Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre X


Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 302-303).

Chapitre X.

Saint Bernard reproche aux Clunistes le luxe des habits.

Cinquième abus : le luxe des habits. 24. Quant aux vêtements, au lieu de prendre pour les faire, les tissus qui peuvent être d’un meilleur usage, on choisit les étoffes les plus légères, celles qui peuvent le mieux, non pas garantir du froid, mais satisfaire l’amour-propre. Ainsi on n’achète pas, comme le veut la règle (Reg. S. Bened., cap. lv), » ce qu’on peut trouver de plus commun, mais ce qu’il y a de plus beau et de plus propre à flatter la vanité. Ô moine infortuné que je suis, qui que je sois, pourquoi ai-je assez vécu pour avoir vu notre ordre tomber si bas, notre ordre, dis-je, le premier des ordres religieux que l’Église ait vus naître, ou plutôt par lequel elle a elle-même commencé, qui approche plus que tout autre ici-bas des ordres des anges et qui ressemble davantage à la Jérusalem céleste notre mère, soit par l’éclat de sa chasteté, soit par le feu de sa charité, qui eut les Apôtres pour fondateurs, et ceux que saint Paul appelle si souvent des saints pour premiers enfants ! Comme parmi eux il n’y en avait pas qui eussent conservé la propriété de leurs biens, on donnait à chacun selon ses besoins (Act., iv, 35), nous dit l’Écriture, et non pas selon ses désirs puérils. Il est bien certain, que là où on ne recevait que le nécessaire, on ne trouvait rien de superflu, encore moins de recherché et certainement rien qui sentît la vanité. « On ne donnait à chacun, dit l’Écriture, que selon ses besoins ; » c’est-à-dire en fait de vêtements, que le strict nécessaire pour couvrir le corps et le garantir du froid. Pensez-vous que ceux à qui « on ne donnait que selon leurs besoins, » portaient des vêtements de galebrun ou d’isembrun[1], avaient des mules du prix de deux cents sous d’or, et étendaient sur leur misérable couche des fourrures de peaux de chats[2] et des couvre-pieds de bouracan[3] de couleurs variées ? Je ne pense pas que là où l’on ne songeait qu’à vivre dans la plus grande harmonie de mœurs et de cœurs et à faire des progrès dans la vertu, on se soit mis fort en peine du prix, de la couleur et de la qualité des vêtements : « Tous les fidèles n’avaient qu’un cœur et qu’une âme (Act, iv, 32), » est-il dit.

25. Où retrouver cette harmonie maintenant ? Tout entiers répandus au dehors, délaissant les seuls biens véritables et éternels en quittant ce royaume de Dieu qui est au dedans de nous, nous allons chercher au dehors de vaines consolations dans mille choses futiles, extravagantes et trompeuses, sans nul soins de conserver encore, je ne dis plus la vérité, mais l’ombre même de la vie religieuse, telle qu’elle existait jadis. En effet, notre habit même, je le dis les larmes aux yeux, notre habit qui était autrefois un signe d’humilité, n’en est-il pas devenu un pour l’orgueil des religieux de notre temps ? C’est à peine si nous nous contentons maintenant des étoffes qu’on fabrique dans nos contrées, les moines se font tailler leur cucule dans la même pièce d’étoffe où l’on a pris de quoi faire un manteau pour un chevalier ; en sorte que les plus gens de qualité du siècle, le roi et l’empereur lui-même ne dédaigneraient pas de porter ces propres vêtements, si la coupe en était mieux en rapport avec leur condition.

La vanité dans les vêtements dénote la vanité du cœur. 26. Après tout, me direz-vous, ce n’est point l’habit qui fait le moine, ce sont les dispositions de son cœur. C’est vrai ; mais quand on vous voit aller d’une ville à l’autre, courir les marchés, parcourir les foires, entrer dans toutes les boutiques, examiner tout ce qu’elles renferment et vous faire dérouler des montagnes d’étoffe que vous appréciez de la main, approchez de vos yeux et considérez aux rayons du soleil, pour acheter de quoi vous faire une cucule, et que vous ne voulez point d’une étoffe qui vous semble ou grossière ou passée, dites-moi, est-ce pure simplicité de votre part, et le cœur n’y est-il pour rien ? Et quand en dépit de la règle, laissant ce qui vous est montré de trop commun, vous choisissez avec beaucoup de goût, ce qu’il y a de plus rare, et par conséquent, de plus cher, est-ce inadvertance de votre part ou calcul ? Ce qu’il y a de certain, c’est que nos vices extérieurs procèdent du trésor de notre cœur. Un cœur vain imprime à notre corps le cachet de la vanité, et la superfluité dans les choses extérieures indique la vanité de nos sentiments intimes. La mollesse dans le vêtement dénote la mollesse du cœur, et on ne prendrait pas tant de soin pour parer le corps, si d’abord on n’avait négligé de parer l’âme de vertus.

  1. Pierre le Vénérable décide dans son statut xvi « que nul religieux ne pourra porter des vêtements de Gallebrun ou d’Isembrun : » la raison qu’il donne de ce statut, c’est, dit-il, « qu’il y en a beaucoup parmi nous qui se vêtissent comme les gens du monde, d’étoffes de soie grise ou de différentes couleurs. » On voit par là qu’il y avait alors des vêtements de soie grise. Les manuscrits de Corbie parlent d’étoffes de « Pasembrun. »
  2. Le même saint abbé interdit par son statut xvii, l’usage de couvertures de peaux de chats sauvages d’Espagne, et permet à la place, celles « de putois ou de visons. » Précédemment les Clunistes « dédaignant les peaux de chats de France, se faisaient des couvertures en peaux de chats de Numance ou de Zamra. Voir la lettre première de saint Bernard.
  3. Le bouracan fut également interdit par le statut xviii, qui défend à tout religieux « de porter des étoffes de couleur écarlate, de bouracan ou de burel précieux qu’on fabrique à Ratisbonne, d’avoir des pardessus de couleurs variées et de se contenter d’un simple cilice avec deux pardessus blancs et gris. » Les bouracans étaient des nattes de différentes couleurs qui tiraient leur nom du mot barria, barricade.