Après Washington et après Gênes

Amiral Degouy
Après Washington et après Gênes
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 639-666).
APRÈS WASHINGTON
ET APRÈS GÊNES

On ne peut pas encore soulever les voiles qui couvrent les origines et les profondes raisons d’être de la Conférence de Washington. Beaucoup d’observateurs avisés pensent que le règlement des problèmes du Pacifique, — « question des races » et partage économique équitable de la Chine, — ne formaient, avec la limitation des armements navals, que la façade d’un édifice dans le secret duquel les deux plus puissantes nations du monde se réunissaient pour fixer les termes généraux de leur accord. Il s’agissait en effet, avant tout, de mettre fin momentanément à une dangereuse et ruineuse rivalité, en partageant la planète en deux vastes zones d’influence où devait désormais s’exercer sans contestations l’hégémonie de chacune des branches de la grande race impériale, la race anglo-saxonne. ; Les Américains ne pouvaient penser qu’à Gênes, six mois après la réunion de leur conférence, ils dussent se mettre en travers des ambitieuses visées de la grande firme anglo-hollandaise au sujet des pétroles du Caucase, dont il ne leur plaît pas de se désintéresser.

On sait toutefois qu’il existait, dès lors, pour les deux chefs de Gouvernement, d’intéressantes raisons de politique intérieure, soit de lancer l’idée de la Conférence, soit d’accueillir cette idée avec empressement. Ce sont, du reste, des préoccupations analogues que l’on retrouve, au moins du côté anglais, à la base des discussions qui aboutirent, en janvier dernier, à la convocation du « Congrès de la Riviera » pour le 10 avril.

Le président Harding, chef du parti républicain et qui pense à l’élection de 1923, devait tenir compte, d’abord des inquiétudes que fait naître dans son pays la situation générale des affaires du monde, puis des idées candidement humanitaires et pacifistes des masses ouvrières que dirige M. Gompers, enfin de l’avantage qu’il y aurait, pour le prestige des républicains, à montrer quels résultats bienfaisants ils pouvaient obtenir d’une réunion relativement internationale qu’ils opposeraient à la Société des Nations, création du chef du parti démocrate.

M. Lloyd George, de son côté, se sentant vivement pressé par les adversaires de la « Coalition » qu’il avait maintenue au pouvoir en 1918, à charge pour elle de lui laisser gouverner l’Angleterre et l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; très préoccupé, d’ailleurs, et non sans raison, de l’extension du chômage et résolu à tout tenter, à tout faire pour remonter la pente qui, de la diminution continue des exportations, aboutit à la ruine et à la banqueroute, M. Lloyd George, disons-nous, ne voyait que des bénéfices à des tractations ayant pour objet de diminuer immédiatement les dépenses de l’ordre militaire, — que la commission Eric Geddes commençait à découvrir exorbitantes, — pourvu que l’Amirauté, encore plus que le « War office, » s’avisât d’un biais moyennant quoi la force britannique ne fût pas sérieusement atteinte.

Or il s’agissait précisément, dans la proposition américaine, de diminuer les armements navals, de supprimer un certain nombre de navires de haut bord démodés, et d’interrompre pendant dix ans toutes les constructions de « capital ships » dans les arsenaux et chantiers privés. C’était le salut.

II fut entendu qu’à Washington la délégation britannique, — très soigneusement composée, — accepterait l’inévitable, qui était la constatation et la consécration du fait que, pendant la guerre, sous la vigoureuse impulsion du secrétaire d’Etat de M. Wilson à la marine, M. Daniels, la flotte des Etats-Unis avait pris une extension considérable. Elle égalait presque la flotte anglaise. Bien mieux, si les constructions n’étaient pas arrêtées aux Etats-Unis, l’équilibre allait être rompu au bénéfice du Nouveau-Monde, car la situation financière anglaise et la gravité de la crise économique ne permettraient plus à l’ancienne impératrice des mers de garder le premier rang en menant à bonne fin son plan de construction.

La seule ressource était donc pour elle de tout arrêter à la date de novembre 1921. Personne ne construisant plus, la Grande-Bretagne conservait encore un faible avantage numérique sur les États-Unis et elle gardait d’ailleurs sa supériorité incontestée en ce qui touche le personnel, l’organisation générale et les bases d’opérations.

Ce n’était pas assez toutefois. Quand elle reportait ses yeux de l’Amérique sur l’Europe, Albion reconnaissait sans doute avec satisfaction que sa marine y exerçait une maîtrise absolue, que la flotte allemande était, par ses soins, réduite des neuf dixièmes et que la flotte française (par ses soins aussi, mais indirectement appliqués) n’avait pas récupéré ses pertes de guerre. Plus de deux ans s’étaient écoulés même depuis la paix sans que, chez nous, ministère et Chambres se fussent mis d’accord sur un programme qui abolissait d’un trait de plume cinq dreadnoughts inachevés et les remplaçait par un faible nombre de bâtiments légers, de surface ou de plongée. Et tout cela apparaissait fort avantageux à la Grande-Bretagne...

Oui, mais tout cela aussi ne résolvait pas, au goût de l’Amirauté anglaise, la question fondamentale des sous-marins.

Car il y avait une question, fondamentale en effet, des sous-marins. A ceux-ci, dès le printemps de 1919, l’Amirauté et le Gouvernement anglais avaient déclaré une guerre implacable, une guerre d’extermination. On se rappelle qu’après avoir à peu près rallié à leur thèse la délégation américaine à la Conférence de la paix, les représentants britanniques avaient demandé au Conseil suprême de décider la suppression pure et simple de l’instrument de guerre qui avait failli, en 1917, causer la perte des Alliés [1].

En fait, la question ne fut pas mise en délibération par les cinq grands chefs. Il semble qu’au dernier moment les marins américains aient reculé devant les conséquences d’une telle mesure, ou, au contraire, qu’ils en aient reconnu l’inanité ; car, enfin, est-il possible de supprimer d’un trait de plume un engin de guerre ? L’expérience du dernier conflit, en tout cas, permet de répondre négativement à cette interrogation.

Quoi qu’il en soit, c’était pour les hommes d’Etat et pour les marins anglais, sinon une partie perdue, au moins une première offensive manquée. On ne désespérait pas de mieux réussir dans une autre occasion, et cette occasion allait certainement se produire à Washington, puisqu’on y discuterait sur la limitation des armements navals.

Quelle limitation plus complète que la suppression ? Et, bien entendu, cette suppression ne s’appliquerait pas aux navires de surface, quels qu’ils fussent, grands ou petits, dreadnoughts ou destroyers ; car, de ce côté-là, on se sentait toujours assuré de conserver pleine maîtrise, et la France aurait beau, comme il y a quarante ans, s’ingénier à développer l’efficacité du lanceur de torpille qui n’agit qu’en émersion, « le torpilleur, » elle n’arriverait jamais à doter cet engin de surface de moyens d’action qui pussent équivaloir au décisif avantage qu’assure au sous-marin son caractère essentiel de parfait instrument de surprise.

La délégation britannique partit donc pour Washington en possession d’une nouvelle thèse et de nouveaux, de plus pressants arguments, qui allaient lui permettre de déclencher sa deuxième offensive contre la guerre sous-marine avec d’autant plus de succès que, le secret de ces préparatifs étant bien gardé, les Français, défenseurs-nés du système, seraient eux-mêmes parfaitement surpris.

Il ne faut pourtant pas croire que là devait se borner, en ce qui touche la marine de France, l’effort de l’Amirauté britannique et des dirigeants actuels de ce que l’on peut appeler la politique anglaise de 1815.

Après tout, on ne savait jamais de quoi cette France était capable, en fait de relèvement. Mise en possession, par le traité de Versailles, du charbon et du fer [2], n’allait-elle pas un beau jour, — si on lui laissait faire ses réparations, — s’aviser de donner à sa grosse métallurgie un essor qui lui permettrait de construire rapidement, quand elle le jugerait bon, une puissante escadre de « capital ships » et de grands croiseurs ?

Un tel danger n’était pas négligeable. A quoi donc eût servi d’ensevelir sous les flots de la grande baie des Orcades l’outrecuidante flotte germaine qui, bien qu’inférieure en nombre, avait pu balancer la victoire, le 31 mai 1916, si l’on voyait renaître l’antique, et grande et glorieuse rivale des temps passés, la Marine des Primauguet, des d’Annebaut, des La Garde ; celle des Brézé, des Sourdis, des Duquesne et des Tourville, si puissante et souvent si heureuse ; et encore celle qui, sacrifiée sous Louis XV, s’était si promptement relevée et avait brillé d’un si vif éclat sous Louis XVI, pendant la guerre de l’Indépendance américaine, avec les d’Orvilliers, les d’Estaing, les Guichen, les Lamotte-Picquet, et surtout avec l’immorlel Suffren ?

D’ailleurs, on n’avait garde d’oublier, à Londres, que dans des temps plus proches des nôtres, sous Napoléon III, entre 1858 et 1864 environ, la flotte française, grâce aux frégates cuirassées du génial Dupuy de Lôme, était restée supérieure à la flotte anglaise. N’avait-on pas vu, en 1860, la côte septentrionale de la . Manche se ceindre de fortifications couvertes de blindages « sandwich, » — béton et plaques de forte tôle assemblées, — tandis que les « Volunteers, » y compris les « Rille-women <ref> « Femmes tirailleurs » ou « femmes fusiliers. » L’affolement fut tel, en effet, qu’on enrôla des femmes. L’organisation actuelle de « l’armée territoriale » n’existait pas alors. </<ref>, » accouraient sur les rivages menacés, croyait-on, d’une nouvelle descente et qu’on se hâtait d’achever les « Warrior » et les « Achilles » qui, malgré leurs noms belliqueux, n’eussent pas tenu devant la « Gloire » et devant le « Solférino ? »

Et de tous ces souvenirs, ravivés par les inquiétudes que donnait la puissance militaire de la France de 1921, on concluait que, s’il était essentiel de briser entre nos mains le dangereux instrument de la guerre commerciale, ou plutôt des opérations sur les lignes de communication, il ne l’était guère moins de nous empêcher, pour longtemps, d’acquérir les éléments d’une flotte de ligne, en surface, faute de quoi, pensait-on, le sous-marin, librement pourchassé partout, serait détruit ou, au moins, paralysé. Il fut donc bien entendu que, puisque nous cou mettions l’imprudence d’aller à Washington, — à quoi rien ne nous obligeait, — on en profiterait pour consacrer d’une manière définitive l’abaissement, sinon la disparition de la marine française, d’une part en limitant étroitement le tonnage de nos navires de haut bord, de l’autre, en exigeant la suppression des sous-marins.

Un dessein si arrêté et qui, au demeurant, a été si bien poursuivi, supposait cependant l’adhésion préalable de la principale Puissance maritime après l’Angleterre, l’instigatrice de la Conférence et probablement la directrice des travaux de celle-ci. Les dirigeants des États-Unis étaient-ils d’avance, mais en secret, acquis à l’exécution d’un plan que l’ambassadeur britannique, sir Auckland Geddes, avait pu leur communiquer ? C’est possible, encore que peu probable. Cependant, si, comme il se confirme en ce moment même [3], le Cabinet de Washington se proposait de donner un grand développement à la marine marchande, il était assez naturel qu’il inclinât, par là même, à quelque défaveur à l’égard des sous-marins ; et que les Anglais pouvaient fort légitimement se promettre de tirer parti de ce sentiment.

Il en serait de même de certain dédain que professaient les marins américains, — j’y reviendrai, — pour la marine de la France (qu’ils n’avaient d’ailleurs pas vue à l’œuvre dans la Méditerranée) et surtout pour ses ports et arsenaux. Cette opinion pouvait être utilisée, si le Gouvernement et le Parlement français ne se hâtaient pas, — et c’est ce qui arriva, — de manifester l’intérêt qu’ils devaient prendre à la constitution d’un organisme délabré par la mise à exécution d’un programme de constructions et par l’adoption de sérieuses mesures de réforme pour les arsenaux. Pourquoi ménager qui s’abandonne ?...

En tout cas, et ne fût-ce que pour nous expliquer l’explosion des reproches indignés auxquels ont donné lieu, là-bas, les imprudentes demandes de notre délégation, il est utile de rechercher quelle pouvait être, dans l’ensemble, l’opinion des peuples des Etats-Unis à notre endroit, au moment où se réunissait la conférence de Washington. Aussi bien pourrions-nous élargir le champ de nos investigations et nous demander comment il se fait que, dans l’opinion du monde, la considération que l’on a pour la France victorieuse de 1922 ne dépasse guère, aujourd’hui, celle que l’on avait pour la France de 1913, toujours sous le coup de la grande défaite de 1870.

Cette France de 1913, c’était, pour à peu près toutes les autres nations, le vieux peuple affaibli, — dégénéré, précisait-on, — en tout cas replié sur lui-même ; le peuple qui se tenait à l’écart de toutes les grandes combinaisons, de toutes les vastes entreprises ; médiocre commerçant, du reste, à conception, étroites et méthodes surannées, mais content de petits gains, parce qu’il n’osait jamais rien risquer, tout en s’imaginant que sa clientèle lui resterait obstinément fidèle ; médiocre aussi dans l’industrie, parce que timide, là encore, et peu doué d’initiative, il bornait sa production à la satisfaction du marché intérieur ; peuple inventeur, on en convenait mais qui ne savait ni réaliser, — par jalousie à l’égard des inventeurs même, — ni exploiter à fond, — par insouciance ou défaut de clairvoyante audace, les découvertes de ses savants et de ses hommes d’imagination, — peuple enfin qui, limitant volontairement ses naissances, se condamnait à être bientôt submergé par les races fécondes.

Tel est le tableau peu flatté que voyaient si souvent tracer de leur nation ceux d’entre nous que leurs professions ou leurs intérêts appelaient à l’étranger.

Certes, le portrait apparut tout d’un coup peu fidèle lorsqu’on nous vit, en août 1914, relever fièrement la tête et présenter à l’envahisseur, sur la Marne, un front uni, impénétrable. L’étonnement devint de l’admiration lors des formidables luttes sur l’Yser et sur la Meuse, à Verdun, car les peuples sont accessibles à l’enthousiasme en présence des actions héroïques et des sacrifices sublimes. Mais l’enthousiasme s’épuise vite et, plus vite encore, l’admiration. Dire que les peuples ne s’aiment pas, encore qu’ils se prétendent frères, ce serait cruel ; affirmons du moins qu’ils ne se connaissent pas et se comprennent rarement, qu’ils se jalousent toujours et qu’ils ignorent, dans leurs relations normales, la vertu du désintéressement. Aussitôt après l’armistice, en effet, on put observer quelque différence dans la manière dont Anglais, et Français s’adaptaient à la situation nouvelle.

Les Français, justement fiers d’avoir recouvré l’Alsace-Lorraine et de border le Rhin, triomphaient joyeusement, tout en procédant au triste inventaire de leurs pertes dans les régions dévastées ; et de ce désastre ils essayaient de se consoler en répétant à satiété : « L’Allemagne doit payer, l’Allemagne paiera, » formule qui n’a, par elle-même, aucune force opérante et qui n’en aurait que si on la sentait appuyée sur la volonté ferme d’imposer au vaincu, coûte que coûte et malgré toute opposition, d’où qu’elle vienne, l’exécution des clauses financières du Traité. D’ailleurs, aucune velléité de tractations individuelles, avec l’ennemi qui s’était montré si cruellement destructeur sur le sol de France et de Belgique.

Les Anglais, pendant ce même temps, se hâtaient, à Cologne et à Hambourg, au négoce avec les Allemands et déjà s’essayaient à des conventions particulières qui ne devaient pas tarder à leur faire envisager les intérêts de nos adversaires (et les leurs) avec plus de complaisance que ceux de leurs alliés. Et peu à peu l’opinion se répandait partout d’inévitables dissentiments où notre insouciance, notre défaut de vues étendues, notre ignorance du « sens des réalités, » notre crainte aussi d’aller jusqu’au bout de notre droit, nous mettraient en infériorité marquée vis-à-vis de nos anciens alliés redevenus nos rivaux. La France, disait-on, — et sans nous plaindre ! — laissait saboter sa victoire. Encore un peu, elle allait revenir à la mentalité d’après 1870.

Mais ceci, il ne convenait pas à l’Angleterre de le laisser croire. Au contraire, il lui fallait dénoncer à l’Univers « l’impérialisme français. » Et ce n’était pas seulement,— la méthode est bien connue, — pour masquer le sien et détourner l’attention de ses agissements politiques ; c’est que, au contact des autorités et des personnes marquantes de la Rhénanie, elle s’était aperçue que nul, dans ce pays, ne doutait que la France exigeât et obtint la rive gauche du Rhin au traité de paix : à quoi, du reste, la mentalité rhénane se résignait fort bien.

Dès lors, en présence de ce danger, renaissait naturellement, dans les conseils du cabinet de Londres [4], l’esprit de 1815, la politique de l’équilibre entre l’Allemagne et la France, de l’exacte balance de forces à laquelle la Grande-Bretagne avait dû, au cours de ces cent dernières années, de consolider son hégémonie mondiale par la prise de possession de tous les territoires, de tous les points de croisement des routes de navigation, de tous les passages et carrefours maritimes présentant quelque intérêt.

Peu à peu, toutefois, et comme il s’étaient plus préoccupés d’acquérir des « mandats » territoriaux, des colonies nouvelles et des protectorats fructueux que de veiller aux conséquences de la politique financière du gouvernement du « Reich, » les dirigeants anglais reconnaissaient que, par le jeu savamment combiné de l’avilissement du mark et du développement de l’industrie germanique, si « l’Empire » s’appauvrissait — ce qui lui permettait de se dérober à ses obligations vis-à-vis des Alliés — les Allemands, producteurs à bas prix et actifs exportateurs, s’enrichissaient... Malheureusement, plus « handicapés » encore qu’avant la guerre par tous les objets confectionnés auxquels on pouvait imposer la marque « made in Germany, » les Anglais, eux. État et particuliers, s’appauvrissaient comme le « Reich » allemand. La grande crise du chômage commençait.

En réalité, disons-le, la concurrence germanique, au moins sur le marché anglais même, n’est pas la seule cause de ce chômage. Les statistiques d’importations allemandes le prouvent, quand on les rapproche de celles de 1913. Mais les ouvriers anglais travaillent moins que les ouvriers allemands, tout en exigeant des salaires très élevés, tandis que les patrons, chefs d’industrie et « capitalistes, » sont écrasés d’impôts.

Quoi qu’il en soit, les préoccupations de M. Lloyd George, plus actif pour guérir qu’avisé pour prévenir, s’orientaient dès lors, d’un côté vers l’ouverture de nouveaux marchés, et c’est ce qu’on appelle, à Gênes, la « restauration de la Russie, » — car il est toujours bon, pour l’effet moral, que le plus légitime égoïsme national se recouvre d’un séduisant vernis d’altruisme, — de l’autre vers le relèvement du change allemand, d’où devaient découler l’assainissement des finances de l’Empire et surtout le relèvement des prix de revient des produits dont ses industriels inondaient les pays étrangers et la Grande-Bretagne elle-même.

Mais comment arriver à cet assainissement ? Qu’il fallût sacrifier « les réparations, » nul doute ; et il était aisé de se résigner à un mal qui, après tout, n’atteignait les intérêts anglais qu’assez médiocrement. On vit alors se succéder en quelque dix-huit mois les divers « accords » que l’entourage politico-financier de M. Lloyd George, entourage tout acquis à l’intérêt allemand [5], réussissait à imposer à nos faibles dirigeants et à la suite desquels notre créance se trouvait toujours de plus en plus réduite.

Pourtant, cela ne suffisait pas et n’allait pas assez vite. D’ailleurs, tant que la France gardait une « force armée » relativement puissante et qu’elle occupait la majeure partie du territoire rhénan, il y avait toujours à craindre qu’un sursaut de colère, après un éclair de clairvoyance, l’engageât dans une entreprise qui eût tôt fait de compromettre l’intégrité ou, tout au moins, l’unité du Rech, dont le principe tenait au cœur des gouvernants anglais autant qu’à celui de l’organisme dirigeant, — la Prusse, en somme, — de l’Allemagne elle-même.

Il fallait donc désarmer la France. Celle-ci, avec des contingents très réduits, ne pouvait occuper toute la Rhénanie — fût-ce avec le secours (très marchandé par un parti puissant) de la Belgique. Une fois terminée l’évacuation par les Anglais et par les Américains des secteurs de Coblentz et de Cologne, les Français seraient bien obligés d’abandonner le Palatinat et le cercle prussien de Trêves. Dès lors, la révision du Traité de Versailles ne tarderait pas à s’imposer et l’Allemagne à se relever, débarrassée de l’écrasant fardeau des réparations. Le mark remonterait rapidement et, du coup, les achats d’objets confectionnés allemands redeviendraient ce qu’ils étaient avant la guerre. Grande-Bretagne et Germanie se partageraient équitablement les marchés de l’Europe, de l’Afrique, de l’Asie méridionale et de la plus grande partie de l’Amérique latine.

Qu’on eût seulement l’espoir d’arriver prochainement à cette solution et les industriels anglais, encouragés, se remettraient à l’ouvrage, le chômage cesserait et les élections générales se feraient dans une atmosphère de confiance dans l’avenir, de reconnaissance aussi envers « la coalition » et son habile chef, M. Lloyd George. L’invitation à la Conférence de Washington survenant au moment où l’on était, à Downing street, dans cet état d’esprit, apparut vraiment providentielle. Il y était question de désarmement. Cela suffisait pour faire passer sur l’amertume qu’en d’autres temps on eût éprouvée de se voir très probablement contraint à reconnaître, à sanctionner solennellement dans des tractations internationales le principe de l’égalité des forces navales de l’Angleterre et des États-Unis.

On sait la suite et que, prévenu du but essentiel poursuivi par l’Angleterre, le chef du Gouvernement français crut opportun d’aller lui-même à Washington plaider la cause de la nécessité de nos armements en face d’une Allemagne qui n’avait, elle, désarmé qu’en apparence, qui conservait intacte sa puissance industrielle, — donc sa faculté de construire rapidement du matériel de guerre, — qui, enfin, ne faisait point mystère de sa haine à l’égard de la France, de sa passion de revanche, de son désir de remettre encore la direction du « Reich, » redevenu impérial, de républicain qu’il feignait d’être, entre les mains de la dynastie de proie, les Hohenzollern.

Le succès de M. Briand fut réel devant la Conférence, où les raisons qu’il donnait, les preuves qu’il apportait, firent impression, sinon sur les délégués anglais, au moins sur quelques Américains, sur les Japonais, et même sur les Italiens. Au reste, en tel cas, l’applaudissement unanime d’une élite de personnages courtois ne doit pas faire préjuger de leur unanime assentiment final. Ne sait-on pas que si, dans une assemblée politique, « un discours éloquent peut ébranler des opinions, il est fort rare qu’il réussisse à changer des votes ? »

Le certain (que l’on ne nous dévoila pas tout de suite), c’est que l’opinion américaine, dans son ensemble, conçut du dépit que le ministre français pût quitter la Conférence sans avoir fait de concession au sujet des effectifs prévus au budget de 1922 pour l’armée active de son pays [6], que l’on tenait, au surplus, pour beaucoup moins menacé qu’il le disait. C’était une déception pour l’idéalisme utopique, irréfléchi, mais très sincère, il faut le dire, des masses populaires chez nos anciens associés. C’en était une, surtout, pour les chefs du parti républicain qui perdaient là un des atouts de leur jeu politique. Du moins allait-on se rattraper sur la limitation des armements navals et sur les « vacances » de dix ans imposées aux chantiers de construction. On n’admettait pas que, de ce côté, les Français se montrassent intransigeants, puisque, faute de ressources, ils ne construisaient plus rien. Quelle apparence qu’ils prétendissent à des tonnages élevés pour leurs futurs « capital-ships ? »

Ils y prétendaient. Et sans se préoccuper le moins du monde de préparer cette opinion américaine, qu’ils voulaient ignorer [7], à la surprise de voir réclamer des augmentations considérables de tonnage dans une conférence réunie pour obtenir, au contraire, de larges réductions, nos experts navals exposèrent, bonnement, un programme de construction de grandes unités qui répondait sans doute à leurs préférences personnelles, en fait de types de navires, et dont l’ampleur satisfaisait leur tenaces espoirs dans la pérennité du dreadnought, mais qui, dès l’abord, apparut à leurs auditeurs comme une audacieuse gageure, sinon comme une sorte d’impertinence.

Hé quoi ! la France, puissance maritime de second ordre, avant la guerre [8], et à qui, en 1921, on ne pouvait même plus reconnaître ce rang, tant elle était démunie de matériel flottant, cette France, déjà trop forte sur terre, venait réclamer 350 000 tonnes de dreadnoughts, alors que le Japon, en possession de la troisième flotte du monde, admettait de réduire celle-ci à 300 000 tonnes !

En vain répondions-nous que nous ne prétendions aucunement — et pour cause ! — mettre en chantiers le tonnage que nous réclamions. Il ne s’agissait que d’un but idéal à atteindre en vingt ans, c’est-à-dire en 1941, soit dix ans après « les vacances navales » prévues en principe par la Conférence. Ces explications ne firent qu’aigrir les politiques du parti républicain. Qu’allait-on leur parler et parler au peuple des Etats-Unis d’une échéance si lointaine, alors qu’il s’agissait d’obtenir des résultats immédiats, résultats exactement opposés d’ail- leurs à ceux que la délégation française paraissait escompter. Nous n’étions décidément pas dans le ton. M. Briand, consulté, — d’un peu loin, il arrivait à Londres pour préparer la Conférence de Cannes, — se hâta d’accepter les 175 000 tonnes auxquelles on entendait réduire le tonnage du « gros » de notre flotte ; et cette concession, opportune peut-être, ne devait pourtant pas désarmer nos adversaires.

Bien au contraire, — car c’est toujours une question, en politique, de savoir s’il ne vaut pas mieux tenir ferme sur les positions que l’on a prises plutôt que d’en faire abandon à qui ne vous en saura jamais gré, — quand il fut question des sous-marins [9], que l’on nous en proposa négligemment 37 000 tonnes, et que, découvrant nos batteries avec une incontestable franchise, nous en réclamâmes 90 000, la délégation anglaise pensa triompher.

A ce coup, en effet, le soulèvement de l’opinion était devenu violent et son expression, dans quelques journaux, atteignait l’injure [10], tandis que, dans presque tous les autres, on nous accablait de reproches et on dénonçait notre incurable impérialisme. Cette dernière accusation, devenue banale à force d’être répétée, n’est au fond, on le sait, que le « haro sur le baudet ! » des Animaux malades de la peste. Malheureusement, les fables de notre bon La Fontaine sont peu connues de l’autre côté de l’Océan. Certaines feuilles, pourtant, qui appartiennent à la « presse Hearst, » — celles-là même que nous jugions germanophiles pendant la guerre, — applaudissaient à la crânerie des experts navals français qui, disaient-elles, osaient enfin tenir tête à l’Angleterre, despote des mers, et méritaient d’être encouragés dans leur ténacité à ne pas sacrifier les seules armes capables d’intimider le Gouvernement et l’Amirauté britanniques.

Mais ce n’était là qu’une minorité. On peut dire que, pendant quelques semaines, la France fut traitée par la plupart des citoyens conscients de la libre Amérique avec une extrême sévérité. Cela nous étonna beaucoup. Nous ne pensions pas que ce fût possible [11]. Le fait, cependant, n’était pas absolument nouveau, encore moins inouï, comme d’aucuns, ici, paraissaient le croire. Il s’en faut que, depuis 140 ans que nous les avons aidés à secouer le joug de la Grande-Bretagne, les Américains aient toujours éprouvé à notre égard les sentiments si amicaux, si généreux qu’ils nous ont montrés en 1917 et dont nous leur gardons une gratitude qui ne s’effacera pas.

Vingt ans ne s’étaient pas écoulés après l’arrivée de La Fayette à Boston que des hostilités éclataient entre la République française et celle des États-Unis. Il ne serait pas sans intérêt de faire l’historique de cette « quasi guerre, » comme on l’appelait alors, car, s’il y eut rupture des relations diplomatiques, il n’y eut pas de déclaration officielle d’hostilités, ce qui n’empêcha pas quelques rencontres sanglantes de corsaires et même de frégates. Ayons d’ailleurs le courage de reconnaître que, dans ce grave différend, — pourtant bientôt aplani, — nous n’eûmes pas toujours le beau rôle. C’était en 1797, sous le Directoire, régime dont on ne pensera jamais assez de mal, du point de vue de la probité dans les tractations, de quelque ordre qu’elles soient. N’en disons pas davantage. Observons seulement que la querelle, — il s’agissait surtout de la validité d’un certain nombre de prises et de l’observation de règles du droit des gens qui, à cette époque, étaient assez mal définies et, en tout cas, dont la fixation se trouvait livrée au hasard, faute d’un organisme comme celui de la Haye, — que la querelle, dis-je, faillit reprendre en 1811 et que Napoléon, uniquement préoccupé alors des préparatifs de la guerre de Russie, intervint personnellement pour l’arranger.

En 1834, l’affaire renaît encore. C’est que nous ne nous sommes pas complètement acquittés des dettes, — indemnités contractées en 1797 vis-à-vis d’armateurs et marins américains. Cette fois-là les torts semblent partagés. En tout cas, le président Jackson nous traite avec une fâcheuse brutalité. L’émotion est assez vive, en France, pour que le Gouvernement consulte les chefs de la marine sur les conséquences que pourrait avoir une rupture. Les amiraux, — Jurien de la Gravière, le vainqueur du beau combat des Sables d’Olonne[12], le père de l’éminent collaborateur de cette Revue, en tête, — répondent que la marine n’est pas en état de soutenir une guerre maritime qui sera longue et opiniâtre ; et l’on cède aux exigences des Etats-Unis. Ce genre de consultations aboutit presque toujours de la même façon. Nous en avons eu une preuve, encore, à l’époque de Fachoda, où seul, l’amiral Gervais, non sans hésitation, d’ailleurs, — il y avait de quoi : nous manquions de projectiles, — se déclara prêt à accepter la très lourde responsabilité du commandement de la force navale française.

Par une malchance vraiment surprenante et qui ne peut guère s’expliquer que par le fait que nos adversaires éventuels sont parfaitement renseignés, en général, sur notre état naval, notre marine, à laquelle nos gouvernements ne s’intéressent que par intermittences, ne se trouve que rarement prête à soutenir avec succès la politique extérieure de la France. J’ai déjà rappelé qu’il lui est arrivé, au contraire, sous Napoléon III, par exemple, — à l’époque des premiers cuirassés, et aussi au plus beau moment du règne, de 1858 à 1862, — d’avoir des forces égales, ou plutôt équivalentes à celles de l’ancienne rivale, grâce à l’ingenium de ses marins et de ses ingénieurs ; et alors de ne pas pouvoir bénéficier de cette égalité de forces, faute d’une politique appropriée.

Passons sur la défaveur marquée dont nous fûmes l’objet, en Amérique, en 1864 et jusqu’à la guerre avec la Prusse, d’une part à cause de notre intervention au Mexique, de l’autre en raison de l’intérêt que nous avions témoigné aux Sudistes. Le parti vainqueur, les « Républicains » d’alors, ne nous le pardonna point. En 1870, son chef moral, le glorieux général Grant, apparaissait dans les rangs prussiens, à l’Etat-major du roi Guillaume.

Dans ces diverses occasions, le souvenir des services rendus de 1777 à 1783, par la France à la cause de l’indépendance américaine ne pesait évidemment pas beaucoup dans les consciences d’au delà de l’Atlantique à côté du souci des intérêts immédiats, politiques ou financiers. Répétons ici qu’il n’y a lieu ni de s’en étonner, ni, moins encore, de s’en indigner. Et dans cette nouvelle constatation de la fragilité des affections des peuples ne trouvons qu’une raison de plus de célébrer l’admirable élan d’enthousiasme qui jeta, il y a cinq ans, plus d’un million de soldats de l’Union sur le sol de France au cri si émouvant de : « La Fayette, nous voilà ! »

Les incidents, quelquefois pénibles, qui marquèrent, au sein de la Conférence, « la querelle des sous-marins, » sont encore dans toutes les mémoires. Ne nous y attardons pas, tout en observant que la répercussion de l’un de ces incidents, — celui de l’article de la Revue maritime, — est assez profonde pour qu’au moment où j’écris, ç la fin de février, l’affaire soit encore commentée, et plus passionnément en Angleterre que chez nous.

Recherchons donc plutôt si l’on est allé, à Washington, jusqu’au fond des choses [13], ce qui était le seul moyen d’y porter la clarté, ou si l’on n’a pas préféré s’en tenir aux apparences et, pour atteindre plus sûrement le but, qui était essentiellement la suppression des sous-marins, faire appel, faute de mieux, aux arguments de sentiment, — l’évocation du souvenir de la Lusitania, par exemple, — au moyen desquels on était assuré d’émouvoir la très impressionnable opinion, au sein du peuple des Etats-Unis.

D’abord, est-il possible, comme nous nous le demandions tout à l’heure, de rayer d’un trait de plume une arme déterminée de la liste des engins de guerre ; et non pas une arme toute nouvelle, remarquons-le, mais un engin qui a déjà quarante ans d’existence, qui fait figure dans toutes les marines et chez tous les constructeurs, un engin dont on connaît le fort et le faible et dont tous les marins savent fort bien que ce qu’on lui reproche, au fond, c’est l’efficacité qu’il donne au système de guerre navale que redoute le plus l’Angleterre, beaucoup plus que sa « barbarie. » L’obus de Saint-Gervais fut-il donc moins cruel ? Nous ne demandons cependant pas, nous autres, la suppression des canons très longs de gros calibre, ce qui, au demeurant, supprimerait du coup la raison d’être des « dreadnoughts » anglais et américains. Et les « Gothas, » chez nous, les « Zeppelins, » chez nos Alliés, firent-ils donc moins de mal ? On ne voit pas, pourtant, que la Grande-Bretagne renonce à l’arme aérienne, bien au contraire ; et la commission Eric Geddes vient justement de faire ressortir d’une manière lumineuse l’excès des dépenses militaires de l’Air department [14].

Est-il donc possible, répétons-le, possible pratiquement, de supprimer cet odieux sous-marin ?

Certainement non. Ce l’est d’autant moins que le mot de sous-marin est, en réalité, d’une signification peu précise, du point de vue militaire, — nous allons le voir tout à l’heure, — et qu’évidemment il ne saurait être interdit à l’homme, par un consortium de quatre ou cinq peuples, de jamais naviguer en plongée, s’il y trouve (et il y trouvera) quelque avantage.

Pourquoi pas lui défendre aussi de voler dans les airs et, puisqu’on y est, faire litière de tout progrès, revenir à l’état de nature : « M. Rousseau, raillait Voltaire, me donne envie de marcher à quatre pattes. » Faudra-t-il, pour servir la cause du négoce britannique, que nous rétrogradions, sur mer, jusqu’à la « Blanche nef » de l’Impress Mathilde et jusqu’au bateau-dragon d’Édouard le Confesseur ?

On ne supprimera donc pas le sous-marin ; à moins, — et ceci ne semble plus probable aujourd’hui, — que le Gouvernement britannique fasse, de notre renonciation complète à l’arme que nous avons créée de toutes pièces, la condition sine qua non du pacte de garantie dont on a parlé si longtemps, avant de passer au pacte de « non agression. »

Aussi bien, à Washington, l’Angleterre, se trouvant seule des cinq Puissances navales à parler sérieusement de suppression — car, une fois encore, il semble qu’elle n’ait pas été soutenue jusqu’au bout par l’Amérique, — ne tarda pas à battre en retraite pour occuper solidement une position de repli, celle d’une limitation étroite, pour les autres, bien entendu, du tonnage affecté aux bâtiments de plongée.

C’est à 37 500 tonnes qu’elle voulut bien s’arrêter, en ce qui nous concernait, le Japon en obtenant le double, soif 75 000 tonnes et les deux grandes marines 90 000. 37 500 tonnes, c’était dérisoire ; et si l’on réfléchit que le sous-marin moyen, le « sous-marin omnibus », si l’on ose ainsi parler, atteint le millier de tonnes, en plongée, tandis que le submersible de croisière ne peut aller à moins de 2 000 ou 3 000 tonnes, on voit aisément quel était, — encore et toujours, — le but poursuivi par nos tenaces alliés en nous imposant un chiffre global aussi bas. Nous ne pouvions, en effet, renoncer au sous-marin de défense rapprochée, — celui de 800 à 1 000 tonneaux, — et il nous en fallait beaucoup plus de 37. Nous étions donc contraints de rayer de nos programmes les submersibles de croisière, les seuls qui puissent poursuivre méthodiquement les opérations sur les lignes de communications, au large. Et c’était justement, là ce que voulait l’Amirauté britannique qui, au surplus, dans son désir passionné d’assurer l’intégrale protection des routes de navigation de ses « cargos, » s’inquiétait fort peu d’examiner si nous n’étions pas en droit de souhaiter que les nôtres fussent en situation de jouir du même avantage. Or, cet avantage, seuls, des submersibles pouvaient le leur procurer, l’énorme supériorité de la (lotte britannique en croiseurs de surface de toutes les tailles ne nous permettant aucun espoir de ce côté, en cas de conflit avec l’Angleterre.

Et, à ce propos, je suis surpris qu’on n’ait pas pensé à opposer des faits historiques précis et d’ailleurs bien connus à l’argumentation de la délégation anglaise qui, Mr Balfour en tête, prétendait que la France, tout au contraire de la Grande-Bretagne, n’avait rien à redouter d’un blocus maritime, parce qu’elle est Puissance continentale.

Puissance continentale, c’est entendu, mais qui peut parfaitement être bloquée, si elle a affaire à une coalition, comme ça lui est arrivé plusieurs fois, déjà dont deux à cent ans d’intervalle, pendant la guerre de la succession d’Espagne, sous Louis XIV, et pendant les guerres de la Révolution en 1794 et 1795, — sans parler de 1814 et 1815. Avons-nous donc oublié que la bataille du 13 prairial an II (1er juin 1794), fut livrée par Villaret Joyeuse pour couvrir la marche du grand convoi de blés d’Amérique que la France affamée attendait avec la plus vive impatience [15]. Dans cette rencontre avec la flotte de Howe, nous perdîmes six vaisseaux, dont l’héroïque Vengeur du peuple, mais le convoi, habilement dirigé par Van Stabel, passa sans encombre.

Une pareille fortune ne pourrait, aujourd’hui, échoir à une forte réunion de paquebots que si elle était protégée par une véritable flotte de submersibles de croisière et d’appareils aériens, faute d’une suffisante force navale de surface.

Reste, il est vrai, la ressource de créer le type (déjà étudié a la fin de la dernière guerre) du transport sous-marin de 8 000 à 10 000 tonnes. C’est parfaitement réalisable, du seul point de vue technique. Du point de vue militaire, il y aurait à faire certaines réserves. En tout cas, il conviendrait, d’une part, de limiter la mise en jeu de navires de plongée de cette sorte aux voyages très courts d’une rive à l’autre de la Méditerranée, — et ce serait déjà fort important, — de l’autre, d’organiser, toujours au moyen des submersibles de croisière, une ligne de communications que l’adversaire serait obligé de considérer comme dangereuse pour ses propres croiseurs.

Quoi qu’il en soit de ces constatations d’ordres divers, le chiffre de 37 500 tonneaux de sous-marins fut, à juste raison, — le mal étant fait déjà et je n’y reviens pas, dans l’opinion publique américaine, — repoussé par les experts navals français qui tinrent bon pour leurs 90 000 tonnes.

Était-ce donc la victoire pour nous ? Oui et non. Une embuscade sérieuse était dressée sur notre route ; et c’était la proposition du sénateur américain Root (article 4 du Traité de Washington), ainsi conçue : « Les Puissances signataires reconnaissent qu’il est pratiquement impossible d’utiliser les sous-marins à la destruction du commerce sans violer, ainsi qu’il a été fait au cours de la guerre de 1914-1918, les principes universellement acceptés par les nations civilisées pour la protection de la vie des neutres et des non combattants, et, dans le dessein de faire universellement reconnaître comme incorporée au droit des gens l’interdiction d’employer les sous-marins à la destruction du commerce, conviennent de se considérer comme liées désormais entre elles par cette interdiction et invitent toutes les autres nations à adhérer au présent accord. »

Il est malaisé d’exprimer franchement et en termes d’une parfaite correction l’impression que doit laisser à des esprits réfléchis, — et aussi à la plupart des marins, même anglo-saxons, — la lecture de ce texte. Il est non seulement faux, mais encore absurde, en soi, de prétendre « qu’il est pratiquement impossible d’utiliser les sous-marins h, la destruction du commerce sans violer, etc. »

En quoi, je le demande, est-ce impossible ? Et quelles sont, sur ce point particulier, les limites du possible et de l’impossible ? Et puis, pourquoi brouiller toute la question en employant l’expression de » destruction du commerce ? » Il ne s’agit point du tout, pratiquement (pour parler comme le rédacteur de l’article 4), de détruire, mais d’arrêter le commerce, ce qui n’est pas du tout la même chose. Il est clair que ce mot fâcheux et malsonnant de « destruction » a été employé pour frapper les imaginations des peuples d’Amérique et d’Angleterre et pour stimuler leurs sentiments de réprobation à l’égard de ceux qui, tels les Français, pourraient être tentés d’imiter les Allemands et de s’en prendre au commerce des deux grandes nations impériales [16].

Mais écartons ce « petit moyen, » — qui ne laisse cependant pas d’avoir eu son importance, — et revenons un moment aux limites du possible et de l’impossible, dont je viens de parler.

De quoi s’agit-il, en définitive ? Tout simplement de savoir comment un sous-marin peut capturer un cargo ou un paquebot sans violer les dispositions précises du droit international, qui se résument très simplement de la manière suivante :

a) Le capteur n’a le droit de détruire le navire capturé que s’il est lui-même menacé de destruction par une force navale ennemie, dans le cas où il continuerait, par exemple, à convoyer sa capture.

b) En tout état de cause et quelles que soient les circonstances, le salut de l’équipage et des passagers doit être assuré.

Prétendra-t-on qu’un sous-marin doive renoncer à enfermer son action dans ces limites ? Si on le prétend, je le nie.

Et d’abord, ne saute-t-il pas aux yeux qu’intervient ici, et d’une manière décisive, la question du déplacement de ce sous-marin ? Peut-être pouvait-on émettre un doute sur les facultés, du point de vue où nous nous plaçons, d’un vrai sous-marin de 300 tonnes, au plus, comme ceux avec lesquels a commencé la guerre sous-marine, en 1914-1915. Ce petit bâtiment aurait eu quelque peine à prendre à son bord les équipages de deux ou trois cargos, — à supposer qu’il se fût trouvé dans le cas où la destruction du navire capturé est licite.

Il n’en était déjà plus de même du submersible de 800/1 000 tonnes (800 en surface, 1 000 en plongée) de la 2e phase des opérations — 1915-1917. Celui-ci, à la condition de ne pas trop s’éloigner de sa base d’opérations, ou, simplement, d’un port de sa nation, ou encore, d’un port allié, était parfaitement capable de porter plusieurs équipages de simples cargos, qui naviguent avec un personnel très réduit, comme on sait. Et sans doute ces prisonniers temporaires n’eussent pas eu toutes leurs aises. Mais enfin, « la guerre est la guerre ; » on nous l’a assez dit, — et prouvé, — pendant quatre ans. Et quoi qu’on veuille nous faire accroire, il est douteux que le prochain conflit nous montre une humanité très en progrès du côté de la limitation des maux de la guerre ; le Traité de Washington lui-même va, tout à l’heure, nous en fournir la preuve.

Ce qu’il y a de certain, c’est que les grands « croiseurs submersibles » de 1918 — et les 30 unités de type analogue que l’on a trouvées sur les chantiers allemands, après l’armistice — auraient été, avec leur déplacement compris entre 2 000 et 3 000 tonnes, parfaitement en état de faire la guerre commerciale en acceptant sans arrière-pensée toutes les restrictions imposées par les lois internationales au « droit de détruire l’ennemi » que s’étaient arrogé leurs prédécesseurs de 1917.

Indiquons ici, de plus, mais avec quelque discrétion dont on voudra bien ne pas s’étonner, s’agissant de questions aussi délicates, que le problème de la capture des navires marchands par les sous-marins est susceptible de solutions que les conférents de Washington ne semblent pas avoir envisagées ou qu’ils ont, pour des raisons diverses, laissées volontairement de côté.

J’observe seulement qu’il ne faut pas croire à la nécessité pour le capteur qui veut que sa prise se rende directement dans un port de sa nation, — ou d’une nation alliée, — de faire passer à son bord tout l’équipage du navire capturé et de remplacer cet équipage par des éléments prélevés sur le sien propre, méthode qui limiterait singulièrement le nombre des prises que pourrait faire, dans une seule croisière, même un grand submersible de 2 000 à 3 000 tonnes. Il suffit le plus souvent d’opérer le transbordement de quelques membres, — le capitaine en tête, naturellement, — de l’équipage capturé et, il est à peine besoin de le dire, complètement désarmé, aussitôt la saisie faite.

Ajouterai-je ?... mais je répète qu’il ne faut pas trop s’avancer sur ce terrain, ajouterai-je qu’il n’est pas très malaisé d’imaginer ou de prévoir l’emploi de moyens tout nouveaux pour obliger le navire arrêté, visité et déclaré saisi à faire route sur tel ou tel port désigné ? Voilà en tout cas, un beau sujet de concours pour nos officiers, — pour ceux qui suivent les cours de l’Ecole supérieure de guerre, notamment.

Mais, objectera-t-on, si justes que puissent être ces réflexions, elles restent inopérantes, puisque nous avons accepté, tel quel, l’article 4, et que celui-ci « interdit l’emploi des sous-marins à la destruction du commerce. » Malgré l’imprécision des termes : destruction du commerce, il est clair que les rédacteurs du traité entendaient que le sous-marin devait s’abstenir de s’en prendre aux navires marchands. Et c’est cela seul qui importe.

Il se peut. Je n’en sais rien. On est parfaitement fondé à supposer que si les rédacteurs en question n’ont pas employé le mot de capture, c’est qu’ils ont implicitement reconnu qu’il était impossible de refuser au sous-marin l’exercice du droit d’arrêter, saisir et « capturer » un bâtiment marchand ennemi (ou un bâtiment neutre transportant de la contrebande de guerre). Et cette interprétation est d’autant plus naturelle que ce n’est pas, en définitive, un navire en position de plongée qui procédera à ces diverses opérations ; c’est un navire en surface et même, à tout prendre, un navire de surface, puisqu’aussi bien il s’agit ici de submersibles et non de sous-marins proprement dits. Or on sait, — le mot même l’indique, — que le submersible est un navire de surface qui a la faculté de pouvoir naviguer en plongée pendant quelque temps, lorsqu’il le juge nécessaire. Rappellerai-je, à ce propos, la plaisante — mais assez juste, en fait — définition que nos jeunes officiers donnaient, il y a quelques années déjà non pas du submersible, mais du sous-marin lui-même : « c’est, disaient-ils, un navire qui combat quelquefois en plongée, mais qui navigue toujours en surface. » — Mettons presque toujours au lieu de toujours et souvent au lieu de quelquefois, et nous serons en pleine vérité.

Quant au submersible, et tout particulièrement au grand submersible de croisière, on peut affirmer qu’en pratique, il ne plongera jamais que pour se soustraire à une attaque dangereuse. Pour arrêter et saisir un navire marchand, il n’a que faire de plonger, et il ne le fera point ; pas plus qu’il ne se servira de ses torpilles contre ce genre d’ennemis. Ses canons lui suffiraient largement, au cas peu probable où le cargo atteint prétendrait résister [17]. En un mot, c’est, dans le cas qui nous occupe, uniquement d’un navire de surface qu’il s’agit, d’un navire qui agit comme tous les autres navires de surface et auquel, en conséquence, on ne saurait refuser les droits dont jouissent nécessairement ceux-ci.

Oui, mais encore tout cela aurait-il pu être contesté, — car ce n’est pas seulement dans les affaires civiles que règne la chicane, — si les auteurs de l’accord sur « la réglementation de l’emploi des sous-marins et sur l’interdiction des gaz asphyxiants » n’avaient pris la précaution, dans le § 2 de l’article premier de cette convention, de stipuler que :

« Les sous-marins belligérants ne sont, en aucune circonstance, dispensés des règles universelles ci-dessus rappelées (règles du droit international ordinaire) ; au cas où un sous-marin ne serait pas en mesure de capturer un navire de commerce en respectant lesdites règles, il doit, d’après le droit des gens reconnu, renoncer à l’attaque ainsi qu’à la saisie et laisser le navire de commerce continuer sa route sans être molesté. »

On ne peut mieux dire, et c’est si bien dit, justement, qu’il n’était point du tout nécessaire, après cela, d’écrire cet article 4, que nous venons de commenter et dont les termes sont tels qu’on pourrait, à l’extrême rigueur, les opposer à ceux du § 2 de l’article premier, si ce n’était que « donner et retenir ne vaut. » Car enfin, il est clair, d’après ce § 2, que les sous-marins seront parfaitement autorisés à capturer les navires de commerce, pourvu qu’ils respectent le droit des gens, ce dont personne de raisonnable ne pouvait douter, dès qu’il s’agissait des nôtres.

Me sera-t-il permis de dire à ce sujet, et d’une manière très générale, que, depuis qu’on les rédige à la fois en anglais et en français (avec cette circonstance très aggravante que le texte français semble être une traduction du texte anglais), les traités n’ont pas gagné en clarté ; et oserai-je ajouter que, depuis que les rédacteurs de ces instruments diplomatiques sont pris... un peu partout, la composition, l’ordonnance, la suite logique des idées paraissent avoir été sacrifiées à une inutile verbosité, peut-être aussi, quelquefois, à des préoccupations d’un ordre particulier, tout à fait étrangères au souci du maintien des bonnes relations entre les Etats. On ne peut, à la réflexion, se soustraire à la crainte que cet étonnant article 4 ait été rédigé uniquement pour servir de « réclame » à la Conférence, dans l’opinion américaine et l’opinion anglaise. Le texte a dû en être projeté sur quantité d’écrans lumineux et servir de « chapeau » à maints articles de journaux anglo-saxons et germano-américains [18].

Au demeurant, cette préoccupation, d’ordre démocratique et pacifiste, n’était pas la seule dans les milieux des délégations. L’article 22 du Traité sur la réduction des armements navals [19] nous montre que les « experts » navals, sinon les hommes politiques, relativement incompétents dans les questions d’ordre militaire, n’allaient pas sans se rendre compte de la précarité des engagements pris à Washington, lorsque ces engagements seraient mis en balance, en cas de nouveaux conflits, avec l’expresse nécessité, pour chaque belligérant, de ne négliger aucun moyen de se défendre.

Ceci bien compris, — et admis par tous, — mieux valait sans doute faire la part du feu et charger le traité lui-même d’autoriser toutes les violations à ses prescriptions soi-disant impératives. Voici le texte de cet article 22 : « Si l’une des Puissances contractantes se trouve engagée dans une guerre qui, dans son opinion, affecte sa sécurité nationale du côté de la mer, cette Puissance pourra, sur avis préalable donné aux autres Puissances contractantes, se dégager, pour la durée des hostilités de ses obligations résultant du présent Traité, à l’exception de celles qui sont prévues aux articles 13 et 17 [20]. »

« Toutefois, cette Puissance devra notifier aux autres Puissances contractantes que la situation est d’un caractère assez critique pour exiger cette mesure. Dans ce cas, les autres Puissances contractantes échangeront leurs vues pour arriver à un accord sur les dérogations temporaires que l’exécution du Traité devrait comporter, s’il y a lieu, en ce qui les concerne... » etc.

Ainsi, sur simple avis préalable à ses co-traitants, un belligérant pourra violer toutes les clauses du Traité ; et, du coup, peu désireux sans doute d’être en reste, les co-traitants se hâteront d’examiner s’ils ne doivent pas déchirer, « chacun en ce qui le concerne », ce dérisoire chiffon de papier.

N’allons pas plus avant dans le commentaire. Aussi bien d’autres que nous — et de plus autorisés, ne fût-ce que par leur qualité de marins anglais du grade le plus élevé [21] — se sont déjà chargés d’apprécier, sans la moindre indulgence, d’ailleurs, les résultats essentiels, du point de vue de la mise en jeu de la « force navale, » des tractations du 6 février 1922. A fort peu de chose près, leur jugement est le nôtre. Bornons-nous, pour ne pas faire longueur, à citer cette phrase, empruntée à l’article de l’amiral Wester Wemyss du Nineteenth Century and After : « Prétendre que la thèse de l’efficacité des sous-marins ne repose que sur leurs succès contre les navires de commerce est une affirmation inexacte. Parce que ces succès ne furent dus qu’à l’illégalité de cette forme particulière de leur emploi, présumer que, dans l’avenir, cette forme sera encore la seule suivie, c’est attribuer aux partisans des sous-marins une mentalité que rien ne justifie » (traduction donnée par la Revue de Paris).

On le voit, l’éminent amiral de la flotte sait défendre les marins français, qu’il considère toujours comme ses camarades, contre les membres, — certains membres au moins, — de la délégation britannique à Washington. Aussi pouvons-nous demander à sa haute impartialité quelques conseils sur ce que nous avons à faire. Or, en parlant de l’effet désastreux produit par notre demande d’un tonnage de sous-marins égal à celui des sous-marins anglais, sir W. Wemyss écrit les phrases suivantes :... « C’était fermer les yeux au fait qu’une partie importante de son armée provenant de l’Afrique du Nord, la sécurité de ses communications avec ce continent est pour la France de première importance. »

« La France ne partage pas les idées de M. Balfour sur les sous-marins. Elle les estime très nécessaires à sa défense. Et si nous considérons sa position dans la Méditerranée, où ses intérêts sont partout et où ses lignes de communications sont flanquées par plus d’une Puissance non forcément amies, il n’est pas surprenant qu’elle refuse de renoncer à un moyen quelconque d’assurer sa sécurité... »

Voilà, certes, une franche et nette approbation de notre actuel programme de construction, où figurent, avec des croiseurs légers et de grands « destroyers », vingt-quatre sous-marins (12 de 900 tonneaux environ, 12 de 1 400 tonneaux, ce qui est peu pour des « croiseurs submersibles » et trop pour des sous-marins de facultés moyennes ; — mais n’insistons pas sur ce détail).

Seulement ce programme, voté par la Chambre, après deux ans de tergiversations, est resté en souffrance au Sénat pendant plusieurs mois [22]. Et déjà justement parce que l’on a trop attendu, les dispositions de ce plan paraissent peu satisfaisantes. Peut-être comporte-t-il trop de bâtiments de surface et pas assez de sous-marins, ou, pour mieux dire, de croiseurs submersibles, auxquels on donnerait au moins 2 000 tonnes en surface.

J’observe, en outre, qu’il n’y est pas encore question de bâtiment spécialement créé et organisé pour porter le pavillon d’un officier général commandant une grande flottille, bâtiment qui ne peut être qu’un croiseur submersible de très forte taille, pourvu d’une grande vitesse en surface et dont je crois avoir donné de suffisantes caractéristiques dans l’étude publiée ici-même, il y a quelques mois (n° du 15 juillet 1921.)

Il faudra bien un jour ou l’autre, et le plus tôt sera le mieux, se décider à construire une unité de ce type ou d’un type qui s’inspirera, quels qu’en soient les détails d’organisation, des idées générales émises dans l’article dont je viens de parler.

Une objection d’ordre pratique se présente toutefois à l’esprit : ce n’est qu’en 1927 que nous aurons le droit, — d’après le traité de Washington, — de construire des unités placées par leur déplacement et par leur armement offensif et défensif, au-dessus de la classe des « bâtiments légers, » autrement dit des cuirassés d’escadre. Mais l’article 11 du Traité nous concède la faculté de construire des « navires de combat » atteignant le déplacement de 10 160 tonnes métriques. Cela peut nous suffire.

Je n’examine pas, bien entendu, la question de savoir si, en 1927, nous reprendrons la construction de capital ships, abandonnée depuis le mois d’août 1914. Qui sait ce que l’on pensera, dans cinq ans, de ces « chefs-d’œuvre de l’architecture navale ? » Qui sait même si, en 1927, les conditions de l’ordre économique seront, chez nous, tellement différentes de celles qui nous étreignent aujourd’hui que nous puissions passer sur l’énormité du prix de revient des « dreadnoughts » de 35 000 tonnes ? Mais qui sait aussi quelles conséquences aura, en ce qui touche la modification des programmes de construction, la divulgation récente (17 avril dernier) de l’entente germano-bolchéviste, et si nous ne serons pas obligés, dès demain, en tout cas en 1923, d’user de la faculté que nous réserve l’article 21 du chapitre III des accords de Washington de redemander, en présence d’un fait nouveau et d’une menace positive, notre pleine liberté d’action ? [23]

Tenons-nous en, pour l’instant, au conseil discret que nous donne l’amiral Wemyss : « En résumé, la France revient de Washington avec la réputation d’être exigeante et réactionnaire. Ceci est le passif de son bilan. A l’actif, elle peut inscrire de bonnes raisons pour réduire ses dépenses en capital ships et le droit de prendre les mesures qu’elle juge nécessaires à sa sécurité, sécurité qu’elle estime avec raison être celle même de l’Europe. »

Ce résumé de notre situation est frappant de vérité. Je me garderais d’y rien ajouter si le Matin n’avait publié, le 20 mars, un document américain d’un haut intérêt qui était jusqu’ici resté ignoré et qui est de nature à faire justice de la réputation qu’on nous a faite à Washington de la manière la plus injuste. C’est la motion votée, le 21 décembre dernier, par le Comité consultatif créé par le président Harding pour éclairer les travaux de la Conférence et fournir une base sérieuse aux propositions qu’aurait à soutenir la délégation américaine.

Dans cette motion, après avoir exposé les raisons, de l’ordre militaire et de l’ordre économique à la fois, qui doivent conduire les États-Unis à construire des sous-marins [24], le Comité exprime, dans un style fort net, son opinion sur la légitimité de la mise en jeu de ces bâtiments de plongée contre les navires marchands : « Si le sous-marin, dit le Comité, est requis de se conformer dans ses opérations aux mêmes règles que les bâtiments de surface, aucune objection ne peut être élevée à ce qu’on s’en serve contre des bateaux de commerce (no objection can be raised as to its use against merchant vessels).

Voici donc une seconde et très précieuse manifestation de la vérité dans cette délicate matière et, par là même, de la justice de notre cause que défendait si bien, dans son dernier discours à Washington, et avec une émouvante dignité, le chef de la délégation française, M. Albert Sarraut, ministre des Colonies.

Rassurons-nous donc sur les conséquences de malentendus que le temps, ce grand maître, dissipera peu à peu, sur les conséquences, aussi, de petites machinations qu’il convient d’oublier, puisqu’on dernière analyse, elles ont échoué... [25]. Ne suffit-il pas que nous ayons pour nous, en même temps que l’avis si impartial formulé par le comité consultatif américain, l’approbation raisonnée d’un homme comme l’amiral Wesler Wemyss, qui range derrière lui le très grand nombre des Anglais qu’indispose, à la fin, un système de calomnies où l’on ne retrouve rien du « fair play » dont parlait, il y a quelques mois, le chef du Gouvernement britannique ?...


AMIRAL DEGOUY.

  1. On cite volontiers le tragique dialogua des deux amiraux Jellicoe et Sims (le premier, Anglais, le second, Américain) au milieu de 1917, au sujet des résultats de la guerre sous-marine : « Si ça continue comme ça, dit l’amiral Jellicoe, nous perdrons la guerre. — N’avez-vous donc aucun moyen de paralyser les sous-marins ? répliqua l’amiral Sims. — Non, aucun, jusqu’ici. Nous cherchons ! »
  2. Charbon de la Sarre ; mines de fer de la Lorraine désannexée. Il est bon de noter que l’argument que je rappelle ici est un de ceux que nos adversaires politiques opposent à nos plaintes et à nos revendications.
  3. On apprend, à la date du 28 février, que le président Harling se propose de consacrer 32 millions de dollars, — ce n’est, bien entendu, que l’amorce de crédits plus importants, — à des subventions à la marine marchande. Il faut noter, au surplus, que la flotte commerciale des Etats-Unis a déjà pris un essor considérable pendant la guerre et depuis l’armistice. Mais les Américains veulent, de ce côté-là aussi, se mettre sur le même rang que l’Angleterre.
  4. En réalité, le retour à la politique de 1815 datait d’avant l’armistice et on en pourrait relever des preuves depuis la phase de la guerre où le succès des Aillés apparaissait probable. Mais ceci sort de notre cadre.
  5. « Un fait étrange domine la situation de la Grande-Bretagne. Depuis quelques années, un groupe de financiers dont les familles sont généralement d’origine judéo-allemande, s’est emparé du pouvoir politique et exerce sur M. Lloyd George une influence prédominante. » M. André Chéradame : la Mystification des peuples alliés. Pourquoi, comment, par qui ? » (1922). On trouve dans ce remarquable ouvrage du clairvoyant publiciste des précisions d’un vif intérêt sur ce sujet.
  6. Effectifs de 690 000 hommes environ et non de 800 000, comme on le prétendait outre-Atlantique et comme l’a affirmé au Sénat de Washington M. Mac Cormick. On est, en Amérique, singulièrement mal renseigné sur nos affaires. Cela n’empêche pas les Américains de nous juger.
  7. Il faut lire, à ce sujet, dans le Temps du 26 février, les renseignements très précis, — et attristants, — que nous fournit M. Nicholas Roosevelt, un sincère et fidèle ami de la France. L’aveuglement et l’ignorance de parti pris de nos experts navals, en ce qui touche la puissance de la presse aux Etats-Unis et son mode d’action sur l’opinion, y sont révélés sans réticences, sans que l’auteur se livre à la moindre attaque personnelle. M. N. Roosevelt, incidemment, nous dit quelle a été, à propos des « capital ships, » la fâcheuse attitude à notre endroit de la délégation italienne et surtout de la délégation britannique.
  8. Je me souviens, avec quelque amertume, j’en conviens, du dédain, — trop justifié, du reste, — que témoignaient, en 1910, les marins de la belle flotte des États-Unis (venue en Europe pour en visiter les ports principaux), à l’égard de nos pauvres cuirassés démodés de l’Escadre du Nord, où je commandais le Charles Martel. Les Américains, toutefois, parurent surpris de l’activité de nos bâtiments, de notre flottille et surtout de nos sous-marins.
  9. Après les bâtiments légers de surface, dont on nous accorda, sans difficulté, ce que nous demandions : 300 000 tonnes. L’amirauté anglaise, en effet, ne redoute, dans la « poussière navale, » que les pelites unités qui peuvent jouir, — comme les sous-marins — de l’intégral bénéfice de la surprise.
  10. Un des principaux journaux américains représenta, à cette occasion, la France se couvrant du casque prussien.
  11. A lire, à ce sujet, les renseignements curieux que donne le Temps du 4 mars sur l’organisation de la propagande anglaise à Washington et, dans le même journal, n° du 8 mars, les réflexions de M. Joseph Galtier sur le néant de la nôtre.
  12. Assez ignoré comme beaucoup d’avantages partiels que nous eûmes, de 1793 à 1815, contre la marine anglaise. Cette fois trois petites frégates, embossées sur la rade des Sables d’Olonne, avaient brillamment repoussé l’attaque de division Stopfoud, composée de 3 vaisseaux.
  13. Publiquement, du moins. A ce propos, notons que M. le président Harding vient de refuser la publication intégrale des procès-verbaux de la Conférence. Et ceci confirme ce qui a été dit, au début de cet article, sur l’impossibilité de mesurer exactement la portée des tractations qui ont été faites à Washington.
  14. Cette commission des économies, qui a proposé près de 70 millions de livres sterling (1 800 millions de francs-or) rien que sur les trois départements militaires, a découvert, entre autres choses curieuses, que l’Amirauté réclamait de nouveaux crédits pour les munitions, alors qu’elle a des stocks suffisants pour une guerre encore plus longue que celle qui vient de finir.
  15. Un excellent historien maritime, M. Tramond, professeur à l’École supérieure de la marine, dit à ce sujet, dans son remarquable Manuel d’histoire maritime de la France : » ... Qu’était-ce que la cargaison de 112 navires pour l’approvisionnement de la France ? » — Sans doute. Mais il ne s’agissait, en fait, que de « sauver l’Ouest de la famine, » comme le dit l’auteur lui-même, deux pages plus loin. La difficulté des communications intérieures, en temps de révolution, surtout, ne permettait pas de faire mieux, le convoi eût-il été beaucoup plus nombreux. Il faut aussi compter avec « l’effet moral. » Malgré les pertes subies, l’affaire du 13 prairial fut célébrée dans toute la France.
  16. Je rappelle ici que l’Amérique entend avoir bientôt une flotte marchande égale à celle de l’Angleterre. C’est là au fond, sa cause du très bienveillant accueil qu’elle a fait aux propositions anglaises contre les sous-marins.
  17. Rappelons que les navires de commerce n’ont été pourvus d’un armement d’artillerie, dans la dernière guerre, qu’à partir du moment où les Allemands ont outrepassé les prescriptions du droit international. En tout cas, dès qu’il est armé, un cargo ou paquebot devient navire de guerre et, par là même, se rend justiciable du sous-marin agissant comme tel.
  18. Il est assez curieux de constater que la presse germano-américaine n’hésitait pas, puisqu’il s’agissait de damier la France et sa marine, à condamner hautement les méthodes de guerre navale pratiquées, de 1915 à 1918, par l’Allemagne et que l’on nous accusait de vouloir adopter.
  19. Chapitre III du traité du 6 février 1922, contenant des a dispositions diverses. »
  20. L’article 13 interdit de se servir comme navires de guerre des unités qui auront été déclassées en vertu du traité ; l’article 17 interdit de réquisitionner, en temps de guerre, les bâtiments sur chantiers pour le compte de Puissances étrangères. Ceci vise particulièrement la grande Puissance constructrice, l’Angleterre.
  21. Notamment « l’amiral de la flotte, » sir Wester Wemyss, ancien premier lord naval, de 1917 à 1919, et qui avait, comme commandant de la base de Moudros (lie de Lemnos), pris part à la campagne des Dardanelles, en 1915.
  22. Le programme a été enfin voté, le 17 mars, par la haute assemblée.
  23. Il semble qu’il suffise, pour le moment, d’envisager quelques modifications sensibles dans le plan d’utilisation de notre force navale, telle qu’elle est. Mais, répétons-le, il faut se hâter d’exécuter le programme naval actuel.
  24. Le conseil a été suivi. On vient d’apprendre que le Naval Office va faire mettre en chantier 110 sous-marins de types nouveaux.
  25. Le Matin observe que la motion a été communiquée par M. Hughes à la Conférence, mais que « par un phénomène étrange, » il n’en a plus été question. En tout cas le texte de la motion n’avait pas, jusqu’ici, franchi l’Atlantique. On voit comme nous sommes encore mal renseignés. Mais ce qu’il est moins aisé d’apercevoir, c’est pourquoi il en est ainsi.