Après la lecture d'Indiana

Après la lecture d'Indiana
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 190-193).
APRÈS LA LECTURE D’INDIANA

Le roman d’Indiana venait de paraître, et, en peu de jours, il avait atteint à sa troisième édition, chose rare dans le temps où le format in-18 n’avait point encore mis les nouveautés littéraires à la portée des petites fortunes. Le public des lecteurs, en 1833, était moins nombreux, mais plus attentif et plus exigeant que celui d’aujourd’hui. Lorsqu’on apprit qu’Indiana était l’ouvrage d’une femme, le mérite de ce roman avait été reconnu et apprécié de telle sorte que la curiosité n’eut qu’une faible part dans la grandeur du succès, et le nom de George Sand fut ajouté sans contestation à ce groupe d’écrivains et de poètes qu’on appelait alors la pléiade.

Alfred de Musset lut deux fois le roman d’Indiana à trois ans d’intervalle. La première fois ce fut en juge sévère et en critique, et la seconde dans une disposition d’esprit bien différente, comme on le verra par les souvenirs qu’il a laissés de ces deux lectures. L’occasion s’offrait à lui de faire la connaissance de George Sand lorsqu’il ouvrit ce livre nouveau afin de pouvoir en parler à l’auteur. Assurément, il n’était pas homme à se tromper sur la qualité du style ; mais il y remarqua, dès les premières pages, quelques imperfections, comme des adjectifs trop nombreux et des membres de phrase inutiles. Tout en poursuivant sa lecture, il s’arma d’un crayon, et il effaça dans le premier chapitre les mots et les détails qu’il considérait comme des superfluités. L’extrait suivant que nous donnons de ce curieux travail permettra de juger si les corrections sont bonnes, et si le style gagne à être ainsi châtié. Cette page est la première du livre et l’exposition du roman[1]. « Par une soirée d’automne pluvieuse et fraîche, trois personnes rêveuses étaient gravement occupées, au fond d’un petit castel de la Brie, à regarder brûler les tisons du foyer et cheminer lentement l’aiguille de la pendule. Deux de ces hôtes silencieux semblaient s’abandonner en toute soumission au vague ennui qui pesait sur eux. Mais le troisième donnait des marques de rébellion ouverte ; il s’agitait sur son siège, étouffait à demi haut quelques bâillemens mélancoliques ; il frappait la pincette sur les bûches pétillantes avec l’intention marquée de lutter contre l’ennemi commun.

« Ce personnage, beaucoup plus âgé que les deux autres, était le maître de la maison, le colonel Delmare, vieille bravoure en demi-solde, homme jadis beau, maintenant épais, au front chauve, à la moustache grise, à l’œil terrible ; excellent maître devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens.

« Il quitta enfin sa chaise, évidemment impatienté de ne savoir comment rompre le silence, et se prit (se mit) à marcher pesamment dans toute la longueur du salon… s’arrêtant parfois devant une porte surmontée d’amours nus peints à fresque, qui enchaînaient de fleurs des biches fort bien élevées et des sangliers de bonne volonté ; parfois, devant un panneau surchargé de sculptures maigres et tourmentées, dont l’œil se fût vainement fatigué à suivre les caprices tortueux et les enlacemens sans fin. Mais ces vagues et passagères distractions n’empêchaient pas que le colonel, à chaque tour de promenade, ne jetât un regard lucide et profond sur les deux compagnons de sa veillée silencieuse, reportant de l’un à l’autre cet œil attentif qui couvait depuis trois ans un trésor fragile et précieux, sa femme.

« Car sa femme avait dix-neuf ans, et si vous l’eussiez vue enfoncée sous le manteau de cette vaste cheminée de marbre blanc incrusté de cuivre doré, si vous l’eussiez vue toute fluette, toute pâle, toute (et) triste, le coude appuyé sur la table grimaçante d’un landier de fer poli, elle toute jeune, au milieu de ce vieux ménage, à côte de ce vieux mari, semblable à une fleur née d’hier qu’on fait éclore dans un vase gothique chargé de lourds fleurons de porcelaine, vous eussiez plaint la femme du colonel Delmare, et peut-être le colonel plus encore que sa femme. « 


Cette page suffit pour faire comprendre l’importance qu’Alfred de Musset attachait à la sobriété du style, bien qu’il ne songeât point encore à écrire les Lettres de deux habitans de La Ferté-sous-Jouarre. C’est à d’autres livres que ceux de George Sand qu’on doit cette boutade comique sur l’abus des adjectifs. La seconde fois qu’il lut Indiana, l’auteur avait publié bien d’autres romans, et avec un succès toujours croissant, Mauprat venait de paraître dans la Revue des Deux Mondes. Alfred voulut relire le premier ouvrage de George Sand. Sans prendre garde cette fois aux détails de l’exécution, il fut saisi par l’intérêt du sujet et l’allure passionnée du récit. La scène bizarre qui précède le suicide de Noun lui fit une impression profonde. Il faut se rappeler que Raymon, amoureux d’Indiana, commence par séduire la pauvre Noun, qui se livre à lui avec toute l’ardeur du sang créole.

Un soir que sa maîtresse est absente, Noun, parée des habits d’Indiana, introduit son amant dans la maison et jusque dans la chambre à coucher, où elle lui sert un souper. Ils s’enivrent ensemble, et quand leur raison est troublée, Raymon prodigue à la camériste des caresses qui dans sa pensée s’adressent à sa maîtresse. Le lendemain Noun, éclairée sur les véritables sentimens de Raymon, s’enfuit éperdue de douleur et va se précipiter dans la rivière qui traverse le parc. C’est Indiana elle-même qui découvre la première le cadavre de la jeune créole flottant parmi les herbes de la rive. La hardiesse et l’étrangeté de cet épisode inspirèrent à Alfred de Musset des réflexions auxquelles il éprouva le besoin de donner une forme poétique. Il interrompit sa lecture pour composer les vers suivans, qui sont demeurés inédits jusqu’à ce jour:


George, avant de l’écrire, est-ce que tu l’as vue
Cette scène terrible, où Noun à demi nue
Sur le lit d’Indiana s’enivre avec Raymon?
Quand, de crainte et d’amour la créole tremblante.
Le regarde pâlir sur sa gorge brûlante.
Tandis qu’à leurs soupirs se mêle un autre nom?
En as-tu jamais fait la triste expérience?
Ce qu’éprouve Raymon, te le rappelais-tu?
Ces remords, ces dégoûts dont il est combattu,
Et tous ces sentimens d’une vague souffrance,
Ces plaisirs sans bonheur si pleins d’un vide immense,
As-tu rêvé cela, George, ou l’as-tu connu?

N’est-ce pas le réel dans toute sa tristesse
Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,
Versant à son amant le vin de sa maîtresse,
Croyant que le bonheur c’est une nuit d’ivresse,
Et que la volupté c’est le parfum des fleurs?

Et cet être adoré, cette femme angélique
Que, dans l’air embaumé, Raymon voit voltiger,
Cette frêle Indiana dont la forme magique
Passe sur les miroirs, comme un spectre léger,
George, n’est-ce pas la pâle fiancée
Dont l’ange du désir est l’immortel amant;
N’est-ce pas l’Idéal, cette amour insensée
Qui sur tous les amours plane éternellement?

Ah ! malheur à celui qui lui livre son âme
Qui couvre de baisers, sur le corps d’une femme,
Le fantôme d’une autre, et vient sur la beauté
Boire l’illusion dans la réalité!
Malheur à l’imprudent qui, lorsque Noun l’embrasse.
Peut penser autre chose, en entrant dans son lit.
Sinon que Noun est belle, et que le Temps qui passe
A compté sur ses doigts les heures de la nuit !

Demain le jour viendra, demain désabusée,
La trop fidèle Noun, par sa douleur brisée.
Rejoindra sous les eaux l’ombre d’Ophélia;
Elle abandonnera celui qui la méprise;
Et le cœur orgueilleux qui ne l’a pas comprise
Aimera l’autre en vain; n’est-ce pas, Lélia?


ALFRED DE MUSSET.


1836.

  1. Les mots en italiques sont ceux que le crayon a effacés ; les mots entre parenthèses sont ceux ajoutés par le lecteur.