André Baillon
Le Thyrse de 1900-19012 (p. 190-191).

Après la Fête.



Au lendemain du mariage de leur fille Prudence avec le comptable Isidore Drussaux, les Venpin descendirent les premiers de grand matin dans la salle à manger. Suivant leur ordre, la domestique n’avait pas desservi la table et la place gardait le dernier désordre du repas et du départ. Un fort parfum de fleurs traînait mêlé d’un relent de fruits, d’haleines et de cuisine. Les volets n’étaient pas encore ouverts : c’étaient d’antiques pièces, lourdes comme des portes de citadelle et percées d’un cœur au sommet de chaque battant. Leur solidité belliqueuse faisait l’admiration du quartier et l’orgueil de Venpin : il aimait les laisser clos tard dans la matinée afin que chacun les admirât et entretînt leur gloire. Par leurs ouvertures pénétrait la lumière oblique du jour pluvieux : elle se posait sur la nappe où des fruits avaient chu des coupes et où diverses taches vaguement se devinaient. Des verres à moitié pleins semblaient d’énormes rubis et, au centre de la table, une tarte à peine entamée se haussait dans l’ombre, comme une Babel bourgeoise, frappée de la foudre et dressée sur un plat. Les époux avançaient prudemment se heurtant aux chaises bousculées ; des serviettes s’enroulaient aux jambes comme des bêtes blanches et molles, des miettes grinçaient sur le tapis ; et leurs âmes après la fête étaient tristes et en déroute comme la salle où ils marchaient en aveugles. Des échos de chansons bourdonnaient dans leurs oreilles : ils croyaient entendre encore les plaisanteries du farceur qui les avait tant fait rire et les beaux vers du cousin un peu gris et poète qui les avait tant fait pleurer. Du reste, ils avaient mal dormi et leur tristesse s’aiguisait d’une pointe de migraine. Toute la nuit. Madame Venpin s’était énervée prête à secourir sa fille, aux bras d’un homme, dans la chambre voisine. Bien qu’elle eût veillé jusqu’au matin, la prévoyante mère n’avait entendu ni un gémissement, ni même le bruit d’une fiole qui se débouche et se pose délicatement sur le marbre de la table. Elle en voulait à son gendre de ce calme incongru qui avait empêché le déploiement de son expérience et de son affection : c’était un manque à toutes les convenances, peut-être même l’indice de passions terribles et contre-nature !

Songeant ainsi, elle poussa la porte du salon, brutalement comme si elle eût bousculé l’infâme Drussaux et une grande clarté pénétra en même temps que l’arôme vieilli des cigares et du café.

La servante descendit. Voyant ses maîtres déjà levés elle se crut en retard et pour éviter les réprimandes raconta que les jeunes mariés se levaient. Madame se précipita vers leur chambre, engagea par la porte une conversation qui la rassura et descendit se mettre à l’ouvrage. La bonne lavait la vaisselle, Venpin ordonnait en rangs symétriques les divers plats que sa femme, un crayon sur l’oreille, dénombrait gravement comme un caporal ses soldats. Le beau service en porcelaine, les cristaux et les couverts étaient intacts, au grand complet. Il manquait une pince à sucre, un ustensile énorme, un cadeau conjugal. Après de longues recherches, on trouva dans le salon, l’appareil bêtement suspendu par une ficelle à l’anneau de la suspension. Personne ne sourit de la farce, car la pince était d’un métal et d’une valeur respectables et de plus un grand souvenir s’y attachait.

Monsieur l’avait cueillie comme un fruit à l’espalier, et caressant ses formes massives et lourdes, désintéressé de la besogne il se prit à songer.

Venpin avait un vice : il était luxurieux et s’en lamentait hypocritement. Il prétendait que les exhalaisons de sa boutique bourrée de ferrailles lui tonifiaient et lui brûlaient le sang et ne comprenait pas comment sa femme, soumise au même régime, n’en partageait pas les ardents effets. À la vérité, la chaste madame Venpin s’était effrayée des amplexions trop brutales de son mari ; et mettant à profit les affres d’un premier accouchement elle s’était dérobée à de nouveaux contacts, dans la crainte, avouait-elle, d’augmenter une progéniture trop douloureuse.

Toutefois, en associée indulgente et bonne, elle avait découvert l’édulcorant à cette sévérité : Venpin eût la permission de dépoter en d’autres girons ses fièvres. Il promit de le faire secrètement, sans compromettre l’honorabilité de leur firme et le chiffre de leur fortune. Comme il avait l’âme délicate et sensible, il s’engagea même à présenter à son épouse un cadeau modeste pour chacun de ses exercices. Il en était résulté une série de riens, étalés sur une étagère, façon de thermomètre où se graduait en bonshommes de porcelaines, petites tasses et soucoupes, les déportements secrets et peu dangereux en somme de Venpin. Lorsqu’un petit meuble était encombré, on en achetait un autre. Pour le reste, puisque ses affaires ne périclitaient pas et que chacun le saluait, Venpin demeurait sans remords. C’était devenu une coutume administrative, régulière, comme le paiement, une fois la semaine, du salaire à ses ouvriers : il partait le soir, revenait de grand matin, la chair débarrassée et la poche alourdie de son don, qu’il appelait agréablement un ex-voto du repentir.

Or un matin, de sa vitrine, il aperçut une femme qu’il désira plus que toutes les autres : c’était une servante, aux joues roses et savoureuses, comme les fruits du pommier en automne. Elle se hâtait et son tablier blanc élargi sur les hanches et serré aux genoux dessinait les inflexions du corps alerte et désirable. Venpin y songea toute la journée, et la revit le lendemain, sans oser lui parler, car il craignait le regard des voisins et ne se connaissait de l’audace que dans les ténèbres. Buté dans ce désir unique, comme une mule dans l’ornière, il s’éclaboussa de rêveries, pataugea dans la détresse et reconnut que le chagrin le fouettait avec l’amour. Il mangeait à peine, rudoyait ses domestiques et passait des nuits gémissant au côté de sa femme. Celle-ci, l’ayant interrogé, s’attrista de ce chagrin et résolut de le guérir.

Par des promesses, elle sut enlever la bonne à ses maîtres et la prendre à son service. Dès la première nuit, encouragé par le sommeil complaisant de sa femme, Venpin monta vers la chambre de la fille. La maison était paisible et dans le silence de l’escalier, battait comme un cœur le tic-tac honnête de la grosse pendule du salon. Au dernier palier, l’honnête bourgeois s’épongea le front, puis il poussa la porte. Par la fenêtre un peu de lune bleuissait les draps du lit ; la jeune fille respirait d’un souffle égal, avec innocence. Venpin se rua sur elle avec toute l’ardeur de son désir comprimé et des si aphrodisiaques émanations de ses ferrailles.

Le lendemain, la malheureuse ne se leva pas ; elle mourut trois jours après, dans la terreur d’une face apoplectique penchée sur elle, et qui la mordait aux lèvres. Lorsque le cercueil sortit de la maison, le commerçant déplora que sa demeure fut devenue un hôpital où des « souillons » venaient mourir. Ses voisins l’approuvèrent.

Il n’eût pas d’autre regret ; et à la suite de cette heureuse conclusion, il donna, gravée d’une date, la célèbre pince à sucre que son épouse avait si bien méritée.

Ainsi, songeait-il, dans le calme de son âme probe et douce, tandis que sa femme mélangeait d’une main luisante d’innocence des fonds de bouteilles pour les sauces futures.

Les volets étaient ouverts ; les bouquets étalaient leur pompe blanche devant les fenêtres ; la pluie ne tombait plus et un soleil paisible pénétra sans honte dans l’intérieur bourgeois, bien rangé, avec ses armoires jolies, son tapis brossé et l’honnêteté de sa table où le café matinal déroulait ses candides vapeurs.

En ce moment, Isidore Drussaux et sa femme descendirent ; ils avaient, l’un et l’autre, les yeux légèrement fatigués. Venpin le vit et dissimula sous de graves salutations, un sourire, car malgré ses désordres, il savait respecter sa fille et l’honorabilité de son gendre. Comme sur la nappe fraîche s’étalaient les tartines, blanches et appétissantes ainsi que tranches d’âme vierge, la famille s’assit et commença le repas. En sucrant son café, l’heureux beau-père constata que la pince aux jambes massives et rondes avait d’étranges gestes dans sa main et songea que le temps était venu de garnir son étagère.

André Baillon.