Après la chute de Port-Arthur

Revue des Deux Mondes5e période, tome 27 (p. 545-566).
APRÈS LA CHUTE
DE
PORT-ARTHUR

Port-Arthur s’est rendu aux Japonais le 2 janvier 1905. Les événemens des années précédentes avaient, fait de ce point stratégique, si merveilleusement situé, à l’extrémité du Liao-Toung, pour commander les avenues maritimes de Pékin, le symbole de la domination russe dans l’Asie septentrionale et de l’hégémonie européenne en Extrême-Orient : pour les Japonais, il était l’enjeu de la lutte ; il est devenu le signe de la victoire. Depuis le commencement du siège, les acteurs et les spectateurs de la lutte comprenaient que le duel engagé autour de la place ne déciderait pas seulement de la domination sur la Mandchourie et le golfe du Pe-tchi-li, mais de l’empire du Pacifique et de l’avenir de l’expansion européenne : de là vient l’anxiété avec laquelle tous les peuples ont suivi les péripéties du drame. Lorsque Stœssel a rendu aux Japonais les ruines de la ville et les carcasses des vaisseaux, l’opinion publique de tous les pays ne s’y est pas trompée ; elle a compris que ce n’était pas seulement la Russie, mais l’Europe elle-même, avec tout ce qu’elle représente d’intérêts, de traditions et d’idées communes, qui venait de reculer. Cette date du 2 janvier, où a été signée la capitulation de Port-Arthur, restera fameuse dans l’histoire : elle marque le point précis où s’arrête la courbe ascendante de l’expansion européenne ; et si, dans l’armée vaincue, il s’est rencontré quelque philosophe, il aura pu dire, comme Gœthe à ses compagnons de bivouac, le soir de Valmy : « De ce lieu et de ce jour, commence une ère nouvelle de l’histoire du monde, et vous pourrez dire : j’y étais. » Quand les historiens de l’avenir voudront fixer à un grand événement la fin du XIXe siècle et le commencement du XXe, c’est sans doute la prise de Port-Arthur qu’ils choisiront ; de ce point, comme de la ligne de faîte qui sépare les vallées de deux grands cours d’eau, ils montreront d’un côté le grandiose essor de la conquête européenne, de l’autre ils auront à décrire les réactions nationales, l’émancipation des peuples d’Asie et d’Afrique, l’Europe expropriée de ses sciences, de ses méthodes, de ses industries, vaincue par ses propres armes et peu à peu refoulée dans son antique domaine.


I

A peine connu, il y a vingt ans, de quelques marins, de quelques consuls ou de quelques missionnaires, familiers avec l’Extrême-Orient, Port-Arthur, brusquement, vers 1890, entre dans l’histoire ; Li-Hung-Chang en fortifie les abords pour en faire la citadelle avancée de la puissance chinoise, la gardienne, en face de Wei-hai-wei, de l’entrée du golfe de Pékin, le port d’attache et l’arsenal de l’escadre chinoise du Nord. Survient la guerre de 1894 : Port-Arthur, enlevé d’assaut par les fantassins du général Oyama, apprend au monde étonné la valeur militaire des armées nippones ; premier objectif de l’état-major japonais, il devient ensuite sa base d’opérations pour la marche offensive sur Pékin. La chute d’une position militaire si forte et si avantageuse aux mains d’un peuple dont les victoires venaient de révéler l’énergie et la vitalité, éveille l’inquiétude des puissances européennes, détermine leur intervention et dicte à trois d’entre elles le « conseil amical » du 23 avril 1895 ; les Japonais se résignent à renoncer à une proie longuement convoitée et chèrement achetée ; victorieuses sans combat, les trois puissances proclament la doctrine de l’intégrité de l’empire chinois. Ainsi, dès que les mers orientales deviennent le théâtre des grands événemens de l’histoire, Port-Arthur prend pied d’emblée dans la célébrité et joue un premier rôle ; la résonance française de son nom, parmi tant de vocables barbares, l’impose aux imaginations et l’incruste dans les mémoires. Il devient, avant même d’être occupé par une puissance européenne, comme le signe visible de la suprématie définitive de l’Europe sur les pays d’Extrême-Orient.

Tels étaient bien, en effet, le sens et la raison d’être de l’intervention du 23 avril : par la communauté de leur action diplomatique, ce que la Russie, la France et l’Allemagne ont voulu affirmer, c’est l’existence d’intérêts communs aux grands États qui constituent l’Europe continentale ; c’est un droit supérieur d’intervention et de contrôle dans tous les pays du globe ; c’est, pour tout dire, l’hégémonie universelle des peuples européens[1]. Les trois puissances ne se contentaient pas, en effet, d’assurer le libre exercice de leur commerce avec la Chine, d’en ouvrir les marchés et d’en garantir l’intégrité, mais elles proclamaient que rien ne peut être changé, sans la permission de l’Europe, dans l’état territorial de l’Asie et dans l’équilibre des mers orientales. Politique imprudente, a-t-on dit et redit-on volontiers aujourd’hui ; politique en réalité prévoyante et sage puisqu’elle consacrait, au profit du concert des grandes puissances européennes, un droit de haute surveillance sur les affaires d’Extrême-Orient, en même temps qu’elle sauvegardait tous les intérêts en s’attachant au principe de l’intégrité de l’Empire du Milieu, seul fondement possible, en 1895 aussi bien qu’en 1905, d’une pacification durable du monde jaune. Il arrive souvent que ceux qui écrivent sur l’histoire de cette époque confondent avec la politique d’intégrité, proclamée et pratiquée en 1895, les événemens qui en ont été, à la fin de 1897, la négation ; la politique d’intégrité de 1895 ne portait pas en elle-même, comme une conséquence fatale, la politique de spoliation de 1897 : bien au contraire, l’occupation violente de Kiao-tcheou par l’Allemagne et de Port-Arthur par la Russie, qui avaient participé à l’action diplomatique de 1895, n’est devenue possible que par un abandon néfaste des principes posés par les trois puissances comme la règle de leur conduite en Extrême-Orient. Cette déviation de la politique européenne est la source de tous les malheurs qui ont suivi : la révolte des Boxeurs et la guerre actuelle[2]. Sans doute, certains indices permettent de supposer que, dès 1895, le gouvernement allemand préméditait et préparait le coup de force qui devait, le 17 novembre 1897, planter son pavillon et établir ses soldats à Kiao-tcheou, au mépris du principe d’intégrité posé et défini par lui-même ; peut-être encore, à la lumière des événemens postérieurs, est-il permis de se demander si le comte Mouraviev, lorsqu’il se laissa entraîner à mettre la main sur ce même Port-Arthur dont la Russie avait, moins de trois ans auparavant, exigé du Japon la rétrocession, ne succombait pas à une tentation savamment préparée et machinée adroitement pour attirer la puissance moscovite, loin de la Baltique et des Balkans, vers cette Mandchourie et cette Chine où l’attendaient tant de pièges ; mais de ce que la politique d’intégrité fut abandonnée en 1897 et 1898, il ne s’ensuit pas, quels que soient les motifs de cet abandon, qu’elle ait été une faute en 1895 ; il s’ensuit encore moins qu’elle ne puisse redevenir, aujourd’hui, la meilleure sauvegarde du prestige et des intérêts européens et la garantie la plus efficace d’une pacification équitable.

L’échec de la politique d’intégrité a eu pour cause première l’abstention de la Grande-Bretagne lors de l’intervention de 1895. Dans la vie de l’Angleterre contemporaine, ces journées marquent un moment décisif : de la résolution que prendrait, à cet instant critique, le gouvernement anglais, allait dépendre tout le développement ultérieur de sa politique ; il s’agissait pour lui, soit de solidariser sa cause avec celle des puissances continentales pour imposer au monde la suprématie de l’Europe unie et faire triompher sa civilisation, soit au contraire de s’isoler, d’opposer ses intérêts particuliers à ceux du reste de l’Europe, de se confiner dans son « splendide isolement » pour n’en sortir enfin qu’en se jetant dans l’alliance du Japon. Le ministère, attiré du côté du Japon par les intérêts immédiats du commerce anglais et par une vieille animosité contre la Russie, eut-il néanmoins conscience des responsabilités qui pèseraient sur lui s’il abandonnait la cause européenne ? En tout cas, il hésita longtemps ; on put croire un instant qu’il allait adhérer à la politique des trois puissances et se joindre à elles pour affirmer leur commune volonté de régler d’un commun accord les difficultés qui surgissaient en Extrême-Orient. D’autres conseils l’emportèrent finalement ; l’Angleterre commença cette politique personnelle qui allait, en faisant d’elle, quelques années plus tard, l’alliée du Japon, contribuer pour une si large part à la guerre qui sévit sous nos yeux.

Restée seule, la France n’était pas en mesure de se mettre en travers des ambitions imprudentes de l’Allemagne et de la Russie, ni d’imposer à tous le respect de l’intégrité chinoise. Les Japonais, du moins, ne s’y sont pas trompés ; ils ont reconnu que, dans la crise de 1895, c’est à la diplomatie et à la marine françaises qu’ils ont dû d’éviter une guerre où leur flotte encore faible risquait de périr dans un conflit inégal et que c’est à la France que doit rester, en définitive, l’honneur d’avoir posé et défendu, dans la limite de ses moyens, le principe salutaire de l’intégrité. La France seule a eu, à certaines heures critiques, une politique soucieuse de l’avenir, supérieure aux rivalités nationales et aux intérêts particuliers ; si elle a été impuissante à la faire prévaloir, il n’en reste pas moins acquis que quelques-uns de ses hommes d’État et de ses diplomates ont, les premiers, compris que la question d’Extrême-Orient n’est pas une « question coloniale, » comme celle du Dahomey ou du Niger, mais que l’avenir de toutes les puissances et de la civilisation européenne elle-même y est engagé.

Kiao-tcheou et Port-Arthur occupés par l’Allemagne et par la Russie, la politique d’intégrité définitivement abandonnée, les conséquences logiques de ces fautes allaient, on sait comment, se développer pour aboutir aux catastrophes de 1900 et de 1904. La présence des escadres et des troupes russes à Port-Arthur rappelait cruellement aux Japonais leur déconvenue de 1895 et donnait un sens précis aux projets de partage de l’Empire du Milieu dont on parlait si légèrement. Kiao-tcheou, isolé, loin de l’Allemagne, pouvait paraître comme une simple possession maritime, sans racines dans le continent asiatique et sans influence sur ses destinées ; Port-Arthur, au contraire, relié à l’Europe, sans solution de continuité, par son immense chemin de fer, semblait être la Russie elle-même qui s’installait aux portes de Pékin et proclamait sa candidature à l’empire du Pacifique. C’est bien ainsi que les journaux de l’époque interprétaient l’établissement des troupes du Tsar dans le Liao-Toung ; ils célébraient l’importance d’un pareil événement comme une conquête de la civilisation et comme un nouvel et définitif épisode du pari âge du monde. Ainsi s’affirmait, avec une conviction ingénue, le sentiment de la suprématie naturelle et nécessaire des Européens « civilisés » sur le reste du globe : lu drapeau russe flottant à Port-Arthur un apparaissait comme le symbole. Le sentiment d’une supériorité native des Européens, d’un droit de domination universelle qui leur appartiendrait en vertu de la préexcellence de leur civilisation, de leurs sciences, de leurs arts, de leurs industries, se montre nettement dans toutes les imprudences et toutes les contradictions de leur politique en Extrême-Orient. Les Russes ne tenaient aucun compte du mécontentement du Japon et ne voulaient pas voir ses armemens. Port-Arthur était à peine fortifié ; on n’y creusait même pas un bassin de radoub, mais on prodiguait les millions pour le port commercial de Dalny. Une telle imprévoyance, qui nous paraît aujourd’hui inexplicable, est au contraire caractéristique des méthodes et des tendances de l’expansion européenne telle que nous la montre l’histoire du XIXe siècle : elle a été avant tout mercantile, elle a confondu volontiers le commerce avec la civilisation, elle a cru que l’introduction des machines perfectionnées et des procédés scientifiques était un bienfait assez précieux pour justifier une domination universelle. La ruine de la flotte russe du Pacifique, la prise de Port-Arthur et la défaite des armées de Kouropatkine ont été le résultat de ces illusions.


II

L’œuvre maîtresse du XIXe siècle est la conquête du monde par les nations européennes ; c’est là ce qui donne au siècle qui vient de finir son caractère particulier. Les conséquences commencent seulement à se développer. De la grande ruche en plein travail sont sortis, sans trêve ni relâche, les émigrans, les soldats, les commerçans, les ingénieurs, les colons ; ils ont fourmillé, entreprenans et laborieux, sur toute la surface du globe. Les conditions de la vie économique, de la vie sociale, de la vie politique, en ont été, partout, radicalement modifiées. Fortes de leurs capitaux, de leurs armées et de leurs flottes, fières des progrès de leurs sciences, de leurs inventions, de leurs industries, nos races blanches se sont persuadé de leur supériorité, de la nécessité et de l’éternité de leur domination ; enivrées de leurs triomphes, elles n’entrevoyaient ni un obstacle à leur expansion, ni un terme à leur prospérité. L’Afrique dépecée, ne parlait-on pas, naguère encore, d’un partage de la Chine ! À cette confiance en l’avenir, à cet optimisme sans réserves, a succédé sans transition une inquiétude aussi excessive : depuis quelques mois, il n’est guère de village, en Europe, où l’on ne discute du « péril jaune ; » en France, on parle de « lâcher l’Asie ; » en Allemagne, les vastes espérances que l’on fondait sur Kiao-tcheou s’effondrent ; les Anglais eux-mêmes craignent de rencontrer, sur les marchés de l’Empire du Milieu, des concurrens importuns ; dans tous les pays, l’opinion publique a senti que, depuis la chute de Port-Arthur, il y a quelque chose de changé dans le monde, qu’un fait jusqu’alors inouï vient de se produire : le recul de l’Europe a commencé.

Certains partis, qui applaudissent aux succès du Japon et voient dans ses victoires le triomphe de la liberté sur le despotisme, de la lumière sur l’obscurantisme, répudient toute solidarité de l’Europe avec la Russie ; l’expansion russe, font-ils remarquer, n’a pas eu le même caractère que l’expansion anglaise, par exemple ; la Russie, étalée sur deux continens, est en quelque sorte plus asiatique que le Japon lui-même ; son gouvernement se rapproche bien plus du despotisme oriental que des constitutions libérales de l’Occident ; son christianisme lui-même, altéré par des infiltrations byzantines, rappelle les religions de l’Asie presque autant que les croyances européennes ; ces observations peuvent être, jusqu’à un certain point, exactes en elles-mêmes, mais il suffit, pour qu’elles perdent toute valeur en l’espèce, que les Japonais ne s’en soient pas avisés. Ni eux, ni les Européens établis en Extrême-Orient, ne s’y sont trompés : ce qu’ils ont vu dans la chute de Port-Arthur, c’est, autant que le désastre de la Russie, le recul de l’Europe et la riposte victorieuse à l’intervention de 1895. À cette date, le droit de haute surveillance que les puissances occidentales s’attribuent sur toutes les mers et tous les continens, s’était exercé contre le Japon vainqueur ; dix ans ont passé, et les Nippons infligent à ces prétentions le démenti de la victoire : la police des mers d’Extrême-Orient et de l’Empire chinois, c’est eux désormais qui revendiquent le droit de l’exercer. En battant les armées et les flottes de l’un des plus puissans souverains d’Europe, comment les petits soldats du Mikado n’auraient-ils pas eu conscience de vaincre l’Europe elle-même ? Imbus de l’idée de la supériorité de la race japonaise et de la dignité prééminente de leur empereur sur tous les monarques de la terre, ils viennent de réaliser la foi dont leur histoire et leur éducation les a pénétrés et pour laquelle ils savent mourir avec une abnégation de croyans. Leur orgueil national, parfois irréfléchi, mais justifié par des succès sans précédens, éclate dans leur attitude et leurs propos. « Nous avons battu les Russes qui ont battu Napoléon, » disait l’un d’eux, et la conclusion suivait : Napoléon était le plus grand homme de guerre, mais nous sommes plus forts que lui : à nous l’empire du monde ! Le mot d’un batelier, cité par M. Reginald Kann, n’est pas moins caractéristique : « Nous voulons vaincre l’Allemagne sur terre et l’Angleterre sur mer. » Paroles d’enfans du peuple, dira-t-on ; mais ces humbles reflètent, comme des miroirs fidèles, les passions obscures qui s’agitent au fond de l’âme nationale ; ces grands courans d’opinion qui emportent toutes les résistances et finissent par entraîner les gouvernemens, c’est dans les profondeurs de la foule anonyme qu’ils se forment lentement. Leur histoire et leurs légendes, leurs arts et leur littérature, leurs journaux et leurs politiciens, leurs prêtres et leurs maîtres d’école, ont inculqué aux Japonais la croyance qu’ils doivent être le premier peuple du globe et la volonté de le devenir : ils ont salué avec transport, dans la chute de Port-Arthur, leur première et décisive étape sur la voie triomphale.

Les Européens qui, dans les ports du Japon, ont assisté au débarquement des prisonniers russes de Port-Arthur, ont, de leur côté, unanimement ressenti la même impression. Dans ces soldats à la solide carrure, au teint blanc basané par les intempéries, qui défilaient, encadrés par les petits fantassins nippons au pas automatique, c’est bien une apparition de l’Europe vaincue qu’ils ont eu l’impression de voir surgir devant leurs yeux. Le correspondant du Temps a, dans une de ses lettres, parfaitement rendu cette impression saisissante.


Quel triomphe et quelle revanche pour les petits Nippons de voir ainsi humiliés ces grands et beaux hommes qui, pour eux, ne représentaient pas seulement les Russes, mais surtout quelques-uns de ces Européens qu’ils détestent tant. Cette scène tragique dans sa simplicité, cette douleur passant dans cette joie, ces blancs vaincus et captifs défilant devant ces jaunes triomphans et libres, ce n’était pas la Russie battue par le Japon, ce n’était pas la défaite d’un peuple par un autre ; c’était quelque chose de nouveau, d’énorme et de prodigieux : c’était la victoire d’un m.onde sur un autre ; c’était la revanche qui effaçait les humiliations séculaires supportées par l’Asie ; c’était l’espoir des peuples d’Orient qui commençait à poindre ; c’était le premier soufflet donné à l’autre race, à cette race maudite d’Occident qui, depuis tant d’années, triomphait sans même avoir à lutter. Et la foule japonaise sentait cela, et les quelques autres Asiatiques qui s’y trouvaient mêlés partageaient son triomphe. L’humiliation de ces blancs était solennelle et effrayante !… J’avais complètement oublié que ces captifs étaient des Russes… et je dois dire que les quelques autres Européens qui se trouvaient là, bien que n’aimant pas les Russes, éprouvaient le même malaise : eux aussi devaient sentir que les vaincus étaient leurs semblables. Quand nous prîmes le train pour Kobé, une solidarité instinctive nous réunit dans le même compartiment…


Comment d’ailleurs, pour des Asiatiques ou des Africains, les nations européennes, quelles que soient les différences de race, de religion, de gouvernement, de mœurs qui les séparent, n’apparaîtraient-elles pas comme solidaires les unes des autres ? Depuis un siècle, le fait capital de leur histoire, surtout lorsqu’on la regarde de l’extérieur, n’est-ce pas l’expansion, le « partage du monde ? » Or, malgré la diversité des procédés de colonisation employés par les différens peuples, selon leur tempérament et leurs intérêts, l’expansion européenne ne se présente-t-elle pas comme un bloc ? Ne sont-ce pas les mêmes causes économiques et psychologiques qui en ont déterminé l’essor, les mêmes besoins qui l’ont précipitée, les mêmes méthodes et les mêmes armes qui l’ont fait triompher ? Et si l’on est fondé à dire qu’un mouvement de recul va se produire dont la chute de Port- Arthur marque le commencement, n’est-ce pas parce que des raisons d’ordre général en font prévoir l’imminence ?

La force propulsive qui a lancé hors de chez elles les grandes nations européennes et qui, au cours du XIXe siècle, leur a donné la domination de la terre, n’a été ni l’enthousiasme religieux, comme aux temps de l’klam ou des Croisades, ni, comme vers 1793, l’ardeur révolutionnaire, ni encore l’orgueil du sang ; ç’a été l’essor prodigieux de l’industrie, déterminé par le progrès des sciences et de leurs applications aux méthodes de production. La découverte des machines, l’utilisation de la houille, les chemins de fer et les bateaux à vapeur, le développement de la grande industrie, l’afflux des populations rurales vers les grands centres urbains et, d’autre part, l’accroissement du commerce d’importation des matières premières et d’exportation des produits fabriqués, la création des grandes institutions de crédit, l’ouverture de nouveaux marchés et l’expansion coloniale, constituent une série de faits qui s’engendrent les uns les autres, qui s’impliquent mutuellement et dont l’aboutissement nécessaire était la prise de possession du globe par les grandes nations productrices, disposant des capitaux, des outils et des armes. Le régime économique caractérisé d’une part par le « capitalisme » et, de l’autre, par le « salariat, » devait avoir pour conséquence l’expansion et la conquête, l’impérialisme. « L’empire, c’est le commerce ! » s’écriait M. Joseph Chamberlain. L’impérialisme contemporain est, dans ses origines et dans ses aspects essentiels, un phénomène d’ordre économique. M. G. Ferrero a parfaitement montré, dans son beau livre, comment ce sont les banquiers, les publicains, les marchands, toute la classe accapareuse et usurière des manieurs d’argent qui ont mis en mouvement la force conquérante des légions de l’ancienne Rome[3]. C’est aussi la haute banque et la grande industrie qui ont lancé l’Angleterre contemporaine, l’Allemagne, les Etats-Unis et, à leur suite, toutes les nations modernes, dans les voies de l’impérialisme agressif. Pour les usines sans cesse multipliées, la consommation nationale n’offre qu’un exutoire insuffisant ; il faut vendre le fer, l’acier, les laines, les toiles, les cotonnades à des peuples lointains ; à mesure que la concurrence grandit, que les marchés s’encombrent, il faut trouver des débouchés nouveaux et les ouvrir, au besoin par la force, au besoin par la guerre : ne faut-il pas donner du travail aux innombrables ouvriers qui s’entassent dans les grandes villes ? Si l’atelier chômait, ou si seulement le taux des salaires venait à baisser, ce serait la révolution, la guerre civile : l’exportation et l’expansion servent de soupapes de sûreté à ces gigantesques machines surchauffées que sont les sociétés modernes. Ne faut-il pas surtout que les capitaux engagés dans les grandes affaires trouvent leur rémunération, que les actionnaires touchent des dividendes, les banquiers des primes et les agens des courtages ? Et alors toutes les forces vives de l’Etat sont mises en branle au profit des grosses entreprises industrielles et commerciales ; au besoin, si la porte refuse de s’ouvrir, l’armée et la marine sont là, comme une ressource suprême, pour rassurer les intérêts, éloigner la faillite, conjurer la révolution. Parfois, on voit le souverain lui-même mettre au service de l’expansion commerciale le prestige de sa fonction royale, l’autorité de sa parole et jusqu’aux loisirs de ses promenades. Les financiers, chargés de lancer les émissions, d’organiser les emprunts, dirigent, sans responsabilités, la politique générale, ils conduisent l’universelle mobilisation de la richesse, la transformation de toutes les ressources des pays nouveaux en actions, en parts, en obligations. Ainsi l’organisation du crédit et le régime du travail, déterminés par l’emploi de la machine et l’application des découvertes scientifiques, déterminent à leur tour la politique des grands États et règlent leur expansion. Dans toute entreprise extérieure ; il y a une affaire. Bornons-nous aux faits les plus récens. Deux ans durant, une guerre sans merci ensanglante l’Afrique du Sud pour sauvegarder les intérêts des actionnaires des mines d’or et de diamant. La France, si résolument pacifique, mobilise une escadre pour Lorando et Tubini. Toutes les puissances, dès qu’elles ont obligé la Chine à ouvrir ses portes, assiègent le Tsong-li-Yamen pour lui arracher des concessions de toute sorte, chemins de fer, mines ; aussitôt obtenues, des sociétés anonymes et internationales en préparent la mise en valeur ; la spéculation s’en empare et en organise le « lancement. » L’Allemagne, depuis 1870, cherche dans l’industrie une nouvelle source de richesses ; l’Allemagne de l’Ouest, manufacturière et démocratique, entraîne, malgré ses répugnances, sur l’Océan et dans les entreprises coloniales, l’Allemagne agricole et féodale de l’Est ; le gouvernement s’est donné la mission de favoriser cet essor : comptant trouver en Chine les marchés dont il a besoin, il s’est emparé de Kiao-tcheou, au risque de provoquer les malheurs qui ont été, en effet, la conséquence de ce coup de force ; les affaires, en Extrême-Orient, menaçant aujourd’hui de devenir moins fructueuses, c’est vers d’autres pays qu’il se mettra peut-être à chercher les débouchés réclamés par l’industrie nationale. En ces dernières années, les États-Unis sont venus jeter dans la balance l’énorme poids de leurs ressources vierges et de leur vertigineuse activité ; fermant leurs propres marchés par des droits de douane énormes, ils envahissent les marchés d’Asie et leur production intense reflue jusque dans les ports de l’Europe. Les peuples mêmes que leurs ressources en capitaux et en matières premières et l’assiette de leur vie économique ne paraissaient pas prédisposer à se transformer en États industriels, ont suivi le mouvement, fascinés par les succès de leurs voisins. La Russie elle aussi, la Russie agricole et forestière, s’est couverte d’usines, elle a poussé au loin les tentacules de ses chemins de fer, et de gigantesques emprunts lui ont donné les capitaux nécessaires à la création des grandes industries : c’est le sens et la raison d’être de la politique pratiquée par M. Witte. Certes, la marche des Russes à travers l’Asie a été guidée, à ses débuts surtout, par d’autres préoccupations ; mais la fièvre des affaires n’a pas épargné l’immuable empire, elle l’a jeté dans les entreprises hasardeuses : chemins de fer en Mandchourie, forêts du Yalou, port de commerce de Dalny ; l’expansion russe, en ces dernières années surtout, a participé du caractère mercantile et capitaliste de l’impérialisme européen ; elle a été inspirée et dirigée par les banquiers et les hommes d’affaires plus que par les marins et les militaires : à eux revient, pour une forte part, la responsabilité de la guerre ; la Russie paye aujourd’hui bien cher la faute d’avoir rompu avec ses méthodes traditionnelles de pénétration pacifique et d’infiltration lente. Sans doute, les phénomènes de la vie sont complexes et il y a, dans l’expansion européenne, d’autres élémens que le facteur économique et financier, mais c’est celui-là qui, partout, reste prédominant : au sens où M. Paul Hervieu a illustré le mot, il en est l’armature.

Les nations européennes se sont prises parfois à douter de la légitimité de leur œuvre d’expansion ; elles ont senti le besoin de justifier à leurs propres yeux ce que les pratiques de la conquête et de la colonisation eurent souvent de brutal et de spoliatoire, et de mettre les pires abus de l’impérialisme mercantile sous le couvert d’un idéal bienfaisant et désintéressé ; pour apaiser leurs scrupules, elles ont proclamé qu’elles travaillaient au « progrès de la civilisation. » Nous touchons ici à une conception qui, au XIXe siècle, a été l’illusion maîtresse de l’Europe. Elle a confondu la « civilisation » avec ce qui n’en est que le vêtement extérieur, le « progrès » avec ce qui n’en est que l’un des facteurs matériels ; elle a apporté à tous les peuples de la terre l’outillage scientifique de la vie moderne et elle a cru que les âmes de ces sociétés si différentes des nôtres se trouveraient changées du même coup ; en vendant ses outils et ses machines, elle a cru propager sa « civilisation. » Dans l’orgueil de leurs triomphes, la science et l’industrie revendiquaient la royauté du siècle et n’apercevaient ni une limite à leur essor, ni un terme au progrès humain ; elles s’identifiaient elles-mêmes avec la « civilisation. » C’était le temps où la bourgeoisie enrichie croyait, comme à une foi nouvelle, au progrès nécessaire et continu de l’humanité dont Condorcet avait le premier donné la formule, où elle s’extasiait devant les « harmonies économiques » que lui découvrait Bastiat, où un Gratry lui-même célébrait la vertu moralisatrice des grandes découvertes modernes. Le XIXe siècle avait cru assurer le règne définitif de la « civilisation européenne » dans le monde : il s’est contenté en réalité d’en vulgariser le décor et l’outillage ; il n’en a pas communiqué l’essence.

Sans doute, à côté de l’expansion économique et mercantile, il faut faire une large place à la propagande des idées. Les missionnaires chrétiens n’ont jamais montré plus d’ardeur au sacrifice, plus de zèle désintéressé ; ils ont conquis des âmes, ils n’ont pas transformé des peuples ; leur action a pu jeter des semences d’avenir, mais elle a été, pour ainsi dire, extérieure au mouvement général du siècle, parfois même en contradiction avec lui ; loin de profiter de l’essor industriel et du succès des négocians, l’enseignement des missionnaires en a pâti ; la comparaison était trop facile à faire entre la morale qu’ils prêchaient et certains procédés de domination et d’exploitation employés par les nations chrétiennes d’Europe. Livingstone n’a pas été le parrain de l’expansion anglo-saxonne, ni le cardinal Lavigerie celui de la colonisation française. La répression de l’esclavage a été le prétexte de la fondation de l’Etat indépendant du Congo qui n’est plus, aujourd’hui, qu’une « bonne affaire. » De leurs sciences elles-mêmes, les Européens n’ont exporté que des applications pratiques ; ils n’ont pas communiqué ce qu’il peut y avoir dans la recherche de la vérité scientifique de vertu désintéressée et de haute moralité. L’écorce extérieure d’une civilisation est aisément modifiable, mais le cœur de l’arbre national reste intact ; pour changer d’outils, une nation ne change pas d’urne. Le Japonais d’aujourd’hui en est la preuve : il s’habille à l’européenne, voyage en chemin de fer, se sert habilement des instrumens les plus nouveaux et des armes les plus perfectionnées, mais il pense et agit en Japonais, il se bat comme se battaient, avec leurs sabres et leurs armures laquées, les samouraïs du temps de Yeyasu. Quelques détails du décor ont changé, mais le caractère national, hérité des lointains ancêtres, est resté le même ; l’usage des outils et des armes exotiques n’a fait que révéler aux sujets du Mikado toute la puissance d’action, toute la force d’expansion que pouvait ajouter à leur génie guerrier l’emploi des machines, des vaisseaux et des canons modernes.

Pour faire participer réellement les Africains et les Asiatiques à tout ce qui constitue notre civilisation morale, les Européens n’ont fait que des tentatives incohérentes et fragmentaires. L’expansion européenne a entraîné avec elle l’étrange bigarrure d’idées et de doctrines qui divisent les nations contre elles-mêmes et les différencient entre elles ; les élémens les plus anciens et les plus traditionnels de la vieille Europe ont concouru à l’action extérieure avec les élémens les plus hardiment novateurs de l’Europa giovanne. L’Europe, au dehors, ne s’est sous aucun aspect présentée comme une unité réellement vivante ; exportant à la fois toute sa civilisation, avec les contradictions et les incohérences d’un siècle ballotté par les révolutions et secoué par les plus violentes luttes d’idées, elle a répandu à la fois l’ivraie et le bon grain, vendu l’antidote avec le poison ; partis de chez elle, des apôtres de doctrines adverses se sont rencontrés sur les mêmes champs de bataille ; ils s’y sont, pour ainsi dire, neutralisés les uns les autres, ou ils n’ont eu, chacun, que des succès incomplets. Au Japon, par exemple, Napoléon a ses admirateurs, mais Rousseau, voire même Emile Zola, ont aussi les leurs ; le catholicisme compte un nombre important de fidèles, mais aucune des sectes protestantes n’en est dépourvue ; le positivisme et la libre pensée ont de nombreux disciples sans que les anciennes religions nationales aient vu déserter leurs temples ; l’impérialisme conquérant a ses partisans enthousiastes, et le socialisme pacifiste n’a pas de peine non plus à recruter de fervens adeptes. La diversité des doctrines aurait suffi à empêcher l’unité de l’action européenne, si d’ailleurs les rivalités nationales n’y avaient, de leur côté, travaillé efficacement. Cette faillite partielle de Inaction morale des races occidentales a rendu plus sensible encore, et plus pernicieuse, la prédominance, dans l’expansion européenne, du caractère économique et mercantile. Le système monétaire, l’organisation du crédit, les sociétés anonymes, les machines, les moyens de transport, c’est toute cette armature internationale de notre vie moderne qui a fait la seule unité de l’action extérieure des Européens. De cette Europe, dont tant d’élémens divers constituent l’admirable activité, les peuples nouvellement entrés dans le cercle de son activité ont surtout connu l’agitation fiévreuse des maisons de commerce et des quais d’embarquement, le brouhaha des bourses, le sifflement des machines, le vacarme des grandes usines ; au lieu des bienfaits véritables dont pouvait disposer leur civilisation, les Occidentaux n’ont apporté d’abord avec eux que l’asservissement des hommes à la machine et à l’argent.


III

L’expansion européenne, fondée sur le commerce et aboutissant au commerce, devait nécessairement évoluer selon la loi de son origine et de sa fin ; elle devait trouver son apogée, et en même temps le commencement de son déclin, au moment où tous les grands peuples de la terre auraient adopté d’abord, fabriqué ensuite eux-mêmes, les outils, les armes, les machines et tout ce que leur vendent nos usines. Science, outillage, main-d’œuvre, capitaux, le moment vient où les peuples qui ont été jusqu’ici les cliens des manufactures européennes vont posséder et mettre en œuvre ces élémens essentiels de la production ; lorsqu’ils en seront pourvus, on les verra bientôt protéger à leur tour leur travail national par une barrière de droits de douane, comme l’ont fait les États-Unis, et ils ne tarderont guère à faire au commerce européen une concurrence d’autant plus redoutable qu’elle sera munie des derniers perfectionnemens scientifiques. Quand les États-Unis suivirent cette méthode et devinrent une formidable puissance exportatrice de l’autre côté de l’Atlantique, on s’en alarma, mais on ne s’en étonna pas : les Américains n’étaient-ils pas, eux aussi, des Européens, et n’avaient-ils pas les mêmes droits que leurs vieilles métropoles ? Aujourd’hui, la situation devient plus grave. L’Europe et l’Amérique elle-même avaient compté que le monde jaune, avec ses centaines de millions d’habitans, absorberait longtemps encore, comme une immense éponge, les produits de leurs industries ; les Etats-Unis, l’Australie fermaient leurs ports aux émigrans chinois ou japonais, mais ils exigeaient qu’en Asie, la porte restât ouverte à leur négoce et volontiers, si on eût tenté de la fermer, ils l’eussent enfoncée à coups de canon. Et voici que maintenant les victoires du Japon, le retentissement de la chute de Port-Arthur dans tout l’Extrême-Orient menacent de retourner, au profit des Asiatiques, une situation dont Européens et Américains estimaient naturel et juste de réserver pour eux seuls les avantages. La prédominance économique ne va pas sans l’hégénomie politique : « l’empire des affaires, » dont par le M. Andrew Carnegie, c’est aussi l’empire des soldats ; M. Roosevelt et l’empereur Guillaume il le savent bien, eux qui appellent si volontiers les argumens économiques au secours de leur éloquence lorsqu’il s’agit d’obtenir, du Congrès ou du Reichstag récalcitrans, le vote de nouveaux crédits pour la marine. Si l’Europe recule, si elle perd le contrôle des mers Jaunes, si elle y reconnaît la suprématie des armes et de la politique du Japon, comment espérerait-elle soutenir longtemps contre lui la bataille économique ? Comment les États-Unis et l’Australie prétendraient-ils encore interdire l’entrée chez eux des émigrans nippons et chinois ? La puissance qui a pris Port-Arthur et infligé aux armes européennes le premier échec grave qu’elles aient subi depuis des siècles, n’admettra pas longtemps que ses nationaux, ou même que les Chinois dont elle se fait la protectrice, restent soumis à un régime spécial d’exclusion et de défiance. Affranchir les « jaunes » de toute ingérence de l’étranger « blanc, » les faire triompher dans la lutte économique comme ils viennent de triompher dans la lutte militaire, les émanciper à tous les points de vue, leur assurer la suprématie dans les mers orientales et l’empire du Pacifique, tel sera, tel ne peut pas ne pas être, le programme d’action des Japonais victorieux. Ce plan, que leur situation leur impose comme une nécessité, ils en ont commencé la réalisation devant Port-Arthur ; s’ils restent maîtres d’en poursuivre l’achèvement, les intérêts de toutes les nations dans les mers d’Asie seront directement atteints ; leurs possessions seront compromises. La puissance militaire qui prendra en main la cause des travailleurs « jaunes » disposera d’un prétexte redoutable pour intervenir jusque dans les affaires intérieures des pays qui, comme l’Australie, le Cap, les États-Unis, sont envahis ou menacés de l’être par l’afflux des coolies. Quelles que puissent être les intentions pacifiques et les sages résolutions du Mikado et de ses conseillers, la force des choses et la pression de l’opinion seront plus puissantes que leur volonté même : la chute de Port-Arthur a sa logique dont on ne détournera pas les effets.

Partout où les races occidentales tiennent sous leur joug politique ou économique des populations indigènes, la chute de Port-Arthur, symbole des victoires du Japon, a trouvé un immense retentissement ; elle y a été saluée comme une revanche et comme un exemple. La presse, la gravure ont porté jusqu’au fond de l’Asie et de l’Afrique le bruit de la défaite des Russes et du recul de l’Europe : les peuples ont tressailli d’espérance ; de l’Afrique noire jusqu’aux extrémités de l’Asie, il n’en est pas un qui n’ait ses griefs contre l’Européen ; tout ce qu’ils ont reçu de lui, tout ce qu’ils ont appris à ses leçons, tout ce qu’ils lui doivent, malgré tout, de vraie civilisation bienfaisante, ils en oublient bien vite la source pour ne se rappeler que l’humiliation subie et le joug imposé : c’est la loi de l’histoire et elle n’est que justice lorsque la « civilisation » n’a été que le prétexte et, pour ainsi dire, le véhicule du mercantilisme.

Ainsi la chute de Port-Arthur aura été le point de départ d’une ère nouvelle où nos armes et nos machines seront employées au service de civilisations originales. L’époque où les nations de l’Europe s’élançaient à la conquête de territoires nouveaux est close ou près de l’être ; leurs émigrans et leurs marchandises continueront longtemps encore à se répandre sur le globe, mais elles sont près d’atteindre les bornes de leur empire. Déjà les trois Amériques presque tout entières se sont émancipées ; les races européennes y sont triomphantes, mais elles y ont formé des États nouveaux, très jaloux de leur indépendance et fiers de suffire, avec leurs propres ressources, à leurs principaux besoins. L’abandon, par le gouvernement britannique, de la convention Clayton-Bulwer, la renonciation de la première puissance maritime du globe à tout droit de contrôle sur le futur canal de Panama, et, tout dernièrement, le retrait des garnisons métropolitaines des Antilles anglaises et la suppression de toutes les escadres stationnées dans les eaux américaines, ont été interprétés, par toute la presse des États-Unis, comme un hommage à la doctrine de Monroe. Le président Roosevelt fait aujourd’hui, de cette charte de l’impérialisme américain, une application qui ne tend à rien moins qu’à l’élimination progressive de tout ce qui reste encore, en Amérique, de « colonies » appartenant à des États d’outre-mer. L’Amérique est aujourd’hui aux Américains ; si « Européens » qu’ils soient restés par leurs religions, leurs mœurs, toute leur civilisation morale, ils portent néanmoins, en tant que nations, la marque de leur origine : nés d’une insurrection contre leurs métropoles, les États américains en ont gardé une prédilection instinctive pour tout ce qu’ils croient être l’émancipation d’un peuple ; c’est pourquoi ils ont applaudi avec tant d’enthousiasme aux premiers succès du Japon, tant qu’ils n’ont vu en lui que le libérateur de l’Asie et de la Russie elle-même. Mais nous assistons aujourd’hui à un revirement très caractéristique de l’opinion des Yankees : ils commencent à redouter que ces Japonais, dont ils n’admettent pas chez eux les émigrans, ne deviennent bientôt de dangereux voisins pour les maîtres des Philippines et les plus acharnés de leurs concurrens dans la lutte pour le Pacifique.

En Chine, la nouvelle des triomphes d’Oyama ou de Togo, annoncée par les journaux, commentée par les agens japonais jusqu’au fond des provinces les plus fermées aux étrangers, a eu un incroyable retentissement dont l’avenir montrera les conséquences. En Annam et dans tout l’empire français d’Indo-Chine, où certaines méthodes dangereuses de notre colonisation ont semé bien des germes de mécontentement, le gouvernement a dû interdire l’entrée des journaux chinois, rédigés le plus souvent par des Japonais, qui commentaient avec trop de complaisance la chute de Port-Arthur et la défaite des Européens et excitaient les indigènes à la révolte. Au Siam, l’aristocratie gouvernante, menacée dans ses privilèges et dans sa paisible exploitation du pouvoir par les influences étrangères, tourne ses regards vers le Japon comme vers son protecteur naturel. Aux Philippines, la population Tagale voit dans les soldats du Mikado des auxiliaires éventuels contre les Américains et espère que, si les vainqueurs des Espagnols tardaient à rendre aux indigènes l’indépendance promise, un secours libérateur pourrait, un jour, venir du Nord. A Java, dans tout l’empire malais, où quelques milliers de Hollandais gouvernent des millions d’indigènes, les tendances autonomistes, encore peu développées, ont été encouragées et stimulées par les événemens de la guerre. Le même phénomène se produit dans l’empire anglais des Indes[4] ; le parti, peu redoutable encore, malgré son intelligence et son activité, qui rêve de confier aux Indous le gouvernement, des Indes, ira maintenant chercher son mot d’ordre vers cet Empire du Soleil Levant dont l’emblème lui apparaît comme le présage des hautes destinées réservées aux races asiatiques. Les Anglais redoutaient de voir fondre un jour sur l’Inde, du haut des montagnes afghanes, l’épouvantail moscovite ; pour détourner cette menace, pourtant bien lointaine, lord Curzon et ses amis ont poussé à l’alliance japonaise et préparé la guerre actuelle : il se pourrait qu’un jour ils regrettassent d’avoir aidé aux succès du Japon, soit que la Russie, éloignée du Pacifique, cherche une revanche du côté du golfe Persique, soit que le Japon lui-même devienne, pour ses anciens alliés, un voisin trop puissant, et, pour les aspirations du nationalisme indigène, un exemple trop encourageant. Jusque parmi les populations de notre île de Madagascar, jusque dans l’empire anglais du Cap, où, à la faveur des luttes entre l’élément anglais et l’élément boer, les races noires se développent avec une rapidité si déconcertante, la victoire du Japon a eu, parmi les indigènes, une profonde répercussion. Ainsi, partout où s’étend la domination ou l’influence des nations européennes, la chute de Port-Arthur a éveillé des espérances qui se traduiront, dans un avenir prochain, par des faits menaçans pour l’hégémonie mondiale de la vieille Europe.


IV

Le péril commun qui menace, sinon leur existence et leur foyer, du moins certainement leurs possessions lointaines et leur prééminence économique et politique, aura-t-il la vertu de donner une forme concrète et vivante à ce sentiment de solidarité européenne qui n’existe encore qu’à l’état latent et pour ainsi dire inconscient ? Nous sera-t-il donné d’assister aux premières manifestations d’une politique de défense commune de tout cet ensemble d’idées, de croyances, de traditions et d’aspirations qui constitue, bien au-dessus des querelles nationales et des luttes de partis, le patrimoine incomparable de nos civilisations chrétiennes ? S’il peut y avoir un internationalisme bienfaisant, n’en serait-ce pas précisément la formule ? On peut espérer que la chute de Port-Arthur sera pour l’Europe un avertissement. La civilisation européenne n’est pas menacée actuellement de périr, par le fer et par le feu, sous les coups d’une formidable invasion asiatique ; le « péril jaune » ne s’avance pas sur nous, tel que l’empereur Guillaume il l’a symbolisé dans son fameux dessin, à la lueur d’un immense incendie ; mais les événemens de ces dernières années ont soulevé en Extrême-Orient une série de problèmes dont la solution importe au repos du monde et aux intérêts de toutes les grandes puissances. Les imprudences et les fautes des nations occidentales ont créé en Chine et dans les mers Jaunes un foyer dangereux d’où l’incendie peut se propager jusqu’en Europe. Il n’est besoin de rappeler ni les anxiétés que firent naître, au début de la guerre, les engagemens réciproques de l’Angleterre vis-à-vis du Japon et de la France vis-à-vis de la Russie, ni l’incident de Hull, ni les difficultés relatives aux droits et aux devoirs des neutres. La pacification de l’Extrême-Orient, l’avenir de l’Empire chinois sont des questions qui n’intéressent pas seulement les belligérans, mais toutes les puissances qui ont, dans les mers d’Asie, une clientèle, des nationaux ou des colonies. Il est temps, pour l’Europe, si elle tient à garder sa suprématie universelle, de montrer qu’elle est capable d’exprimer une volonté collective, et en mesure de la faire prévaloir. Avec plus de grandeur tragique qu’en 1895, mais à peu près dans les mêmes termes, c’est toujours le même problème qui se pose devant les hommes d’Etat européens ; les solutions, elles aussi, restent les mêmes : on les trouvera dans une politique d’intérêt général et de dignité européenne, respectueuse de l’indépendance et des droits des peuples Jaunes, mais fermement décidée à protéger, au besoin contre eux, les droits acquis et les possessions territoriales des Européens. Parlant tout dernièrement au Liberal unionist Club, M. Joseph Chamberlain défendait vigoureusement l’alliance anglo-japonaise et déclarait qu’une alliance offensive et défensive entre les deux puissances assurerait pour un temps indéfini la paix en Extrême-Orient ; le Times et plusieurs grands journaux faisaient écho à l’ancien ministre des Colonies. Si le passé répond pour l’avenir, l’affirmation pourra paraître téméraire ; il n’est pas, croyons-nous, nécessaire de démontrer que l’alliance de l’Angleterre avec le Japon a eu pour premier effet de rendre la guerre plus certaine et plus prochaine. Plus efficace, semble-t-il, pour garantir la paix et l’ordre en Extrême-Orient, serait une entente générale, une action commune de toutes les grandes puissances pour aboutir à un règlement des questions pendantes, en respectant les situations acquises et les intérêts légitimes. Une alliance encore plus étroite avec le Japon victorieux ne risquerait-elle pas d’exposer l’Angleterre aux pires difficultés le jour où un conflit grave viendrait à surgir entre le Japon et un État européen ? Le cas n’a-t-il pas été tout récemment sur le point de se produire lors des incidens relatifs à la neutralité française, et n’a-t-on les vu, quelques jours après la visite du roi Edouard Vil à Paris, les journaux de Londres prendre un ton menaçant et envisager l’éventualité d’une rupture entre l’Angleterre et la France ? L’heure approche, peut-être, où en face d’un péril commun les peuples européens sentiront la nécessité d’apaiser leurs discordes et de faire front, d’un même geste, contre la menace extérieure.

Mais les passions politiques ou religieuses, les haines sociales, les rivalités nationales, ne parleront-elles pas plus haut que l’intérêt général ? Les exemples du passé doivent nous le faire craindre. Reprenant un mot de Hegel, le comte de Bulow disait récemment : « Les peuples ne tirent aucun enseignement de l’histoire. » C’est que la leçon des événemens n’est perceptible qu’à longue échéance, lorsque le temps en a déduit toutes les conséquences et que les faits apparaissent dans leur vérité, dépouillés des passions et des préjugés du moment où ils se sont produits. L’Europe contemporaine n’est peut-être pas prête à recevoir et à comprendre la leçon de Port-Arthur. Qu’importent les exemples de l’histoire à ces gigantesques maisons de commerce inquiètes pour leurs bilans de fin d’année que sont les nations modernes ? Il est dans la nature des États fondés sur le mercantilisme de se contenter d’une politique au jour le jour, sans vues générales et sans idéalisme, satisfaite du bénéfice immédiat et inhabile à préparer un lointain avenir. D’où pourrait venir, dans l’Europe actuelle, le principe d’une entente et sur quoi porterait-elle ? Trop d’intérêts divergens, trop d’ambitions rivales, trop de haines vivaces, trop de « morts qui parlent » sont là pour couvrir la voix de la conscience européenne. Le christianisme, divisé contre lui-même, émietté en confessions multiples, a perdu sa force de cohésion : il n’a plus la parole, depuis les congrès de Westphalie, dans les conseils de l’Europe politique. Si menaçant que soit le danger extérieur, on peut craindre que les rancunes politiques ne sachent pas se taire et que l’ennemi du dehors ne trouve au dedans des complices ou au moins des auxiliaires inconsciens. La puissance du Japon, plus encore que de ses régimens et de ses cuirassés, est faite de nos discordes, de l’absence d’un idéal capable de soulever les peuples européens au-dessus de la recherche quotidienne de leurs intérêts immédiats et de faire passer dans tous les cœurs le frisson d’une émotion commune. Le vrai « péril jaune, » c’est en nous qu’il faudrait le combattre.

J’ai montré ici, quelques semaines après le début de la guerre actuelle, pour quelles raisons profondes les partis révolutionnaires et socialistes de tous les pays s’étaient d’instinct trouvés d’accord pour souhaiter et, au besoin, pour aider la victoire du Japon, champion de la « civilisation » et de la « liberté, » contre la Russie, incarnation de l’ « obscurantisme » et de la « tyrannie : » la situation n’a guère changé. L’heure vient où les passions politiques et les haines sociales seront si puissantes qu’elles domineront ce qui reste des sentimens nationaux : à travers les frontières tend à s’établir l’internationalisme des partis. Philippe de Macédoine, Alexandre, et plus tard les Romains, lorsqu’ils voulurent assujettir cette Grèce ancienne où une civilisation raffinée dissimulait le vice mortel des guerres de classes et l’inexpiable antagonisme des riches et des pauvres, purent toujours compter sur la complicité, soit de la ploutocratie inquiète pour ses intérêts, soit des démagogues menacés dans leur exploitation du pouvoir. L’Europe, si l’on n’y prenait garde, pourrait être bientôt sous le coup d’un sort pareil : ce serait l’aboutissement logique d’un régime où l’argent a tout corrompu, faussé le jeu des institutions, détruit tout idéal. Et que l’on ne dise pas que « l’intérêt bien entendu » fera toujours conclure, au moment opportun, les ententes nécessaires : pas plus qu’il ne suffit à fonder une morale, l’intérêt n’est capable de fonder une politique ; trop d’intérêts particuliers, plus immédiatement exigeans, se mettent à l’encontre de l’intérêt général ; parmi les peuples comme parmi les individus, la ruine des uns servira toujours à édifier la fortune des autres. Si la leçon de Port-Arthur n’était pas, pour les nations européennes, un avertissement suffisant, il faudrait craindre qu’aucune force au monde ne fût capable de les arrêter sur la pente où leur régime économique les entraîne avec une vitesse qui va s’accéléra nt à mesure que disparaissent les contrepoids historiques qui faisaient encore obstacle à l’omnipotence des manieurs d’argent : la vieille société irait ainsi, d’une course vertigineuse, jusqu’à ce que le mercantilisme ait achevé son œuvre de ruine, jusqu’à ce que l’impérialisme ait tué l’empire.


RENE PINON.

  1. Il est toujours sous-entendu que l’on compte les Américains parmi les nations « européennes ; » s’ils ne le sont pas par la géographie, ils le sont par le sang et par la civilisation.
  2. Nous avons déjà, dans un précédent article : La Chine et les puissances européennes (1894-1904), dans la Revue du 1er août 1904, tenté de mettre en lumière l’enchaînement logique des causes et des effets dans ces déplorables événemens et d’établir les responsabilités.
  3. Grandeur et décadence de Rome, I, la Conquête (Plon).
  4. Entre les ports de l’Inde et l’archipel nippon, les relations commerciales sont très actives ; le commerce indo-japonais atteint 18,3 pour 100 du total des échanges du Japon, il y dépasse celui des États-Unis et de la Chine.