencha lentement sur sa poitrine.
— Mais lisez donc ! s’écria Anna ; pourquoi ne lisez-vous pas ? Reprenez du commencement, vous n’en avez que pour quelques minutes, quoique ce journal renferme près de deux années. À Kazan, elle n’y a plus rien écrit.
Aratof se leva de sa chaise — et tomba lourdement à genoux devant Anna.
Celle-ci resta comme pétrifiée de surprise et d’effroi.
— Donnez, donnez-moi ce journal, dit Aratof d’une voix entrecoupée, en tendant ses deux mains vers Anna. Donnez-le-moi, et la photographie aussi ; vous en avez certainement une autre… Je vous rendrai le journal…, mais il me le faut…, il me le faut !
Dans sa supplication, dans le bouleversement de ses traits, il y avait quelque chose de si désespéré, que cela ressemblait presque à de la colère, à de la souffrance. Il souffrait, en effet ; on aurait dit qu’il n’avait jamais pu prévoir ce qui lui arrivait, et c’est avec une sorte de fureur qu’il suppliait de l’épargner, de le sauver.
— Donnez, répétait-il.
— Mais… vous avez donc été amoureux de ma sœur ? dit enfin Anna.
Aratof continuait à rester à genoux.
— Je ne l’ai vue que deux fois, croyez-moi, et si je n’y étais poussé par des causes que je ne puis ni comprendre ni expliquer…, si je ne sentais pas peser sur moi un pouvoir plus fort que moi-même, je ne me serais pas mis à vous prier…, je ne serais pas venu ici. Il me faut ce cahier… N’avez-vous pas dit vous-même qu’il était de mon devoir de réhabiliter sa mémoire ?
— Et vous n’avez pas été amoureux de ma sœur ? demanda derechef Anna.
Aratof ne répondit pas sur-le-champ et détourna la tête comme pour éviter un coup.
— Eh bien, oui, oui, je l’ai été, et je le suis encore maintenant, s’écria-t-il, avec un vrai désespoir cette fois.
Des pas se firent entendre dans la chambre voisine.
— Levez-vous, levez-vous, se hâta de dire Anna, voilà maman.
Aratof se releva.
— Et prenez, prenez le journal, et la photographie aussi. Pauvre, pauvre Katia ! Mais vous me rendrez mon journal ? et si vous écrivez quelque chose, vous me l’enverrez immédiatement, entendez-vous ?
L’apparition de Mme Milovidof délivra Aratof de la nécessité de répondre ; il eut cependant le temps de murmurer :
— Vous êtes un ange ; merci, je vous enverrai tout ce que j’écrirai.
Mme Milovidof, tout endormie encore, ne se douta de rien.
Dès le jour suivant, Aratof partit de Kazan, emportant la photographie dans sa poche. Quant au journal, il l’avait rendu à Anna, mais après en avoir arraché le feuillet sur lequel se trouvaient les mots soulignés.
Pendant le voyage de retour, la même torpeur le reprit, quoiqu’il se réjouît intérieurement d’avoir pourtant atteint son but ; il repoussait obstinément toutes les idées sur Clara. Il pensait beaucoup à sa sœur, à Anna. Voilà, se disait-il, un être excellent ! Quel cœur aimant, quelle absence d’égoïsme et quelle finesse de compréhension ! Et dire que chez nous, en province et dans un pareil milieu, fleurissent de semblables natures ! Elle est maladive, pas jolie, pas très jeune, mais quelle excellente compagne elle serait pour un brave homme ! Voilà de qui on devrait devenir amoureux !
Aratof pensait ainsi, mais, une fois arrivé à Moscou, les choses prirent une autre tournure.
XIV
Platonida se réjouit extrêmement du retour de son neveu. Que ne s’était-elle pas imaginé pendant son absence ! « Tout au moins en Sibérie ! se disait-elle, blottie dans un coin de sa chambrette, et tout au moins pour un an ! » De plus, la cuisinière l’effrayait en lui communiquant les nouvelles les plus certaines sur la disparition, tantôt d’un jeune homme, tantôt d’un autre du voisinage. La complète innocuité politique de Yacha ne rassurait aucunement la bonne vieille, parce que : « Que peut-on savoir ?… Il s’occupe de photographie ?… Cela suffit pour qu’on le saisisse ! » Et voilà que son Yacha est revenu sain et sauf ! Elle remarqua, à la vérité, qu’il avait un peu maigri et que son bon petit visage était un peu tiré… ; mais c’était bien naturel, personne pour le soigner !… Pourtant elle n’osa pas le questionner sur son voyage. Elle demanda, pendant le dîner :
— Kazan, c’est une belle ville ?
— Très belle, répondit Aratof.
— Il n’y a là que des Tartares, n’est-ce pas ?
— Pas que des Tartares.
— Et tu n’as pas rapporté une de leurs belles robes de chambre ?
— Non, je n’en ai pas rapporté.
Et la conversation se termina là.
Mais dès qu’Aratof se trouva seul dans son cabinet, il sentit immédiatement comme si quelque chose l’enveloppait de toutes parts, comme s’il se trouvait sous le pouvoir d’un autre être. Quoiqu’il eût dit à Anna, dans son élan d’exaspération subite, qu’il était amoureux de Clara, ce mot lui semblait maintenant à lui-même privé de sens, tout à fait absurde.
Non, il n’était pas amoureux… Et comment être amoureux d’une morte, qui même ne lui avait pas plu pendant sa vie, et qu’il avait presque oubliée ? Non, mais il était en son pouvoir ; il ne s’appartenait plus, il était pris… pris, au point qu’il ne pouvait plus se délivrer, ni en se moquant de sa propre absurdité, ni d’aucune autre façon. Il se rappelle les paroles de Clara, que Anna lui avait répétées : « Si je le rencontre, je le prends… » Et le voilà pris. Mais puisqu’elle est morte !… Oui, son corps… et l’âme ?… Est-ce qu’elle n’est pas immortelle ? Est-ce qu’il lui faut des organes terrestres pour manifester sa puissance ? Voilà ! Le magnétisme nous montre l’influence d’une âme humaine vivante sur une autre âme humaine vivante… Et pourquoi cette influence ne continuerait-elle pas après la mort, puisque l’âme reste vivante ? Mais dans quel but ? Qu’est-ce qui peut en résulter ?… Mais est-ce que nous comprenons en général le but de tout ce qui se passe autour de nous ?… Ces pensées occupaient Aratof à un tel point que, tout en prenant le thé, il demanda soudain à Platocha si elle croyait à l’immortalité de l’âme.
Celle-ci ne comprit pas d’abord ce qu’on lui demandait, puis elle se signa et dit :
— Par exemple ! qu’est-ce qui serait immortel, si ce n’est une âme ?
— Et s’il en est ainsi, demanda Aratof, peut-elle agir après la mort ?
La bonne femme répondit que oui, c’est-à-dire qu’elle pouvait prier pour nous, et encore seulement après avoir passé les « sept épreuves » dans l’attente du jugement dernier ; les premiers quarante jours, elle ne fait que voltiger autour de l’endroit où la mort l’a surprise.
— Les premiers quarante jours seulement ?
— Oui, et ensuite commencent les épreuves.
Aratof admira la précision des informations de sa tante et rentra dans sa chambre. Aussitôt il ressentit la même chose, le même pouvoir qui le dominait. Ce pouvoir se montrait, entre autres, en ce que l’image de Clara se présentait perpétuellement devant lui, jusque dans les plus petits détails, jusqu’en des détails qu’il ne se souvenait pas d’avoir remarqués quand il l’avait vue. Maintenant il voyait, oui, il voyait… ses doigts, ses ongles, les poils follets s’allongeant de ses tempes sur ses joues, un petit signe sous l’œil gauche ; il voyait les mouvements de ses lèvres, de ses narines, de ses sourcils, et quelle espèce de démarche elle avait, et comment elle tenait sa tête un peu penchée du côté droit… il voyait tout ! Non qu’il admirât tout cela, mais il était impossible de ne pas y penser, impossible de ne pas le voir. Il ne la vit pourtant pas en rêve la première nuit après son retour ; il dormit d’un sommeil de plomb. Mais aussi, dès qu’il fut réveillé, elle entra dans la chambre et s’y installa en maîtresse du lieu. On eût dit que, par sa mort volontaire, elle avait acheté ce droit, sans demander aucune permission. Il prit la carte photographique de Clara, se mit à la reproduire, à l’agrandir, puis en fit une carte à stéréoscope. Il ne put s’empêcher de frissonner lorsqu’il aperçut à travers le verre la figure de la jeune fille ayant pris le relief d’un corps ; mais cette figure était grise, comme couverte de poussière, et ses yeux restaient toujours détournés. Il se mit à les regarder fixement, longtemps, comme s’il espérait que… Voilà, voilà, ils vont se tourner vers lui… mais les yeux restaient immobiles, et toute la figure prenait un aspect de poupée. Aratof se jeta dans un fauteuil, prit le feuillet arraché du journal et pensa :
— On dit que les amoureux baisent les lignes tracées par une main aimée ; je n’ai nulle envie de le faire ; l’écriture ne me semble pas jolie, mais ces lignes soulignées renferment mon arrêt.
La promesse faite à Anna d’écrire un article lui revint à la mémoire. Il se mit à la besogne ; mais tout ce qui sortait de sa plume était si froid, si forcé, si faux surtout ! on eût dit qu’il n’avait aucune foi ni dans ce qu’il écrivait ni dans ses propres sentiments. Clara elle-même lui semblait incompréhensible : décidément, elle se refusait à lui. Il jeta la plume en se disant que, ou bien il n’avait pas de talent d’écrivain, ou bien il fallait encore attendre. Il pensa à sa visite chez les Milovidof, à cette excellente Anna, et ce mot « intacte » qu’elle avait appliqué à Clara lui revint à l’esprit ; ce mot sembla le brûler et l’éclairer tout à la fois.
— Oui, dit-il, intacte, vierge comme je suis vierge moi-même ; voilà ce qui lui donne ce pouvoir.
Les pensées sur l’immortalité de l’âme, sur la vie au delà de la tombe, s’éveillèrent de nouveau dans son esprit. N’est-il pas dit dans la Bible : « Mort, où est ton aiguillon ? » et Schiller n’a-t-il pas écrit : « Les morts aussi vivront ». Et dans Mickiewiecz : « Je t’aimerai jusqu’à la fin des siècles et après la fin des siècles. » Et un écrivain anglais n’a-t-il pas dit : « L’amour est plus fort que la mort » ? Le mot de la Bible le frappa surtout ; il voulut découvrir l’endroit où se trouve cette parole, mais il n’avait pas de Bible ; il alla en demander une à Platocha. Celle-ci fut étonnée ; elle lui remit pourtant un vieux livre, dans une reliure en cuir tout racorni, avec des agrafes en cuivre et tout parsemé de vieilles gouttes de cire. Il l’emporta dans sa chambre, et pendant longtemps ne put trouver le texte qu’il cherchait. Mais il en trouva un autre dans l’évangile de saint Jean (ch. xv, v. 13) : « Personne n’a une plus grande charité que celui qui donne sa vie pour ses amis. »
Et il pensa : le mot n’est pas exact, il aurait fallu dire : « Personne n’a une plus grande puissance… »
— Mais si ce n’était pas pour moi qu’elle a donné sa vie ? et si elle n’en a fini avec la vie que parce qu’elle en avait assez ?
Mais ici, il se rappela de nouveau la scène de l’entrevue, ce visage, ces larmes, il entendit de nouveau ces paroles : « Vous ne m’avez pas comprise ! »
Non, il ne pouvait pas douter de la raison pour laquelle elle s’était sacrifiée.
Ainsi se passa toute la journée jusqu’à la nuit.
XV
Aratof se coucha de bonne heure, quoique sans grande envie de dormir. La tension de ses nerfs lui causait une lassitude plus pénible que la fatigue purement physique du voyage. Il éteignit la lumière. Une obscurité profonde se fit dans la chambre. Il restait couché, les yeux fermés, sans pouvoir dormir. Tout à coup il lui sembla qu’on lui murmurait à l’oreille :
— C’est le bruit du sang, ce sont les battements du cœur, pensa-t-il.
Mais voici que le murmure devient des mots… Quelqu’un parle en russe, avec hâte, avec l’accent d’une plainte, mais de façon inintelligible.
Aratof ne peut saisir aucune parole distincte, mais… c’est la voix de Clara.
Aratof ouvrit les yeux, se souleva, s’accouda ; la voix devint plus faible, mais elle continuait sa plainte hâtive et confuse… et c’était indubitablement la voix de Clara.
De légers arpèges parcoururent rapidement les touches du pianino… puis la voix reprit, plus forte maintenant ;… des sons répétés suivirent, toujours plus distincts, puis enfin se détachèrent des paroles :
— Des roses ! des roses ! des roses !
— Des roses ! murmura Aratof. Ah ! oui, les roses que j’ai vues sur la tête de la femme du rêve.
— Des roses ! entendit-il de nouveau.
— Est-ce toi ? demanda Aratof, toujours à voix basse.
La voix se tut.
Aratof attendit quelque temps, puis laissa retomber sa tête sur l’oreiller. Une hallucination de l’ouïe, pensa-t-il. Mais si… si pourtant elle était ici, tout près de moi ?… Si je la voyais, m’effraierais-je ou me réjouirais-je ? Mais pourquoi m’effrayer, pourquoi me réjouir ? Serait-ce parce que j’y verrais une preuve qu’il y a un autre monde, que l’âme est immortelle ? Mais si même je voyais quelque chose, cela pourrait être tout aussi bien une hallucination de la vue…
Il alluma pourtant la lumière, parcourut d’un rapide regard, non sans quelque terreur, toute la chambre. Il n’y trouva rien d’extraordinaire. Il se leva, s’approcha du stéréoscope… Toujours cette poupée grise avec ses yeux détournés. Un sentiment de dépit remplaça celui de terreur chez Aratof. Il avait l’air d’être trompé dans son attente, et cette attente même lui parut ridicule.
— C’est absurde, à la fin ! murmura-t-il en se recouchant et en soufflant la bougie.
De nouveau l’obscurité profonde. Aratof était cette fois bien décidé à s’endormir… Mais une nouvelle impression surgit. Il lui sembla que quelqu’un se tenait au milieu de la chambre et respirait faiblement et longuement… Il se retourna brusquement, ouvrit les yeux… Mais que pouvait-on distinguer dans ces ténèbres ?… Il se mit à chercher à tâtons une allumette… et tout à coup il lui sembla qu’un grand coup de vent, silencieux et mou, avait traversé toute la chambre, l’avait traversé lui-même et les mots : « C’est moi ! » retentirent distinctement. « C’est moi ! c’est moi ! »
Quelques instants se passèrent avant qu’il parvînt à rallumer sa bougie. Il n’y avait personne dans la chambre, et il n’entendait plus que le battement précipité de son cœur. Il but une gorgée d’eau et resta immobile, la tête sur la main. Il attendait ; il s’était dit : Je veux attendre ! Ou ce ne sont que des folies, ou elle est ici… Elle ne viendra pas jouer avec moi comme le chat avec la souris. Il attendit longtemps, si longtemps, que la main qui soutenait sa tête en fut tout engourdie. Ses yeux se fermaient ; il les rouvrait de nouveau, ou du moins il lui semblait qu’il les rouvrait… Sa bougie était presque éteinte, la chambre à demi assombrie, et, dans cette demi-obscurité, la porte blanchissait confusément en tache allongée. Voici que cette tache glisse, disparaît, et à sa place, sur le seuil, apparaît une figure féminine. Aratof regarde fixement.
Ah ! c’est Clara, cette fois !
Elle le regarde aussi fixement… elle a sa couronne de roses sur la tête… et elle marche droit à lui… Un grand frisson secoue Aratof… il se soulève… Devant lui se tient sa tante, en camisole blanche, un bonnet de nuit sur la tête et un nœud de ruban couleur de feu sur le bonnet.
— Platocha ! murmura avec difficulté Aratof, c’est vous !
— C’est moi, Yacha, répondit Platonida.
— Pourquoi êtes-vous venue ?
— Mais c’est toi qui m’as réveillée. Tu as commencé par gémir, et puis tout à coup tu as crié : « Sauvez-moi ! Au secours ! »
— J’ai crié, moi ?
— Oui, toi, et encore d’une voix si enrouée « Au secours ! » Je me suis dit : Seigneur, ne serait-il pas malade ? Et je suis venue… Mais tu te portes bien ?
— Parfaitement.
— Alors tu as fait quelque mauvais rêve… Veux-tu que je brûle un peu d’encens ?
Aratof jeta un regard sur sa tante et partit d’un éclat de rire. La figure de la bonne vieille dans ce bonnet de nuit, avec ce nœud bizarre au-dessus de son visage long et effrayé, était d’un effet très comique. Tout ce surnaturel qui entourait Aratof, qui l’étouffait, disparut en un clin d’œil.
— Non, Platocha, ma petite colombe, je n’en ai pas besoin. Pardonnez-moi, je vous prie, de vous avoir effrayée. Dormez tranquillement, je ferai de même.
Platonida resta quelque temps encore, montra du doigt la bougie, grommela :
— Pourquoi ne l’as-tu pas éteinte ? Un malheur est si vite arrivé !
Et, en s’en allant, elle ne put s’empêcher de faire trois signes de croix dans la direction de son neveu.
Aratof s’endormit immédiatement et dormit très bien jusqu’au matin.
Il se leva dans une excellente disposition d’humeur, quoiqu’il lui semblât qu’au fond il regrettait quelque chose. Il se sentait léger et libre. Quelles folies romantiques ! se disait-il à lui-même en souriant. Il ne regarda pas une seule fois ni le stéréoscope ni le feuillet arraché, et, aussitôt après le déjeuner, il alla chez Kupfer. Il ne se rendait pas bien clairement compte de ce qui l’y poussait.
XVI
Aratof trouva son ami à la maison. Il bavarda un peu avec lui, lui fit des reproches de les avoir oubliés, lui et sa tante, écouta quelques nouvelles de la « femme d’or », de la princesse, dont lui, Kupfer, venait de recevoir de Jaroslaf une calotte en drap d’or avec de la broderie en écailles de poisson ; puis, s’asseyant devant lui, il le regarda droit dans les yeux et lui dit qu’il avait été à Kazan.
— Tu as été à Kazan ? Pourquoi faire ?
— Mais… pour rassembler des renseignements sur cette Clara.
— Sur celle qui s’est empoisonnée ?
— Oui.
Kupfer hocha la tête.
— Voyez-vous ce petit innocent du bon Dieu ! il s’est fendu de mille verstes — aller et retour. Eh ! pourquoi faire ? Si au moins il y avait eu là un intérêt féminin ! Oh ! alors, dans ce cas, je comprends toutes les folies !
Ici Kupfer s’ébouriffa les cheveux.
— Mais pour rassembler des matériaux, comme vous dites, vous autres savants, serviteur ! Il existe pour cela des bureaux de statistique. Eh bien ! tu as fait la connaissance de la vieille, de la sœur ? Une admirable jeune fille, n’est-ce pas ?
— Admirable, en effet, dit Aratof. Elle m’a communiqué beaucoup de choses curieuses.
— T’a-t-elle dit comment Clara s’est empoisonnée ?
— Comment ?
— Oui, de quelle façon ?
— Non, elle était encore si affligée, que je n’ai pas trop osé la questionner. Y avait-il quelque chose de particulier ?
— Mais certainement ! Imagine-toi, elle devait jouer ce jour même au théâtre… et elle a joué. Elle avait emporté avec elle un flacon de poison ; elle l’a bu avant le premier acte et elle a joué ainsi tout ce premier acte avec du poison dans le corps. Quelle force de volonté ! Quel caractère ! Et l’on dit que jamais encore elle n’avait rendu son rôle avec autant de chaleur, autant de sentiment. Le public ne soupçonne rien, applaudit, rappelle ; et, dès que le rideau tombe, elle aussi, paff ! sur la scène. Des convulsions, des convulsions ; et, une heure après, plus personne ! Mais est-ce que je ne t’ai pas raconté tout cela ? Ça se trouvait dans les journaux.
Les mains d’Aratof devinrent tout à coup froides, et quelque chose se mit à lui trembler dans la poitrine.
— Non, tu ne me l’as pas raconté, dit-il enfin. Et tu ne sais pas quelle était la pièce ?
Kupfer se mit à rêver.
— On me l’a bien nommée, cette pièce. Il y paraît une jeune fille qu’on a trompée, ou qui s’est trompée… un drame, en tout cas. Clara était née pour les rôles dramatiques. Rien que son extérieur… Mais où vas-tu donc ? s’interrompit Kupfer voyant qu’Aratof prenait son bonnet.
— Je ne me sens pas très bien, répondit Aratof. Adieu, je reviendrai une autre fois.
Kupfer l’arrêta par le bras et l’examina de près.
— Quel homme nerveux tu fais, frère ! Regarde-toi un peu : tu es jaune comme de la terre glaise.
— Je ne suis pas bien, répéta Aratof. Et, se débarrassant de Kupfer, il partit.
Ce n’est que dans cet instant qu’il comprit le motif de sa visite à Kupfer : c’était pour parler encore de Clara, de l’infortunée, de l’insensée Clara.
Pourtant, de retour à la maison, il redevint calme. Les circonstances qui avaient accompagné la mort de Clara avaient commencé par l’ébranler profondément ; mais ensuite, ce jeu au théâtre, avec ce poison dans le corps, selon l’expression de Kupfer, lui sembla une pose monstrueuse, une bravade. Il tâcha même de ne plus y penser, craignant d’exciter en lui-même un sentiment pareil au dégoût. Pendant le dîner avec Platocha, il se souvint de l’apparition nocturne de sa tante, de cette camisole écourtée, de ce bonnet de nuit avec son ruban couleur de feu, de toute cette figure comique à la vue de laquelle, comme au coup de sifflet du machiniste dans une féerie, toutes ses visions s’étaient écroulées en poussière… Il fit même répéter à sa tante comment son cri l’avait effrayée, comment elle avait bondi hors de son lit, comment, pendant quelque temps, elle n’avait pu trouver ni sa porte ni celle d’Aratof, etc… Le soir, il joua avec elle aux cartes, et rentra dans sa chambre, un peu plus triste, mais aussi calme qu’auparavant.
Aratof ne pensait pas à la nuit qui approchait ; il était sûr qu’il la passerait on ne peut mieux. La pensée de Clara lui revenait bien par moments, mais il la chassait aussitôt ; il la chassait dès qu’il se rappelait la façon tapageuse dont elle s’était donné la mort. Cette laideur faisait du tort aux autres souvenirs qu’elle avait laissés. Ayant jeté en passant un regard sur le stéréoscope, il lui sembla même que, si elle détournait les yeux, c’était par honte.
Le portrait de la mère d’Aratof était accroché juste au-dessus du stéréoscope. Il le descendit de son clou, l’examina longuement, l’embrassa et l’enferma soigneusement dans un tiroir de sa table. Pourquoi ?… Est-ce parce que ce portrait ne devait pas se trouver dans le voisinage de l’autre ?… Ou pour quelle raison ? Il n’aurait pu le dire ; mais le portrait de sa mère réveilla en lui le souvenir de son père, qu’il avait vu mourant dans cette même chambre, dans ce même lit. « Et toi, père, que penses-tu de tout ceci ? demanda-t-il. Tu dois tout comprendre ; toi-même tu as cru à ce monde des esprits, si prompt à s’ingérer dans les choses humaines… Donne-moi un conseil. »
— Il m’aurait donné le conseil de jeter de côté toutes ces folies, ajouta-t-il à haute voix, et il prit un livre. Mais il ne put lire longtemps ; et, sentant une sorte d’appesantissement dans tout son être, il se coucha plus tôt que d’habitude, bien persuadé qu’il allait s’endormir sur-le-champ. Ce qui arriva ; mais son attente d’une nuit tranquille ne se réalisa pourtant point.
XVIII
Minuit n’avait pas fini de sonner, qu’il eut un rêve étrange et menaçant.
Il se voit dans une belle maison de campagne, dont il est le propriétaire. Depuis peu il a acheté cette maison et le domaine environnant ; il est riche ; et pourtant il se dit toujours : « C’est très bien, mais cela finira mal ! » Autour de lui frétille un petit homme, son intendant, qui ne cesse de rire, de saluer, et qui veut lui montrer comme tout dans la maison et dans le domaine est en bon ordre. « Daignez venir, venez, répète-t-il en faisant un hihi entre chaque mot. Voyez comme tout est admirable chez vous. Voyez ces chevaux, quelles superbes bêtes ! » Et Aratof voit une rangée d’énormes chevaux dans des stalles ; leurs crinières, leurs queues, sont magnifiques ; mais dès qu’Aratof passe devant eux, toutes les têtes se tournent à la fois de son côté et lui montrent de longues dents ricanantes. « C’est bien, pensa Aratof, mais le mal va venir. »
— Daignez passer dans le jardin, répète l’obséquieux intendant. Voyez quelles belles pommes vous avez !
En effet, les pommes sont très belles, rondes et rouges… mais dès qu’Aratof les regarde, elles se flétrissent… et tombent… — Le mal va venir, pense Aratof.
— Et voici le lac, continue l’intendant. Voici le lac ; regardez comme il est bleu et uni… et voici un petit bateau en or. Désirez-vous faire une promenade ? Entrez dedans, il nagera de lui-même.
— Je n’y entrerai pas, pense Aratof. Le mal va venir ! — Et pourtant il entre, il s’assied… Au fond du bateau se tient accroupi un petit être, semblable à un singe, il tient dans sa petite main un flacon avec une liqueur brune. « Ne vous inquiétez nullement, lui crie du rivage l’intendant ; ce n’est rien, ce n’est que la mort. Bon voyage ! » Le bateau part comme une flèche… et voilà que tout à coup fond un tourbillon, non comme celui de la veille, silencieux et mou, mais noir, hurlant, terrible. Tout se confond à l’entour et, au milieu de ce vertige de ténèbres, il voit Clara, en costume de théâtre, qui approche de ses propres lèvres un flacon de poison… Des bravos lointains éclatent et une voix brutale crie à l’oreille d’Aratof : « Ah ! tu as cru que tout finirait en comédie ?… Non, c’est une tragédie… une tragédie ! »
Tout éperdu, Aratof se réveille… Il ne fait pas sombre dans la chambre… une faible lueur glisse on ne sait d’où et éclaire tous les objets, triste et immobile… Aratof ne se rend pas compte d’où vient cette lumière, il ne sent qu’une chose : Clara est ici, dans cette chambre, il en a la conscience absolue… Il est de nouveau et pour toujours en son pouvoir… et de ses lèvres s’arrache le cri :
— Clara, tu es ici ?
Dans la lueur immobile de la chambre s’entend distinctement le mot : Oui !
Aratof répète d’un souffle éteint la question…
— Oui !
— Alors je veux te voir ! s’écrie Aratof. Et il saute hors de son lit.
Il resta quelque temps à la même place, les pieds nus sur le plancher froid. Ses regards erraient.
— Où donc ?… où ? murmuraient ses lèvres tremblantes. Rien à voir, rien à entendre ! Il regarda avec attention tout à l’entour, et vit que la faible lumière qui remplissait la chambre venait d’une veilleuse entourée d’une feuille de papier, posée dans un coin. C’est probablement Platocha qui l’a mise là. Il sentit même une odeur d’encens… encore la tante ! Il s’habilla à la hâte, car il ne pouvait penser à rester au lit, puis il s’arrêta au milieu de la chambre, croisa les bras. La sensation de la présence de Clara était en lui plus forte que jamais, et il se mit à parler d’une voix basse, mais avec une lenteur solennelle, ainsi que l’on prononce les conjurations :
— Clara, ainsi commença-t-il, si tu es réellement ici, si tu me vois, si tu m’entends, apparais ! Si ce pouvoir que je sens sur moi est ton pouvoir, apparais ! Si tu comprends combien est amer en moi le remords de ne t’avoir pas comprise, de t’avoir repoussée, apparais ! Si ce que je viens d’entendre est en effet ta voix, si ce sentiment qui s’est emparé de moi est l’amour, si tu sais maintenant que je t’aime, moi, qui jusqu’à présent n’ai aimé ni connu aucune femme, moi, vierge comme toi ; si tu sais que même après ta mort je me suis mis à t’aimer passionnément, éperdument ; si tu ne veux pas que je devienne fou, apparais, apparais, Clara !
Aratof avait à peine eu le temps de prononcer cette dernière parole, qu’il sentit quelqu’un s’approcher rapidement de lui par derrière, comme le jour de l’entrevue, et lui poser la main sur l’épaule… Il se retourna et ne vit personne… mais la certitude de la présence de Clara était devenue si intense, si indubitable, qu’il se retourna de nouveau.
Qu’est-ce ? Dans son fauteuil, à deux pas de lui, se tient assise une femme, tout en noir, la tête détournée et penchée, comme dans le stéréoscope… C’est elle ! c’est Clara ! mais quel visage triste et sévère !
Aratof se mit lentement à genoux… Oui, il avait eu raison l’autre jour… il n’éprouvait ni effroi ni plaisir, pas même de l’étonnement… son cœur même battait moins vite… il n’y avait en lui qu’un seul sentiment : « Ah ! enfin, enfin ! »
— Clara, reprit-il d’une voix faible mais égale, pourquoi ne me regardes-tu pas ? Je sais que c’est toi, et pourtant je puis encore croire que c’est mon imagination qui a créé une image pareille à celle-là (et il désignait de la main le stéréoscope). Prouve-moi que c’est toi, tourne-toi vers moi, regarde-moi, Clara !
La main de Clara se souleva lentement et retomba de nouveau.
— Tes yeux !… tes yeux !… murmura Aratof.
Et la tête de Clara se tourna lentement, ses paupières baissées se soulevèrent et deux prunelles sombres se fixèrent sur Aratof.
Il se rejeta en arrière :
— Ah ! fit-il avec un long frémissement.
Les yeux de Clara restaient fixés sur lui, et ses traits conservaient la même expression grave, rêveuse, presque mécontente. C’est avec cette même expression qu’elle avait paru sur l’estrade le jour de la matinée musicale, avant d’avoir aperçu Aratof. Mais, comme cette fois aussi, elle rougit tout à coup, ses traits s’animèrent, son regard s’alluma et un sourire heureux, un sourire de triomphe éclaira ses lèvres.
— Tu as vaincu et je suis pardonné, cria Aratof. Prends-moi, car tu m’as pris, je suis à toi et tu es mienne !
Elle allait s’élancer vers lui, mais c’est lui qui se précipita sur elle ! Il voulait embrasser ces lèvres qui souriaient, ces lèvres triomphantes… et il les embrassa… il sentit leur attouchement brûlant… il sentit même la fraîcheur humide de ses dents blanches… et un cri déchirant, un cri de volupté mourante retentit dans la chambre subitement obscurcie.
Accourue à ce cri, Platocha le trouva sans connaissance… Il était encore à genoux, sa tête était tombée sur le fauteuil, ses deux bras étendus pendaient inertes. Son visage pâle respirait un bonheur inexprimable.
Platonida tomba à côté de lui, le prit à bras-le-corps, ses pauvres bras faibles essayèrent de le soulever.
— Yacha ! mon petit Yacha ! mon pauvre petit Yachonet ! répétait-elle… Il ne bougeait pas.
Alors Platonida se mit à crier comme une folle ; la servante accourut. À elles deux, elles le soulevèrent tant bien que mal, l’assirent, se mirent à l’asperger d’eau où elles avaient trempé une sainte image.
Il revint à lui ; mais, aux questions de la tante, il ne répondait que par des sourires, avec une expression si béate, qu’elle n’en fut que plus effrayée, et elle se mit à faire des signes de croix, tantôt sur lui, tantôt sur elle-même.
Aratof finit par écarter sa main et, gardant cette même expression sur son visage, prononça :
— Mais qu’avez-vous donc, tante ?
— Toi, qu’as-tu, Yachinka ?
— Moi ? je suis heureux ! heureux, Platocha, voilà ce que j’ai… et maintenant je désire dormir.
Il voulut se lever, mais il éprouvait une si grande faiblesse dans les jambes et dans tout son corps, que sans l’aide de sa tante et de la servante il lui eût été impossible de se déshabiller. Une fois couché, il s’endormit aussitôt. Son visage conservait toujours la même expression, exaltée et bienheureuse, mais ce visage était bien pâle.
XIX
Le lendemain matin, quand Platonida entra dans la chambre, elle le trouva dans la même position. Sa faiblesse n’avait pas diminué, et il préféra rester au lit. La pâleur de son visage déplaisait surtout à Platonida.
— Mon Dieu, Seigneur ! pensa-t-elle, pas une goutte de sang aux joues, et il refuse du bouillon ; le voilà là, couché, il ne fait que sourire et assurer qu’il se porte tout à fait bien ! Mon Dieu, qu’est-ce que cela signifie ?
Aratof refusa également de déjeuner.
— Qu’est-ce, Yacha ? demanda Platonida. As-tu l’intention de rester couché comme ça tout le jour ?
— Pourquoi pas ? répondit Aratof d’un air caressant.
Cet air caressant déplut encore à Platonida. Aratof avait l’air d’un homme qui vient d’apprendre un grand secret, très heureux pour lui et qu’il cache avec un soin jaloux. Il attendait la nuit, non avec impatience, avec curiosité.
— Quoi encore ?… se demandait-il. Qu’est-ce qui peut encore arriver ?
Il avait complètement cessé de s’étonner ; il ne doutait plus qu’il fût entré en communication avec l’âme de Clara. Il doutait aussi peu de leur amour mutuel… Mais quel peut être le résultat d’un pareil amour ? Il se rappelait ce baiser, et une sorte de froid rapide et doux lui parcourait tous les membres.
Roméo et Juliette n’ont pas échangé un plus beau baiser, pensait-il. Mais, une autre fois, je saurai mieux résister. Elle viendra à moi avec une couronne de petites roses sur ses cheveux noirs…
Mais, plus loin, ensuite ?
Nous ne pouvons cependant pas vivre ensemble !… Il faudra donc que je meure pour être avec elle ! N’est-ce pas pour cela qu’elle est venue, et n’est-ce pas ainsi qu’elle veut me prendre ?
Eh bien, quoi ! mourir ? la mort ne m’effraye nullement. Elle ne peut pas me détruire. « Où est, Mort, ton aiguillon ? » Au contraire, ce n’est que comme cela, et là, que je serai heureux, comme je ne l’ai jamais été dans ma vie, comme elle non plus ne l’a jamais été !… Car nous sommes vierges tous les deux !… Oh ! ce baiser !
Il y a des gens, pensait-il encore, qui, s’ils apprenaient tout ceci, me prendraient pour un fou. Si ces gens savaient quelle sérénité règne à présent dans mon esprit !
Et il souriait de nouveau.
Platonida entrait sans cesse dans la chambre d’Aratof, ne le tourmentait pas par des questions, le regardait, murmurait, soupirait, et s’en allait bien vite pour revenir aussitôt. Mais le voilà qui refuse aussi de dîner… Cela devenait grave ! Elle alla chercher le médecin du quartier, en qui on avait confiance par la seule raison qu’il ne buvait pas d’eau-de-vie et qu’il avait épousé une Allemande. Aratof fut étonné lorsqu’elle le lui amena ; mais Platonida se mit à supplier si instamment son Yachinka de permettre à Paramon Paramonitch, — ainsi se nommait le médecin, — de le visiter, ne fût-ce que pour elle, qu’Aratof consentit. Paramon Paramonitch lui tâta le pouls, lui regarda la langue, posa quelques questions, et finit par déclarer qu’il était nécessaire de procéder à une auscultation. Aratof était dans une disposition d’humeur si conciliante, qu’il y consentit également. Paramon Paramonitch lui découvrit avec délicatesse la poitrine, la frappa, y appliqua son oreille, fit deux hum ! hum ! bien sentis, et prescrivit des gouttes et une potion ; il conseilla surtout au malade de rester tranquille et de se garder de toute émotion forte.
« Tu t’y prends trop tard, mon bon, » pensa Aratof.
— Voyons, qu’a Yacha ? demanda Platonida sur le seuil de la porte, en fourrant un assignat de trois roubles dans la main de Paramon Paramonitch.
Le médecin du quartier qui, comme tous nos docteurs d’aujourd’hui, surtout ceux qui portent l’uniforme, aimait à briller par des termes scientifiques, lui déclara que le neveu offrait tous les symptômes dioptriques d’une névrose cardialgique, et que, en outre, il y avait de la fébrilité.
— Parle plus simplement, petit père, dit Platonida avec sévérité. Ne nous effraye pas avec ton latin, tu n’es pas chez un apothicaire.
Le cœur n’est pas en ordre, se hâta d’expliquer le médecin, et il y a aussi un peu de fièvre.
Puis il répéta sa recommandation de modération et de tranquillité.
— Mais il n’y a pas de danger ? demanda avec la même sévérité Platonida. Et ne te refourre pas dans ton latin !
— Jusqu’à présent, il n’y en a pas.
Platonida resta tout interdite. Elle envoya chercher les médicaments, mais, malgré toutes ses prières, Aratof refusa de les prendre. Il refusa même le thé pectoral !
— Pourquoi vous agitez-vous ainsi, ma petite colombe ? lui disait-il. Je vous jure que je suis à présent l’homme le plus heureux et le mieux portant de toute la terre.
Platonida ne faisait que hocher la tête. Vers le soir, il eut un peu de chaleur, mais il exigea qu’elle ne restât pas dans la chambre et qu’elle allât dormir chez elle. Platonida obéit, mais ne se déshabilla ni ne se coucha. Assise dans son fauteuil, elle tendait l’oreille et murmurait ses prières.
Elle allait pourtant s’endormir, quand un cri terrible, un cri déchirant, la réveilla en sursaut. Elle se précipita dans la chambre d’Aratof, et, comme la veille, le trouva par terre, évanoui.
Mais il ne revint pas à lui comme la veille, quoi qu’on fît. Un transport au cerveau se déclara, compliqué d’une inflammation du cœur. Quelques jours plus tard, il était mort.
Une circonstance étrange accompagna ce second évanouissement. Quand on le coucha dans son lit, on trouva dans sa main droite fermée une petite boucle de cheveux noirs de femme. D’où venait cette boucle de cheveux ? Anna Séméonovna avait bien une pareille boucle qui lui était restée de Clara, mais pourquoi aurait-elle donné à Aratof une chose qui lui était si précieuse ? L’avait-elle mise par mégarde dans le journal de sa sœur, et l’y avait-elle oubliée ?
Dans son délire, Aratof se donnait le nom de Roméo après l’empoisonnement ; il parlait de son mariage accompli et réalisé, de la jouissance suprême qu’il connaissait à présent…
Bien affreux fut pour la pauvre Platocha le moment où Aratof, revenu à lui pour un instant et l’ayant aperçue auprès de son lit, lui dit :
— Tante, pourquoi pleures-tu ? De ce que je dois mourir ? Ne sais-tu donc pas que l’amour est plus fort que la mort ? Ce n’est pas pleurer, c’est se réjouir qu’il faut… se réjouir comme je le fais maintenant.
Et, de nouveau, sur le visage du mourant rayonna ce sourire de béatitude qui resserrait si douloureusement le cœur de la pauvre vieille.