Apologie pour les Parisiens

Apologie pour les Parisiens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 554-568).
APOLOGIE POUR LES PARISIENS

La guerre moderne, à la différence des anciennes où les seuls combattans étaient tenus d’avoir du courage, met en œuvre toutes les forces morales d’un pays et leur assigne une valeur militaire. Le risque est plus grave, tous y participent, la force offensive des armées repose sur la discipline nationale et la résolution populaire.

Cette caractéristique n’avait point échappé aux Allemands, et comme on les vit toujours et à tout propos se livrer à des calculs minutieux et innombrables, il entra dans leurs conceptions, en 1914 aussi bien qu’en 1870, de provoquer méthodiquement chez l’adversaire le désordre moral. Porter d’abord la menace sur la capitale, jeter en toute hâte sur les chemins de l’Ile-de-France des torrens d’hommes formidablement armés, massacrer les habitans, allumer des incendies et se présenter devant Paris dans le moment que les Parisiens sont encore sous le coup de la surprise, c’est répandre dans la ville, une épouvante qui ne manquera pas de provoquer des convulsions politiques.

L’enjeu est d’importance, la proie est facile : Paris n’est-il pas le lieu de toutes les frivolités ?

Le grand état-major allemand, guindé dans ses doctrines, suppute avec une supériorité méprisante les émeutes que vont faire naître, au milieu d’une population de deux millions et demi d’Athéniens, dont la légèreté d’esprit est connue de tout l’univers, les aéronefs, les obus et les mauvaises nouvelles.

La plupart des étrangers nous connaissent fort mal et l’intérêt qu’ont les Allemands à nous trouver en effet aussi pusillanimes qu’on nous suppose les pousse à nous méconnaître.

Il n’est pas de ville plus impénétrable que la nôtre pour qui n’y passe pas toute sa vie. Cet esprit critique qui s’exerce contre l’autorité, alors même qu’on l’approuve, cette rapidité de jugement qui laisse croire à un défaut de jugement exposent le Parisien à toutes les calomnies. Un théâtre qui s’ingénie à scruter les cas exceptionnels par où la conscience est troublée, à moins qu’il ne s’emporte à des libertinages par où elle est offensée, un roman qui marie aisément l’un et l’autre vice, des querelles politiques, des lieux de plaisir, une agitation légère et perpétuelle, la vie du boulevard, voilà tout ce qu’ont aperçu chez nous des voyageurs hâtifs ou des lecteurs lointains. Nous-mêmes, à l’occasion, sommes les premiers à nous décrier, et je ne puis relire sans tristesse ces lignes injustes que Francisque Sarcey consacre à la population parisienne, à l’heure même où elle endure les privations du siège et se rebelle si vaillamment contre la mauvaise fortune : « Combien elle est crédule, aveugle, emportée, écrit-il, et quel peu de fond il faut faire sur son bon sens et sa raison ! » Ce n’est point là le portrait d’un peuple au cœur solide, et en effet les souvenirs du siège et de la Commune confirment nos ennemis dans cette opinion que leur seule approche va provoquer dans nos rues des mouvemens populaires. Tandis qu’ils s’en persuadent, le monde entier les croit.

Je me souviens de la stupeur joyeuse que je voyais peinte sur le visage d’un Français qui, revenant de Suisse le 6 août 1914, croyait le Président de la République assassiné et la Commune proclamée : on ne pouvait l’arrêter de rire, tant il trouvait incroyable la tranquillité de Paris.

La réponse insolente de M. de Bismarck lors de l’entrevue de Ferrières est dans toutes les mémoires. Cette fois encore les Allemands croyaient pouvoir compter sur la « populace de Paris. » Paris leur a répondu avec une force où l’âme parisienne apparaît dans toute sa grandeur.

Quand ils marchaient sur la capitale avec cette précipitation farouche, ils pensaient en finir, s’ils frappaient d’abord la France à la tête. Cette bonne tête-là, les Parisiens ont tenu à honneur de montrer qu’ils n’entendaient pas la perdre.


Dès le premier jour, la population parisienne s’établit dans sa résolution et fait preuve d’une sagesse aussi grande que les circonstances. Alors que se déroulent les événemens diplomatiques d’où la guerre va sortir, tandis que d’heure en heure se répandent les plus menaçantes informations, Paris demeure calme et s’abstient d’agiter des drapeaux. Ceux qui se plaisent aux spectacles parisiens n’ont retenu qu’un trait de ces momens d’angoisse : à certaines heures de la journée, on voyait les passans s’arrêter dans la rue pour lire la dernière édition d’un journal ; c’est, en effet, le signe de la plus vive émotion chez le Parisien, qui est d’un naturel hâtif et moins avide encore de nouvelles que jaloux de cacher son étonnement. En vain M. de Schœn se promène-t-il ostensiblement sur les trottoirs de la rue de Lille pour s’attirer des outrages. Quelques personnes regardent d’un air narquois et tranquille l’homme du jour. La finesse contient la colère, et la provocation de cet ambassadeur ne va en somme qu’à exciter chez le Parisien sa passion dominante, qui est à savoir la curiosité.

Tout à coup le bruit se répand dans la capitale que Jaurès vient d’être assassiné. Le temps est à l’orage. Une grande foule se presse et gronde rue Montmartre. Tous les visages traduisent la préoccupation ; tous les esprits sont tendus, et chacun redoute une révolution, que nul ne déchaîne. Un seul sentiment étreint tous les cœurs : la défense nationale va-t-elle être compromise par des dissensions civiles ? Mais qu’importe que tout le monde doute d’autrui, si personne ne doute de soi-même ? Il fut toujours naturel aux Parisiens de considérer les faits dans l’ordre de leur importance, et, quelque conseil que donne ici la douleur ou l’indignation, une pensée dominante conduit tous les esprits dans la même route : il s’agit d’abord de se défendre. Ceux dont on redoute le plus les écarts de langage sont ceux qui donnent le plus bel exemple, et, quatre jours plus tard, un cortège imposant traverse la ville et se dirige vers la gare d’Orsay sans que l’ordre soit troublé.

Où il s’avère dès la première heure, à l’épreuve des circonstances les plus ambiguës et de l’événement le plus critique, que la population de Paris n’est point cette foule « crédule, aveugle et emportée » qu’un écrivain se figure. Nulle autre, au contraire, n’est plus prompte à se saisir d’un fait et à en bien raisonner, car elle est aussi intelligente que prompte, et l’on ne la vit s’emporter à des excès que faute d’avoir été mise en face d’une idée claire.

Alors ce furent les temps héroïques. Paris, en quelques heures, s’enfonça dans le recueillement le plus profond. Toute l’activité de la ville se trouvait d’un seul coup suspendue : les départs pour l’armée avaient fait les passans plus rares ; les chevaux venaient d’être pris par la réquisition, les autobus envoyés aux armées et la circulation des tramways suspendue. Une paix provinciale enveloppait la cité, et l’absence de tous les bruits familiers faisait songer au silence de Venise. Les avenues et les rues, les jardins publics, les quais de la Seine semblaient une autre ville. Privés de toute nouvelle, le cœur disputé par l’anxiété et la confiance, l’esprit tourné vers l’inconnu, ces Parisiens, à qui leurs maisons et leur carrefours semblent à toute heure tenir société, trouvaient aux monumens des visages nouveaux, et de toutes ces impressions étranges, de tous ces menus étonnemens, ils composaient dans leur âme une émotion sublime.

Les soirées étaient plus belles encore. L’éclairage des rues avait été réduit des trois quarts, et c’étaient jours de grande lune. ; Une clarté inaltérable, sur cette intimité de deux millions d’âmes, répandait je ne sais quel rayon impérieux. La nuit n’était troublée que par le sifflet lointain et répété des convois qui emportaient à chaque départ un millier d’hommes, et c’étaient, ces cris pleins d’un adieu qui élargissait le silence, comme des pulsations régulières qui faisaient refluer vers le front des batailles le sang le plus pur de la France.

C’est sur ces entrefaites, le 28 août à 11 heures du soir, que le ministre de la Guerre publie le communiqué suivant : « La situation de notre front de la Somme aux Vosges est restée aujourd’hui ce qu’elle était hier. » Pour le coup, voilà un texte qui fait réfléchir les Parisiens. Certes, l’avertissement est rude. Mais ils en tiennent pour la franchise ; on les sent délivrés d’une incertitude qui leur était insupportable et ils sont reconnaissans à ceux qui les gouvernent de leur dire la vérité durement, population toujours prête, si on lui fait confiance, à collaborer avec l’autorité.

En même temps arrive à Paris la foule lamentable des réfugiés, bourgeois, paysans, ouvriers qui viennent de faire 50 kilomètres en dehors des routes et ne peuvent plus se tenir sur leurs pieds sanglans, jeunes filles qui tombent épuisées, mères en pleurs qui ont perdu sur les routes leur petite famille. Ah ! les Prussiens peuvent bien bombarder Paris s’ils veulent : dès qu’il s’agit de venir en aide à la souffrance, la « populace » de Paris ne sait plus penser à autre chose, elle ne se possède plus.

Ces pauvres gens sont recueillis au Séminaire de Saint-Sulpice, à la Caserne de France, salle Wagram, au Cirque de Paris. Les sergens de ville font la quête pour venir à leur secours. Avec une spontanéité admirable, la population du Gros-Caillou veut pourvoir à tout. Les plus pauvres apportent leur pain, leur sucre, leur café, ils nettoient les malheureux, ils font la cuisine, ils bercent les enfans, et la bonté du peuple tire des larmes autant que la misère des fugitifs.

Bientôt les événemens se précipitent, on apprend que les Allemands occupent Sentis, des taube marqués sous les ailes d’une grande croix notre viennent planer dans le ciel de la capitale. C’en est fait. Le Gouvernement se transporte hors des atteintes de l’ennemi.

La population parisienne est désormais seule, livrée à la fortune des combats. Elle sent passer dans l’air l’haleine de la bête. Son sang-froid ne se dément pas à cette nouvelle épreuve ; du moins elle mesure désormais le risque elle-même. Lorsque son Gouverneur lui promet de la défendre jusqu’au bout, elle comprend clairement ce que ces mots contiennent, et bien loin qu’elle se laisse aller à son imagination, elle rassemble silencieusement toutes les forces de son cœur.

Il est un sentiment qui se fait jour chez les Parisiens à de certains tournans de leur histoire, quand la Ville est transportée d’une grande joie ou se trouve soulevée tout entière par une idée supérieure. Tous les cœurs alors se touchent, tous les esprits sont occupés de la même pensée, tous les visages portent la même expression. En ces jours de Septembre, les Parisiens qui regardaient sur les boulevards Saint-Michel et Sébastopol défiler les troupes marocaines ne formaient plus qu’une grande famille. La mise de chacun était simple. Les propos étaient affectueux. Des personnes qu’on ne connaissait pas vous arrêtaient familièrement dans la rue, pour échanger une ou deux paroles d’une inutilité cordiale. On parlait peu d’ailleurs en ce temps-là, chacun portant en soi-même le même souci que tous les autres. On était simplement heureux de se regarder et de se comprendre.

Lorsque, après dix longs jours d’attente, la nouvelle de la victoire de la Marne se répandit, elle trouva les Parisiens aussi maîtres d’eux-mêmes qu’ils avaient paru dans les jours difficiles. Merveilleuse intelligence d’un peuple toujours prompt à considérer en un seul moment tous les aspects des choses. Cette victoire fait l’orgueil de Paris : la bataille qui le libère en de telles conjonctures lui apparaît aussitôt comme le point culminant de son histoire, et la joie de se sentir délivré n’est-elle pas de toutes les joies humaines celle qui veut le plus violemment sortir de l’âme ? Cependant l’aspect des faubourgs ne change pas, nulle clameur ne s’élève, aucun rassemblement ne se forme, personne ne songe à illuminer. C’est que l’œuvre est bien loin d’être achevée. C’est qu’il n’est manifestation si légitime et si grandiose qui ne soit méprisable au regard d’un si beau coup du génie français : un immense respect pour les braves qui le défendent tient Paris silencieux.

Telle fut, pendant les six premières semaines de la guerre, la fermeté que la population parisienne opposa aux plus imminens dangers comme aux plus étonnantes nouvelles. Il faut qu’un siècle passe pour la faire connaître en un instant. Bien loin qu’un grand danger la livre aux dérèglemens, il la libère bien au contraire de toute pensée inutile et ne va qu’à mettre en lumière la suprême honnêteté de l’homme parisien.

Une population qu’on imaginait turbulente et frivole s’y montre soudain clairvoyante et résolue, et cette intuition qu’on lui accorde, ce goût rapide et sûr, cette fugitive humeur qui dans les jours heureux la porte à respirer à toute heure la fleur de tout, cache un don magnifique qui lui vient des siècles, le sens juste, toujours égal chez elle à la grandeur des choses qui s’accomplissent.


Dès lors commencèrent pour les pauvres gens les temps de la guerre longue.

Qu’une population surprise et remuée tour à tour, en moins de deux mois, par la duplicité de la diplomatie allemande, la déclaration de guerre, la mort tragique d’un tribun, le bruit des premiers revers, l’approche des armées barbares et le frisson soudain de la victoire, demeure égale et maîtresse de ses nerfs, c’est l’indice de la force morale la plus haute et la plus noble. Cette sérénité n’étonne pas ceux qui sont avertis : le Parisien se doit toujours quelque chose à lui-même.

Mais voici que ce beau courage va subir un nouvel assaut : il lui faut désormais affronter l’épreuve du temps. Or, quelque bonne opinion qu’on eût des Parisiens, il est une vertu qu’on hésita toujours à leur prêter : la patience.

Trente-deux mois ont passé. La patience des Parisiens est inépuisable.

N’est-ce pas d’eux vraiment que Montesquieu semble avoir écrit : « Leur principale attention était d’examiner en quoi leur ennemi pouvait avoir de la supériorité sur eux ; et d’abord ils y mettaient bon ordre ? » Il n’est pas un Parisien qui ne soit convaincu que la nation allemande est obstinée, obéissante et dure au mal. Pour tenir en échec une haine si puissamment organisée, il n’est pas un Parisien qui ne mette secrètement son point d’honneur à tout supporter, et si des voix impies se font entendre pour réclamer prématurément la paix, ce n’est pas de Paris qu’elles s’élèvent et il ne les écoute.

On aurait tort de comparer les privations de 1870 aux épreuves du temps présent. Il y a quarante-sept ans, la crise fut aiguë et brève. Aujourd’hui, au contraire, le malaise se répartit sur une longue période ; une angoisse continue n’arrive pas à faire plier les âmes. Si l’on veut bien considérer ce qu’une souffrance qui se prolonge, supportée dans le département de la Seine par une agglomération de cinq millions d’habitans, comporte de périls politiques, on est frappé d’admiration devant cette volonté collective où le corps social tout entier porte à l’extrême et soutient sans faiblir des vertus qui semblaient jusqu’ici le fait d’une résolution individuelle.

Dès le début, la mobilisation et l’arrêt des industries jetèrent d’un seul coup des milliers de familles dans la misère la plus immédiate. Dans chacun de ces foyers où l’on vivait au jour le jour d’un modique salaire, ce fut brusquement la détresse. A la fin de 1914, on relève 230 000 personnes sans travail, 130 000 hommes et 100 000 femmes. Ajoutez à tous ces chômeurs, les familles où le soldat mobilisé a laissé les siens sans ressources appréciables : on en compte actuellement 270 000. Joignez-y ceux qui, en tout temps, sont à la charge de l’Assistance publique. Vous arrivez à un dénombrement redoutable, dans lequel cependant ne sont pas compris tous ceux que leur rang social ou leurs ressources écartent encore de l’Assistance, et dont néanmoins un fort grand nombre se trouve dans l’embarras. Il faudrait d’ailleurs se garder d’additionner les personnes inscrites à toutes ces catégories différentes, car il arrive qu’elles se confondent, et l’on doit noter également que la reprise du travail au cours de l’année 1915 réduisit fort sensiblement le nombre des chômeurs. Il n’en est pas moins vrai que, lorsque l’Assemblée municipale, en décembre 1916, totalise, en vue d’assurer des distributions, toutes les familles de situation précaire, elle inscrit le chiffre de 400 000 qu’il y a lieu de multiplier par 2, 3 ou 4 personnes.

On peut donc dire hardiment que la moitié de Paris subit la gêne la plus étroite.

Cependant pas un murmure ne s’élève, nul désordre ne se manifeste. Bien au contraire, la tranquillité publique est plus frappante qu’à aucune autre époque de l’histoire parisienne. La criminalité s’abaisse. Le corps des gardiens de la paix a pu sans inconvénient être diminué d’un quart de son effectif. Sans doute, une partie de la classe ouvrière s’est vu offrir des salaires élevés dans les usines de la Défense nationale. Mais bien loin qu’il le faille interpréter comme une circonstance favorable à la paix publique, la juxtaposition dans les quartiers pauvres de ceux-ci qui touchent de bonnes journées et de ceux-là qui reçoivent un secours d’indigent, est de nature à susciter des rancunes et des jalousies, car c’est l’inégalité qui fomente les troubles.

Peut-être sera-t-on tenté de dire que les hommes valides étant occupés à défendre la France, il n’en reste plu, s ici pour la troubler, et que tel est le secret d’une si exemplaire résignation. Quelle mauvaise pensée ! Quelle injure pour ces héroïques absens auxquels Paris doit son salut et sa gloire ! Imagine-t-on que la clameur des femmes serait moins dangereuse et moins émouvante ? Et qu’il s’agisse des femmes ou des hommes, l’attitude simple et fière d’une grande population souffrante qui supporte patriotiquement la dureté de la vie et qui accepte jour par jour son sacrifice, n’est-elle pas, à tout prendre, un fait majeur qui atteste l’incroyable endurance de Paris ?

Cependant, à mesure que les jours passent, les conditions de l’existence deviennent plus lourdes. Nous en trouvons une indication précise à la Section des Prisonniers de guerre de l’Hôtel de Ville. Le quart des demandes quotidiennes émane de soldats parisiens faits captifs en 1914 et auxquels leur famille a dû cesser de faire des envois. Que de muettes douleurs cette simple constatation fait deviner ! Que de courage dans le silence d’une population inébranlable !

Peu à peu les denrées nécessaires à la vie, mais surtout les plus nécessaires, ont atteint de tels prix que chaque matin les pauvres femmes du peuple désespèrent de passer la journée. Cependant on ne voit pas qu’elles renversent les étalages ni qu’elles disputent les marchands plus fort que de coutume. Le sucre est devenu rare : il faut attendre longtemps son tour pour en obtenir de quoi remplir le creux de la main. Elles gémissent, elles se résignent. Depuis deux ans l’activité des usines perpétue la disette du charbon. Cependant on n’entend point dire qu’un groupe de personnes se soit porté vers ces chantiers que la Municipalité a établis dans des quartiers populaires. Les misérables passent à côté de ces monceaux d’un combustible dont ils manquent, en disant : « C’est bien. » On ne vole même pas les palissades.

Lorsqu’un jour le Gouvernement décide qu’il y a lieu de restreindre la consommation du gaz, de toutes parts on s’inquiète, car il n’est pas de maison parisienne où cette mesure ne cause des embarras. Des milliers de réclamations sont adressées à l’Hôtel de Ville en quarante-huit heures. Qu’elles sont belles vraiment, toutes ces lettres, et significatives ! Pas une parole de colère, pas un mot injuste. Chacun y fait l’offre de sa bonne volonté, puis expose un cas douloureux. Elles contiennent toutes un acte de foi.

Ce n’est point seulement l’individu qui est appelé à consentir des sacrifices, ce sont des corporations entières. On interdit à de certains jours le commerce de la confiserie et de la pâtisserie. Soit : les intéressés déclarent aussitôt qu’ils se font un devoir d’accepter une mesure qui les prive de leurs ressources.

Une profession est éprouvée entre toutes, la boulangerie. L’absence du petit patron qui chauffe son four lui-même atout bouleversé dans le fournil : le bois de boulange, le charbon sont hors de prix et le pain est taxé. Cependant les boulangères qui n’y trouvent plus leur gagne-pain continuent à vendre du pain, et si d’aventure elles font entendre leur voix, c’est qu’elles demandent, les courageuses femmes, que la France leur prête loyalement leur mari quand c’est leur tour.

Qui reconnaîtrait là ce Paris difficile à prendre, libre d’allures, impatient et frondeur ? Il accepte avec docilité les réglementations qui se succèdent et même se contredisent. L’autorité prend des ordonnances sur les hors-d’œuvre, elle dresse le menu des restaurans, à telle heure elle interdit l’entrée des magasins, à tel jour la porte des théâtres ; le soir, elle prive la ville de sa lumière, elle sonne comme au Moyen Age le couvre-feu. Le Parisien se prête avec gentillesse à toutes ces contraintes, et voilà qu’il économise même l’esprit.

C’est au point qu’on est pris d’une inquiétude, qu’on s’étonne de cette langueur et qu’on se demande si jamais Paris se réveillera d’un tel sommeil. Ne vous y trompez pas cependant, il respire doucement, comme un homme qui souffre. Parfois il ouvre les yeux et cherche un grand souffle d’air pur. Vous le retrouverez qui remplit ses yeux des rayons de la gloire le jeudi aux prises d’armes ou le dimanche autour des trophées dans la cour des Invalides. Vous le reconnaîtrez encore dans ces grandes assemblées qui se forment à la Sorbonne ou au Trocadéro, pour entendre des orateurs parler de la sainte grandeur de la patrie. C’est lui encore qui se presse derrière les cercueils des victimes de l’aéronef et visite à la Toussaint les tombes des soldats dans les cimetières suburbains.

Un jour même, un seul jour, son émotion déborde et son âme s’abandonne, c’est aux funérailles du général Galliéni. Le Gouverneur de Septembre, c’est l’ami intime du Parisien : un moment, il fut seul avec lui. L’expression sévère du chef a redressé tous les cœurs. Il n’est personne qui n’ait entendu le son de sa voix. Ce qu’il a dit était si bref que chacun a connu qu’il lui parlait. Ce qu’il a fait demeure si grand que chaque maison sauvée lui fait aujourd’hui l’offrande de son bonheur dans sa douleur. Une grande foule grave et silencieuse, telle qu’on n’en vit jamais s’assembler pour pleurer un seul homme, se presse, le souffle suspendu, sur le passage du long cortège, qui semble prendre la mesure de la capitale : toute la Ville est présente.

Ce témoignage rendu, Paris qui n’a plus rien à dire reprend son travail, retourne à cette impassibilité qui est bien le signe le plus certain d’une détermination irrévocable.

A toutes les épreuves qu’il supporte sans se plaindre s’ajoute le deuil de ses foyers. Pas de famille dont le sang n’ait été répandu, pas un habitant qui ne compte autour de soi des affections brisées. Le passant qui des hauteurs de Montmartre contemple à l’infini le spectacle grandiose de la Ville peut se dire que, dans chacune de ces maisons innombrables qui s’étendent jusqu’à l’horizon, est entré un soir le visiteur redoutable qui vient annoncer les morts glorieuses, accueilli par les réponses cornéliennes des mères et des épouses.

Telle est la somme des douleurs et des misères parisiennes. En vérité, les unes aident à supporter les autres, et il est bien clair que ce vaste rassemblement d’hommes, agité jadis de tant de passions et maintenant capable d’une si constante sagesse, n’a plus désormais qu’une pensée et qu’une volonté.

Le grand drame auquel il assiste est la seule image qu’il regarde. La Marne, l’Yser, Verdun, voilà à quoi il songe. Il se sent frappé avec les combattans, il peine, il s’élance avec eux. Les mouvemens de son âme accompagnent le mouvement des armées. Il écoute le bruit de la lutte. Cette attitude grave et réservée qu’observe au cours d’une si longue tragédie la capitale de l’Occident, évoque la grandeur légendaire de ce chœur antique qu’Eschyle nous montre partageant la douleur ou la joie des héros et dont le silence demeure si émouvant et si solennel à l’heure où son sort se décide. La beauté morale où elle s’élève vient d’avoir eu pleinement, en de tels jours, conscience des événemens. Les peuples supérieurs sont ceux dont le danger apaise l’âme et agrandit l’intelligence.


Quelle est donc cette ville à l’esprit insaisissable dont on attendait le pire et qui dans les traverses qui l’éprouvent garde si fermement la mesure ? Ce n’est point assez de dire que ce Paris libre et futile se montre étrangement courageux, il faut l’expliquer. Faisons connaître au vrai l’esprit du Parisien, et cherchons au fond de lui-même le secret de cette force d’âme.

Ceux qui prennent Paris pour une Babylone en fête dont l’habitant est badaud, mobile, railleur, et au surplus immoral, n’ont rien vraiment, à nous envier pour la futilité de l’esprit. Ils n’ont pas fait le tour de la Ville, je veux dire qu’ils n’ont point passé dans les faubourgs. Ils n’ont pas vu, dans son atelier ou à l’usine, l’ouvrier de Paris ingénieux, endurant, grand abatteur de besogne, quand il poursuit l’ouvrage avec cette fièvre légère qui l’entraîne joyeusement. Ils n’ont pas pénétré jusqu’à cette petite bourgeoisie laborieuse où se conserve dans une vie étroite et régulière la bonne tenue des foyers. Ils ne savent pas non plus combien elle est studieuse, cette jeunesse remuante des écoles, ni avec quelle passion elle adopte l’enseignement du maître, ni avec quelle touchante ardeur elle embrasse des travaux qui dépassent ses forces.

Cette ville de luxe, c’est une cité toute pleine du bourdonnement d’un grand travail. Dès le Moyen Age sa Municipalité se compose de marchands, et ce sont tous ces beaux métiers dont Etienne Boileau nous fait connaître le règlement sévère qui constituent son ossature sociale. Maintenant que cette population a grandi jusqu’à devenir comme un peuple au milieu de la France, les métiers se superposent, ils se multiplient, ils s’étendent à d’innombrables catégories de personnes et ce vaste labeur qui est l’unique affaire de la Ville lui donne aussi son vrai caractère. Ceux qui n’y prennent point part n’ont point part à son âme. Il a suffi que la guerre dispersât les oisifs et les étrangers pour que l’on vit aussitôt ressortir sa moralité profonde, entretenue à travers les siècles dans la tradition du travail.

L’homme qui travaille loyalement trouve une règle de vie dans l’exercice de son métier. L’objet qu’il forme dans ses mains ou qu’il soulève dans ses bras est pour l’ouvrier un maître sans indulgence qu’il ne fléchit que par l’effort et qui l’oblige à toute heure du jour d’être exigeant envers soi-même. Là il apprend à écarter la distraction qui perd l’ouvrage. Là, à force d’aimer ce qu’il fait, il s’engage dans le chemin de l’honneur professionnel, qui conduit à l’autre. Là enfin il purifie son cœur dans l’activité.

N’en doutons pas, c’est cette obligation quotidienne qui a présidé à la formation morale de l’ouvrier parisien, et quand la guerre ferme l’atelier, il reste l’homme, exercé au courage et prêt au sacrifice. C’est la sûreté de sa main qui a fait la sûreté de son cœur.

C’est une erreur de croire et d’aller répétant que le Parisien est sentimental. S’il est vrai que l’on rencontre à de certains jours de l’année un grand concours de monde dans les cimetières, le souvenir que chaque famille vient y porter à ses morts témoigne bien au contraire d’une piété aussi constante que contenue où l’on peut saisir de nouveau le Parisien dans sa bonté morale. Si l’on veut dire qu’il s’émeut en hâte à la nouvelle d’un grand deuil ou d’une catastrophe, je crains bien qu’on n’ait pas aperçu l’empire qu’exerce sur lui la curiosité. Si l’on ajoute qu’il aime à aller le dimanche à la campagne, je réponds que c’est pour y chercher des joies d’enfant qui sont bien loin du romantisme. Çà et là sans doute perce en ses propos une jolie pointe de sentiment ; une vivacité de langage la corrige aussitôt, car il est en lui de se porter tout à la fois aux extrêmes pour ne jamais se laisser prendre, et l’on ne saurait, à vrai dire, le pénétrer qu’en faisant d’abord chez lui la plus grande part à l’intelligence.

Il me parait donc montrer fort heureusement la vive allure de l’esprit parisien, ce petit apprenti en cotte bleue qui, voyant passer un enterrement l’un des premiers jours du mois d’août 1914, ôte sa casquette et observe froidement : « En voilà un qui n’était pas curieux. » Il rapproche spontanément deux idées. Il dit sans attendre ce qu’on n’attend pas qu’il dise. Or, il parle au naturel cet enfant, attendu qu’il traîne sa petite voiture.

Cet esprit critique, soudain, subtil, qui se traduit par les mots impitoyables de la rue ou de l’établi, a été cause de toutes les méprises. Comme il ne ménage personne, on tient qu’il ne respecte rien. On le condamne parce qu’on n’est pas assez agile pour le suivre. Faute d’en saisir la moindre nuance, on commet la plus lourde erreur.

Ce n’est pas la satire d’un peuple toujours prêt à la révolte, car il n’en est pas de plus docile à subir les règlemens et les contraintes et la hardiesse de son esprit s’accorde aisément à la simplicité de sa conduite. Tandis que sa malice parait s’attaquer à tout, on ne regarde pas assez aux objets qu’elle évite. On ne soupçonne pas comme il est respectueux, et avec quel enjouement encore il effleure ce qu’il respecte. On ne le vit jamais dénigrer un bel ouvrage, ni bafouer une noble figure, et il est naïf le plus joliment du monde.

L’esprit parisien s’espace toujours dans une direction inattendue. Il déforme le mot ou la chose, pour suggérer, d’un accent, tout ce qu’ils ne contiennent pas. Il rassemble vivement les contraires. Faute de pouvoir tout saisir, il laisse tout entendre. Il s’évade toujours d’une idée trop courte. Il est complémentaire à lui-même. Jamais il ne s’abaisse et tout d’un coup il s’élève. Il raille, il déroute, il ne blesse pas. C’est un sel qui pique pour garder l’intelligence de toute corruption. Mais s’agit-il d’apprendre quelque nouvelle, le Parisien n’est plus d’humeur plaisante : son esprit est avide. Il court à l’autre bout de la Ville, il veut être informé de tout, il ne manque pas un spectacle, et cette curiosité universelle vient d’un cerveau incapable d’indifférence, épris d’activité, cherchant toujours la notion ou la nouvelle qui va le mettre en mouvement. Ainsi le goût de tout comprendre lui donne la passion de tout savoir, car c’est la faculté de connaître qui est toujours affamée en lui.

Ne fut-il pas toujours informé de l’évolution universelle ? Les siècles ont placé sa Ville à cette boucle heureuse de la Seine où convergent les rivières et vers laquelle se dirigent les chemins naturels de la France. Ceux qui lui viennent apporter tout ce qui se vend lui apprennent tout ce qui se passe. La terre qui l’environne lui offre du blé, des forêts, de la pierre à bâtir. Aussi dès longtemps lui devint-il naturel de tout considérer sans étonnement comme de bien user de toutes choses, et c’est justement son caractère de ne s’enfermer jamais dans rien qui soit trop particulier. Regardez au portail de Notre-Dame l’expression de ce beau Christ parisien qui bénit la Vierge couronnée. Ses traits réguliers assemblent ce qu’il y a de parfait dans vingt autres figures, son visage bien construit respire une divine sagesse et la lumière éclairant son front n’est que le pur rayon des idées générales. Ce bel équilibre dont un vieux tailleur de pierre fil le sourire d’un visage sacré, tout Parisien en conserve l’aisance dans la justesse de ses impressions. Le bon jugement est son titre de noblesse, et de là vient qu’en s’en allant à son travail, il regarde avec contentement la Tour Saint-Jacques, la Colonne et les Invalides. Tout l’univers étant venu chez lui pour le renseigner, il a édifié ses monumens, il a perfectionné ses arts, il a répandu son esprit pour former l’univers, et sa tête reste libre pour faire honneur au monde entier.

Tel est l’homme que les reitres allemands prétendirent intimider. Mais on ne lui en impose, son esprit se rencontrant toujours égal aux notions qu’il reçoit. Cette guerre qui tient suspendues sur sa tête tant de menaces est un grand spectacle dont il contemple froidement toutes les situations. Se résigner, c’est encore comprendre. Il présume les difficultés, il devine les problèmes, mais tandis qu’on bataille, il n’aime point à parler. Rien n’est empreint d’une plus juste beauté que ce grand silence de Paris devant l’ampleur d’un tel drame, et c’est son honneur, ayant le don de tout saisir avec cette sûreté légère, de garder dans la plus durable des épreuves ce serein équilibre où il entend aussi bien la nécessité de toutes ses souffrances.

Chaque matin, lorsqu’en me rendant à l’Hôtel de Ville, je regarde cette puissante cathédrale dont le maître d’œuvre fit monter si haut la voûte en menant au point juste le contrefort qui la soutient, je ne puis m’empêcher de songer à tous les jours de patience qui s’accumulent et sur lesquels, dans chaque famille, cette journée naissante vient ajouter un poids nouveau, et de toutes parts il me semble voir monter, autour de ce monument de douleur que Paris élève aujourd’hui aussi haut que l’autre, un grand appareil de soutiens harmonieux qui n’en laissent jamais l’équilibre au hasard.

C’est dans leurs mœurs laborieuses autant que dans leur intelligence native que les Parisiens puisent depuis si longtemps du courage. Depuis les jours où l’on bâtissait Notre-Dame, c’est du pays de France que rayonnèrent sur les peuples d’Europe les clartés qui les ont fait vivre et les ont réchauffés, et c’est autour de « Paris sans pair » que se formait dans les mêmes temps l’unité française. Vingt siècles d’exercice moral et de primauté intellectuelle lui ont conféré cette maîtrise de soi-même : devant un monde qui nous connaissait si mal, la grande guerre fit apparaître la belle construction de l’âme parisienne. Avec tous les Français qui se battent, avec tous les Français qui souffrent, les Parisiens maintiennent ce qu’ils ont fondé en Europe. Leur patience repose sur une longue histoire.


ADRIEN MITHOUARD.