Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre V


Traduction par Abbé Charpentier.
Librairie de Louis Vivès, éditeur (2p. 293-294).

Chapitre V.

Saint Bernard fait entendre des paroles sévères aux religieux qui jalousent et déprécient les autres ordres.

10. Tout cela me conduit à m’adresser en ce moment à ceux de notre ordre qui, en dépit de cette recommandation de l’Apôtre : « Ne jugez point avant le temps, mais suspendez votre jugement jusqu’à ce que vienne le Seigneur, qui exposera à la lumière ce qui est caché dans les ténèbres et qui produira au grand jour, les plus secrètes pensées des cœurs Saint Bernard blâme les religieux de son ordre. (I Corinth., iv, 5), » méprisent, dit-on, les autres ordres religieux, et s’établissent seuls juges, au détriment de la justice de Dieu même. Assurément, s’il s’en trouve qui agissent ainsi, ils n’appartiennent ni à notre ordre ni à aucun autre, pour dire la vérité ; car quiconque vit selon la règle et s’échappe en paroles orgueilleuses, se range parmi les citoyens de Babylone, c’est-à-dire de confusion, ou plutôt se montre enfant de ténèbres, vrai fils de l’enfer, de ce lieu d’où tout ordre est absent et où règne une éternelle horreur (Job, x, 22). C’est donc à vous que je m’adresse, à vous, mes frères, qui, après avoir entendu de la bouche du Sauveur la parabole du Pharisien et du Publicain, présumez encore de votre propre justice et méprisez les autres religieux, en disant, si j’en crois ce qu’on me rapporte, qu’il n’y a que vous de justes parmi les hommes, ou du moins que vous êtes plus saints que les autres ; qu’il n’y a que vous qui viviez selon la règle monastique, et que tous les autres religieux en sont plutôt des transgresseurs que de fidèles observateurs.

11. Mais d’abord, qui êtes-vous pour oser ainsi condamner les serviteurs d’autrui ? S’ils tombent ou s’ils demeurent fermes, cela ne regarde que leur maître (Rom., xiv, 4). Qui donc vous a établis juges des autres (Luc., xii, 14) ? D’ailleurs si, comme on le dit, vous présumez à ce point de l’excellence de votre ordre, je vous demande s’il est dans l’ordre qu’on voie une paille dans l’œil des autres, quand on ne s’aperçoit pas qu’on a soi-même une poutre dans le sien (Matth., vii, 3) ? Pourquoi vous glorifiez-vous de la règle et parlez-vous mal en même temps contre elle ? Pourquoi, en dépit de l’Évangile, avant le temps et malgré la défense de l’Apôtre, jugez-vous les serviteurs d’autrui ? Est-ce que la règle n’est pas conforme à l’Évangile et ne s’accorde point avec la doctrine de l’Apôtre ? En ce cas la règle n’est pas une règle, puisqu’elle n’est point droite. Écoutez donc, et apprenez quel est l’ordre, vous qui, en dépit de tout ordre, critiquez les autres ordres : « Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre œil, et alors vous verrez à retirer la paille de l’œil de votre frère (Matth., vii, 3). » Vous cherchez de quelle poutre je veux parler ? N’en est-ce donc point une assez grosse et assez grande cet orgueil qui vous fait croire que vous êtes quelque chose quand vous n’êtes rien, vous inspire les plus sots transports de joie sur votre prétendue santé, et vous porte à faire entendre des reproches insensés à ceux qui ont une paille dans l’œil quand vous avez une poutre dans le vôtre ? « Je vous rends grâces, ô mon Dieu, dites-vous, de ce que je ne suis point comme le reste des hommes qui sont voleurs, injustes, adultères (Luc., xviii, 11), » que ne continuez-vous et que n’ajoutez-vous, « détracteurs ? » car la détraction n’est pas un des moindres fétus. Pourquoi donc n’en parlez-vous point quand vous nommez tous les autres ? Si vous la comptez pour rien ou pour peu de chose seulement, je vous rappellerai ces paroles de l’Apôtre : « Ni les médisants ne posséderont le royaume de Dieu (I Corinth., vi, 10), » et celles de Dieu même, qui vous dit dans le psaume (xlix, 21) : « C’est moi qui vous reprendrai et qui vous placerai en face de vous-même. » Or, on ne peut douter, d’après le contexte, que c’est au détracteur qu’il parle en cet endroit. Il est bien juste d’ailleurs qu’on ramène sur lui-même les yeux de celui qui détourne sa vue de soi, et qu’on force à se considérer celui qui n’est attentif qu’à scruter les péchés d’autrui au lieu de rechercher les siens.