Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre VII


Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 296-298).

Chapitre VII.

Les exercices spirituels sont plus avantageux que les corporels.

13. Eh quoi, me direz-vous peut-être, êtes-vous tellement pour les exercices spirituels que vous condamniez les corporels, même ceux que la règle nous prescrit ? Je m’en garde bien, il faut au contraire pratiquer les uns et ne point négliger les autres (Matth., xxiii, 23) ; mais, s’il y avait à opter entre les deux, il vaudrait mieux négliger les seconds que les premiers, car, plus l’esprit l’emporte sur le corps, plus les exercices de l’un l’emportent sur les exercices de l’autre. Ainsi, quand fidèle observateur des pratiques corporelles, vous dédaignez fièrement ceux qui les négligent, ne montrez-vous point que vous transgressez vous-même la règle, puisque en en observant rigoureusement les moindres obligations, vous en négligez les plus importantes, malgré les recommandations de l’Apôtre qui vous dit : « Ayez plus d’empressement et de zèle pour les dons qui sont Les dons les plus excellents sont l'humilité et la charité. les meilleurs (I Corinth., xii, 31). » Or, lorsque vous exaltant vous-mêmes vous abaissez les autres, vous manquez à l’humilité, et quand vous les dépréciez, vous manquez à la charité qui sont certainement les dons les plus excellents. Vous accablez votre corps par de rudes et nombreux travaux, et vous mortifiez vos membres, j’entends vos membres charnels, par toutes les austérités que la règle prescrit, c’est bien ; mais que direz-vous si celui que vous croyez ne pas travailler autant que vous, tout en faisant moins de ces exercices qui sont d’une faible utilité, je veux parler des exercices corporels, possède à un plus haut degré que vous cette piété qui est utile à tout ? Qui de vous a le mieux observé la règle ? Ne serait-ce pas le meilleur des deux ? or quel est le meilleur de vous ou de lui, est-ce celui qui s’est donné le plus de mal ou celui qui a le plus d’humilité ? celui qui a appris du Seigneur à être doux et humble de cœur (Matth., xi, 29) n’est-il pas aussi celui qui, avec Marie, a choisi la meilleure part, la part qui ne lui sera point ôtée (Luc., x, 41) ?

14. Si tout religieux profès doit observer la règle tellement au pied de la lettre, qu’il n’y ait lieu à aucune dispense, j’ose dire que vous ne la suivez pas plus que lui. Car en admettant que celui-ci la viole en plusieurs points, pour ce qui concerne les observances corporelles, il est impossible que vous-même vous ne la transgressiez pas même en un seul. Or, vous savez que celui qui la viole en un point est coupable comme l’ayant violée tout entière (Jacob., ii, 10). Mais si vous m’accordez qu’on peut en changer quelques points par voie de dispense, alors il est hors de doute que tous les deux vous observez la règle, bien que d’une manière différente, puisque vous l’observez plus rigoureusement et lui peut-être moins à la lettre. Si je Il ne faut pas conclure de ce qui précède que les observances corporelles doivent être négligées. m’exprime ainsi, ce n’est pas que je veuille dire qu’il faut négliger les œuvres extérieures ou qu’il suffit de les omettre pour devenir un homme spirituel ; tout au contraire, on ne peut que bien difficilement, si tant est qu’on le puisse, s’élever aux choses spirituelles, quelque excellentes qu’elles soient, sans le secours des corporelles, selon ce que dit l’Apôtre : « Ce n’est pas ce qui est spirituel qui est formé le premier, mais ce qui est corporel, le spirituel ne vient qu’après (1 Corinth., xv, 46). » C’est ainsi que Jacob ne put recevoir enfin les embrassements tant désirés de Rachel qu’après avoir commencé par vivre avec Lia. Voilà pourquoi le Psalmiste a dit : « Entonnez le cantique et faites ensuite retentir le tambour (Psalm. lxxx, 2), » car c’est comme s’il avait dit : Commencez par les choses corporelles et entreprenez ensuite les choses spirituelles. Le religieux le meilleur est celui qui sait mêler les uns aux autres avec autant de discernement que d’à-propos.

15. Je devrais terminer là cette lettre pour qu’elle conservât le caractère d’une lettre, d’autant plus que j’ai repris aussi fortement que j’ai pu les religieux de notre ordre que vous vous plaigniez, mon Père, d’entendre décrier ceux du vôtre, et que je me suis justifié, comme je le devais, du faux soupçon de tomber dans la même faute. Mais comme en ne ménageant pas nos religieux, il peut sembler que je prends un peu trop le parti des vôtres, sur certains points où je ne dois pas le faire, je crois à propos de dire maintenant quelques mots de certains abus qui d’ailleurs, je ne l’ignore point, vous déplaisent aussi bien qu’à moi et que tous les gens de bien croient nécessaire d’éviter. Toutefois, si ces abus subsistent dans votre ordre, il faut pourtant bien se garder de les lui imputer, attendu que tout ordre exclut le désordre, et que là ou règne le désordre, il n’y a plus d’ordre. Par conséquent, si je m’en prends aux vices des hommes et non pas à l’ordre où ils sont entrés, au lieu de m’accuser d’attaquer un ordre religieux, on devra trouver que je combats pour lui. Bien plus, loin de craindre que ceux qui aiment leur ordre m’entendent avec peine parler dans ce sens, je suis bien convaincu qu’ils me sauront gré de poursuivre des abus qui leur sont odieux à eux-mêmes. Quant à ceux à qui mon langage déplaira, ils montrent assez qu’ils n’aiment point leur ordre, puisqu’ils ne peuvent souffrir qu’on en condamne la corruption, en en attaquant les vices. À ceux-là, je répondrai par ce mot de saint Grégoire : « Mieux vaut s’exposer à scandaliser quelqu’un que d’abandonner la vérité (S. Greg., Homil. vii, in Ezech.). »