Après l’arrêt de la Cour

René Doumic
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 721-730).
APRÈS L’ARRÊT DE LA COUR

Messieurs, la presse tout entière attend votre arrêt ; cet arrêt aura un grand retentissement. Elle espère que vous saurez mettre fin à un abus qui, sans profit pour personne, entreprend sur sa propriété et l’atteint dans sa liberté. » C’est par ces mots que l’avocat de la Revue terminait sa plaidoirie devant la première Chambre de la Cour d’appel de Paris, à l’audience du 10 novembre. Nous nous sommes abstenus jusqu’ici de parler du procès qui, à deux reprises, nous a amenés devant les tribunaux. Maintenant qu’est intervenu un arrêt, inaugurant une jurisprudence qui a été saluée par toute la presse comme une délivrance, peut-être ne sera-t-il pas inutile de présenter au lecteur un résumé de cette affaire. Ai-je besoin de dire que j’y apporterai le même esprit d’impersonnalité qui n’a cessé d’être le nôtre au cours de ce procès, et l’unique souci de l’intérêt commun ?

A la suite de l’article que j’avais consacré à leur adaptation des Perses, MM. Silvain et Jaubert me demandèrent l’insertion d’une lettre qu’ils m’adressaient à titre de « réponse. » Cette lettre n’excédait pas une longueur raisonnable ; les termes en étaient courtois, plus que courtois ; rien ne m’empêchait de la publier : c’était le plus simple, et cela m’eût épargné beaucoup d’ennuis. Mais il suffisait d’en lire les premières lignes, pour se convaincre que cette réponse n’était pas une réponse. « Monsieur le directeur, y était-il dit, voulez-vous nous permettre de répondre à la partie qui nous touche plus particulièrement de votre magnifique article sur les Perses ? Et ne nous prêtez pas le désir de maudire notre juge : tant s’en faut. Nous désirons simplement vous soumettre et soumettre aux lecteurs de votre bi-mondiale Revue quelques remarques générales, dépouillées de toute rancune personnelle, sur un ou deux points de pure doctrine... » Ces messieurs entendaient démontrer qu’il convient de traduire les poètes en vers et non en prose.

Ainsi, de leur propre aveu, MM. Silvain et Jaubert n’avaient rien à rectifier, rien à réclamer : ils voulaient tout uniment profiter du privilège que, d’après eux, la loi leur confère, pour exposer aux lecteurs de la Revue leur opinion sur une question théorique. Simple « opinion » en effet ; mais une opinion n’est pas une « réponse. » Une « réponse » doit présenter certains caractères, qui faisaient totalement défaut à la lettre de MM. Silvain et Jaubert. En dehors de toute inexactitude et de toute attaque, exiger, sous couleur de réponse, l’insertion d’un exposé de pure doctrine, c’était porter une atteinte évidente à la liberté de la critique.

J’ai refusé l’insertion demandée, parce qu’elle constituait éminemment un abus du droit de réponse.


MM. Silvain et Jaubert portèrent le différend devant les tribunaux. On sait que le droit de réponse est régi par l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881, légèrement amendé par une loi du 29 septembre 1919, et qui d’ailleurs ne fait que reproduire une disposition de la loi de 1822 sur la presse. Cet article est ainsi conçu : « Le gérant sera tenu d’insérer... les réponses de toute personne nommée ou désignée dans le journal ou écrit périodique. » En application de ce texte impératif et bref, les magistrats de la première Chambre du tribunal civil, présidée par M. Fieffé, rendirent un jugement qui, tout en limitant les dommages-intérêts aux dépens, condamnait la Revue. Ce jugement, à l’envisager du simple point de vue de la logique, ne laissait pas d’être assez déconcertant. Il y était dit expressément que la critique de la Revue avait été « sérieuse et mesurée ; » et le même jugement, après avoir fait honneur au critique de n’avoir obéi « à aucun autre sentiment que celui exprimant conformément à sa pensée son appréciation, » concluait à la condamnation de ce même critique qu’il venait de déclarer sans reproche. Fallait-il donc, de toute nécessité, qu’en matière de droit de réponse, la justice fût en contradiction avec le bon sens ?

Ce n’avait pas été l’avis du ministère public. Chargé de requérir l’application de la loi, M. le substitut Caous avait soutenu, dans les termes les plus nets, avec une parfaite décision, que la loi n’avait nullement entendu infliger, en n’importe quel cas, l’insertion de n’importe quelle réponse. Son exposé très étudié, — et qui fut très remarqué, — avait été la nouveauté caractéristique de cette phase du procès : c’était le premier pas vers une solution conforme à l’équité.

Les conclusions de M. le substitut Caous étaient pour la Revue une claire indication. Au surplus, elle ne pouvait, quand elle l’aurait voulu, accepter le jugement qui la condamnait. Elle ne le pouvait pas, devant l’émotion soulevée dans la presse par ce jugement. « Ce fut une explosion, a dit justement l’avocat de la Revue. Tout d’abord, la plupart de ceux que la question intéressait songèrent à obtenir une modification de la loi de 1881 ; le Syndicat de la Presse émit un vœu et élabora un texte ; un député, M. Thiboul, saisit la Chambre d’une proposition de loi. M. Cruppi fit de même au Sénat. La Société d’études législatives, sur le rapport de Me Albert Vaunois, et sur l’avis conforme de la Commission dite « du droit de réponse, » particulièrement de MM. Feuilloley, Laborde et Ambroise Colin, tous trois de la Cour de cassation, proposa de compléter l’article 13 de la façon suivante : Toutefois les articles de critique purement littéraire, artistique ou scientifique, qui ne contiennent point d’offense, ne donnent ouverture au droit de réponse que pour la rectification des erreurs matérielles [1]. » Cependant les associations littéraires entraient en jeu, d’innombrables articles paraissaient dans les journaux de toutes nuances, à Paris, en province, et même à l’étranger. Dans ces conditions, était-il possible d’abandonner la partie ? Par la force des choses, la question du droit de réponse était posée devant l’opinion. L’opinion, dans son ensemble, et quelles que pussent être les divergences de détail, réclamait une interprétation moins surannée du vieux texte, — aujourd’hui centenaire, — de la loi, assez généralement connue sous le nom de : loi contre la presse.

C’est dans cette atmosphère que s’est ouvert le procès en appel devant la première chambre de la Cour, présidée par le premier Président André. Dans une cause où l’intérêt général était si nettement marqué, je ne pouvais risquer de compromettre, par mon inexpérience des choses juridiques, un succès qui ne devait pas être seulement le mien. Je me suis donc borné à présenter aux magistrats quelques explications d’ordre professionnel, et j’ai confié le soin de défendre la Revue à un des maîtres du barreau, Me Léouzon Le Duc, hier membre du Conseil de l’Ordre, et tout particulièrement versé dans les questions de presse. Dans une plaidoirie, — qui s’est étendue sur deux audiences et dont je puis bien dire, puisque je ne fais que répéter les échos entendus au Palais, qu’elle fut un modèle de science juridique et d’éloquence persuasive, — Me Léouzon Le Duc s’est appliqué à montrer qu’en proposant aux magistrats d’infirmer le jugement de la première Chambre civile, il leur demandait certes un effort, mais l’effort précisément qu’il est dans leurs attributions et dans leur tradition de fournir. En effet, cet exercice du droit de réponse qu’on prétend être général et absolu, est, en réalité, limité par certaines restrictions : il faut que la réponse ne soit pas contraire aux bonnes mœurs, il faut qu’elle ne porte pas atteinte à l’honneur du journaliste, il faut encore qu’elle ne fasse pas grief aux intérêts légitimes des tiers. Or ces restrictions sont l’œuvre des tribunaux. Ils ont ainsi établi que le droit de réponse peut être exercé abusivement : si le droit de réponse est général et absolu, son exercice est relatif. Quand il s’agit de faire justice d’un abus, les tribunaux savent toujours donner à la loi l’interprétation nécessaire ; car l’état social change, si le texte de la loi ne change pas, et il faut que la justice corresponde à des besoins qui se renouvellent sans cesse. Si donc le droit de réponse dégénère en abus, à quel titre la Cour se refuserait-elle à faire justice de cet abus ?

L’avocat de MM. Silvain et Jaubert était Me de Saint-Auban, une des célébrités du barreau parisien. Il a prononcé une plaidoirie étincelante de verve et d’esprit. Nous ne saurions trop l’en remercier. Il était nécessaire que la thèse de l’application mécanique du droit de réponse, — du droit de réponse quand même, — fût soutenue avec une maîtrise qui ne pût être surpassée. Me de Saint-Auban y a fait merveille.

A la suite de ces plaidoiries, s’est produit un fait dont il y a, je crois, peu d’exemples au Palais. Avant de donner la parole à l’avocat général, le premier Président a félicité les deux avocats de la cause d’avoir imprimé à ces débats une ampleur et un éclat dignes des grandes traditions du barreau français. La Revue est fière d’avoir provoqué une discussion juridique d’une si belle tenue littéraire.

La curiosité était vive lorsqu’à l’audience du 17 novembre, l’avocat général se leva pour donner ses conclusions. M. l’avocat général, Eugène Dreyfus, est un des magistrats les plus hautement considérés du Parquet. Son autorité est grande. Le choix qu’il allait faire entre les deux thèses ne pouvait manquer d’avoir une importance capitale. Dès ses premières paroles, on fut fixé. A la Cour d’appel, comme au Tribunal de première instance, le ministère public se prononçait contre l’abus du droit de réponse. Et son argumentation était d’une force singulière. Écartant tous les arguments qui pouvaient prêter à discussion, et faisant à la thèse contraire les concessions les plus larges, M. l’avocat général Dreyfus s’est établi au cœur de la question, et dans une position qui semble bien être inattaquable, à savoir que le droit de réponse ne saurait échapper, lui seul, à « cette grande règle d’équité, que le droit cesse quand l’abus commence. » Il faudrait pour cela qu’il fût une sorte de super droit, plus absolu que le droit le plus absolu. Mais le droit de réponse peut-il prétendre à un traitement plus absolu que cet autre droit, sacré et absolu, qu’est le droit de propriété ?

Ce refus d’élever le droit de réponse au-dessus du droit et d’en faire un superdroit, résume et domine toute la controverse.

Puis M. l’avocat général Dreyfus passait à l’examen des faits de la cause. Et il concluait en ces termes qui, pour la vigueur, ne laissent vraiment rien à désirer : « Je dis que persister à exiger l’insertion d’une réponse dans ces circonstances, c’est attenter à la liberté de la presse, c’est attenter à la liberté du journaliste qui a le droit de rester maître chez lui et, à l’occasion d’une manifestation littéraire ou dramatique, d’exprimer dans son journal ou dans sa revue ses propres idées sans s’exposer à devoir insérer un plaidoyer en faveur de la thèse contraire. Le droit de réponse est absolu, mais comme un autre droit absolu peut l’être, c’est-à-dire que son caractère absolu est conditionné par une limite qui conditionne tous les droits, même les plus absolus, et cette limite, c’est le respect du droit et de la liberté d’autrui. » Ainsi les principes invoqués dans ces conclusions sont les principes fondamentaux eux-mêmes et la pure notion du droit.

La Cour est entrée résolument dans la voie tracée par l’avocat général. On nous saura gré de reproduire in extenso le texte de son mémorable arrêt.


COUR D’APPEL DE PARIS. — PREMIÈRE CHAMBRE
Présidence de M. le Premier Président André.


La Cour,

Considérant que, dans son numéro du 15 juin 1919, sous la signature de René Doumic, son directeur-gérant, la Revue des Deux Mondes a publié un article de critique dramatique sur la tragédie des Perses d’Eschyle, représentée à la Comédie-Française dans une traduction en vers de Silvain et Jaubert ; que Doumic, louant l’œuvre d’Eschyle comme « le plus magnifique poème inspiré par l’enthousiasme grave et réfléchi de la victoire, » en explique par la tradition antique, le sens patriotique et le sens religieux ; qu’il félicite d’ailleurs Silvain et Jaubert d’avoir pensé que le poème éveillerait en nos âmes « d’intimes et pathétiques résonnances, » le miracle de Salamine devant évoquer pour nous le miracle de la Marne ; qu’il constate, néanmoins que, sur la scène de la Comédie-Française, les Perses, n’ont pas soulevé l’enthousiasme qui eût pu être attendu, ce qu’il attribue au caractère de l’œuvre lyrique d’Eschyle, pour conclure en ces termes : « La beauté d’une œuvre lyrique ne se sépare pas de la valeur du style et des vers : elle ne s’accommode pas de la médiocrité. J’estime qu’une prose fidèle eût mieux valu. Traduire Eschyle en vers ! à moins d’être un très grand poète, il est sage de ne pas s’en mêler. »

Considérant que, si mesurée qu’elle fût, cette appréciation excita les susceptibilités de Silvain et de Jaubert, qui, par lettre adressée à Doumic le 20 juin 1919, se plaignirent que du sommet où il avait exalté le chef-d’œuvre d’Eschyle, il n’avait pas suffisamment estimé la valeur de leur effort poétique ; que, contestant la préférence donnée par le critique à une « prose fidèle, » ils soutenaient qu’un poète ne saurait être vraiment traduit que par un poète et que le rythme lyrique, pour revivre dans une autre langue, exige le rythme lyrique ; cette thèse étant développée à l’aide de citations et de comparaisons tirées des Perses :

Considérant que Doumic, ayant refusé d’insérer leur lettre dans la Revue des Deux Mondes, les deux auteurs l’ont assigné devant le Tribunal civil en vue de l’obliger à cette insertion ; que, par le jugement dont est appel, le Tribunal a accueilli leur demande par ce motif que le droit de réponse accorde par l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881 à toute personne nommée ou désignée dans un écrit périodique est un droit général et absolu, qui ne comporte, suivant l’opinion traditionnelle, d’autres restrictions que celles qu’imposent le respect de la loi et des bonnes mœurs, l’intérêt des tiers ou l’honneur du journaliste ;

Considérant qu’en l’état actuel de la législation sur la presse, le critique ne jouit d’aucune immunité particulière et se trouve soumis au droit commun ; qu’en vain soutiendrait-on que l’écrivain, en lui envoyant son livre, et l’auteur dramatique en le conviant à la représentation de sa pièce, acceptent par avance les appréciations qu’ils ont provoquées et renoncent à l’exercice du droit de réponse ; qu’il est de principe qu’une renonciation à un droit ne se présume pas ; que, dans l’hypothèse envisagée, il serait impossible d’affirmer que l’auteur a entendu faire abandon de ce moyen de protection contre les erreurs personnelles du critique ; que le pacte de renonciation n’est nullement établi, les conditions et les limites de la prétendue renonciation demeurant du reste incertaines ;

Considérant que si, avec raison, peut être opposé à Doumic le caractère général du droit de réponse, ce droit, contrairement à ce qu’a jugé le Tribunal, ne saurait être tenu pour tellement absolu qu’il doive sans réserve être reconnu à toute personne nommée ou désignée dans un journal ou une revue ; que cette interprétation se fonde sur les termes impératifs de l’article 13 de la loi de 1881 ; mais que, pour appliquer ce texte laconique, il convient de ne pas perdre de vue que ce qu’il autorise, c’est une réponse, c’est-à-dire un acte de défense, une riposte qui, nécessairement et par définition, suppose une attaque ; qu’il est impossible d’admettre en principe que tout individu désigné dans un article de presse, serait-il sans préjudice pour aucun de ses intérêts et (peut-on supposer même) en termes avantageux, se voie, par le seul fait de cette dénonciation, accorder le pouvoir d’intervenir suivant son seul gré dans toute discussion ou d’imposer à son profit une réclame gratuite au journal qui l’a nommé ;

Considérant que l’article 13 de la loi de 1881 est textuellement tiré de la loi sur la presse du 23 mars 1822 ; que la discussion préparatoire de cette loi invoquée par les premiers juges, comprend une déclaration faite à la Chambre des Pairs par un membre de cette assemblée et qui n’a rencontré aucune contradiction, déclaration par laquelle était reconnue la nécessité de laisser aux tribunaux le soin de prévenir des abus dont le droit de réponse pouvait devenir prétexte ;

Considérant que, fùt-il fait abstraction de cette observation législative, la mission dont il fait un devoir aux tribunaux n’est point contestable ; qu’il incombe à l’autorité judiciaire de contrôler, pour le maintenir dans ses justes limites, l’exercice des facultés concédées par la loi ; que ce devoir, au cas présent, se justifie d’autant mieux que le droit de réponse, qui apparaît comme une forme de légitime défense, se traduit, dans l’application, par une atteinte au droit de propriété, alors qu’il enlève au journal contre lequel il est invoqué la disposition d’une partie de ses colonnes ; qu’exercer, comme un droit absolu et quasi automatique, le droit de réponse sans la réserve que porte à en user le bon sens public, aboutirait à une expropriation véritable et rendrait illusoire la liberté de la presse proclamée par le législateur ;

Considérant que, pour toutes ces raisons, s’impose l’arbitrage de l’autorité judiciaire en vue de résoudre le conflit soulevé par le débat actuel contre la réclamation des deux auteurs et les revendications du critique ; que l’article de Doumic s’inspire d’un pur souci d’art et que toute personnalité en est exclue ; qu’il ne contient rien qui permette à Silvain et à Jaubert d’y relever la moindre attaque ou une atteinte quelconque à leurs intérêts légitimes ; que, dans la lettre adressée à Doumic et qui donne lieu au procès, ils annoncent l’intention de soumettre aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes quelques remarques dépouillées de toute rancune personnelle, sur un ou deux points de pure doctrine ;

Que pareille discussion est d’ordre théorique, n’est point de nature à faire l’objet d’une insertion forcée et qu’elle ne peut être imposée par l’autorité de la loi à la Revue des Deux Mondes ;

Par ces motifs ;

Infirme le jugement dont est appel ;

Décharge Doumic des condamnations prononcées contre lui ;

Ordonne la restitution de l’amende ;

Déboute Silvain et Jaubert de leur demande ;

Les condamne aux dépens de première instance et d’appel.


Ce n’est pas à nous d’apprécier un arrêt qui donne gain de cause à la Revue. Nous nous bornerons à indiquer l’accueil qui lui a été fait dans la presse. « Monument de bon français et de bon sens français, » ainsi que l’écrit M. Abel Hermant, l’arrêt de la Cour a été partout considéré comme un retour au bon sens, et un retour au droit commun. Le Temps, — qui a consacré au droit de réponse une série de remarquables articles, — fait justement ressortir que la situation à laquelle cet arrêt met fin était une situation d’exception : « Depuis 1845, les tribunaux se sont inclinés dévotement devant ce qu’il leur a plu d’appeler le « droit général et absolu » de réponse. Il n’est pas un seul texte législatif qu’ils ne se soient, avec raison, reconnu le droit d’interpréter. Seul l’article 13 était à leurs yeux intangible. Ils se prosternaient devant l’icône sacrée. L’arrêt d’hier secoue la servitude dans laquelle la jurisprudence s’était elle-même enfermée. Il restitue aux tribunaux, en cette matière comme en toute autre, le pouvoir d’interpréter les textes législatifs. » De son côté, le Journal des Débats estime que l’arrêt de la Cour, en donnant satisfaction au bon sens, « est de nature à bien servir la liberté de l’esprit et des lettres. [2] »

Retenons ces mots ; c’est ici l’essentiel : le principe que sanctionne l’arrêt de la Cour est celui de la liberté.

Liberté de la presse. Rappelons à ce propos une équivoque sur laquelle on a beaucoup vécu dans la polémique des journaux et qu’il importe de dissiper. On a prétendu que limiter le droit de réponse, fût-ce aux limites de l’abus, c’était porter atteinte à une liberté. « Vous me fermez votre porte, dit l’auteur mécontent : vous attentez à ma liberté en m’empêchant de pénétrer chez vous. » A cette prétention osée n’est-ce pas plutôt le directeur de journal qui est fondé à répondre : « Non pas : je défends contre vous mon seuil, ma frontière, mon territoire : je reçois qui je veux, je n’admets pas qu’on force ma porte. Interpellez-moi dans tel journal où vous croirez pouvoir m’interpeller. Libre à vous. Mais chez moi, pas ! [3] » Ce que consacrait Inapplication abusive du droit de réponse, — la faculté octroyée à n’importe qui « d’imposer une réclame gratuite au journal qui l’avait nommé, » — c’était bien et dûment un privilège.

Liberté de la critique, — et liberté sans laquelle la critique ne saurait vivre. Le droit de réponse est, par la plus juste des définitions, assimilé au droit de légitime défense ; et, comme tel, il reste intangible. Mais il est clair que s’il faut à toute force louer, louer uniquement, louer toujours, louer tout et tous, louer à tout propos et à tour de bras, la critique n’est plus libre, il n’y a plus de critique. Or, nous avons besoin de la critique, et s’il est, à l’époque où nous sommes, quelque reproche à lui faire, ce n’est certes pas celui d’excessive sévérité. Dans la discussion instituée à la Société d’Études législatives, un conseiller à la Cour de cassation, M. Ambroise Colin, se plaignait du caractère neutre, incolore, et en quelque sorte commercial, que revêtent trop souvent les critiques qu’on lit dans les journaux. « Quand je lis une page de critique, trop souvent je me figure rencontrer une sorte d’annexe des annonces et réclames qu’on trouve ordinairement à la quatrième page des journaux. Et je me demande alors si toute proposition qui doit ajouter à l’indépendance de la critique n’est pas, en somme, conçue bien plutôt dans l’intérêt de la littérature et, par conséquent, des auteurs eux-mêmes, que dans l’intérêt des journaux. » C’est la philosophie de toute cette affaire, et nous aimons à la trouver dans la bouche d’un magistrat lettré. Prise entre la brutalité de la réclame payée et les complaisances de la camaraderie, la critique loyale a de plus en plus de peine à maintenir sa place. Du moins pouvons-nous espérer en avoir fini avec la menace, qui pesait sur elle, d’une pénalité suspendue sur le critique coupable d’avoir fait honnêtement son devoir.

Puisse l’arrêt de la Cour, — dont on a dit qu’il était une révolution du Palais et qui pourtant est si peu révolutionnaire, — inaugurer une ère nouvelle ! Tout le monde y gagnera, à commencer par les auteurs. La presse a trop le sens de ses intérêts professionnels, pour n’avoir pas salué avec joie une jurisprudence soucieuse d’assurer au journaliste sa liberté, au critique son indépendance, à l’homme de lettres sa dignité.


RENÉ DOUMIC.

  1. Plaidoirie de Me Léouzon Le Duc.
  2. Voir le Temps du 26 novembre et les Débats de la même date.
  3. Plaidoirie de Me Léouzon Le Duc.