Apologie à Guillaume de Saint-Thierry/Chapitre III
Librairie de Louis Vivès, éditeur, (2, p. 289-291).
Chapitre III.
La variété des ordres religieux ne doit en aucune façon rompre le lien de la charité.
5. Est-ce que, par hasard, la raison pour laquelle vous me regardez d’un mauvais œil, est que j’appartiens à un autre ordre que vous ? S’il en est ainsi, vous vous trouvez dans un tort tout pareil par rapport à moi, puisque vous n’êtes pas du même ordre que moi. Avec ce principe, les personnes qui ont fait vœu de continence, et celles qui sont engagées dans le mariage, devront se regarder mutuellement comme damnées, puisque, au sein de l’Église, elles suivent les unes et les autres la Il faut conserver l’unité d’esprit dans la diversité des ordres. loi de leur choix. De même les moines et les clercs réguliers se jetteront mutuellement la pierre, parce qu’ils se distinguent les uns des autres par des observances qui leur sont propres. Bien plus, avec votre raisonnement, Noé, Daniel et Job ne sauraient se trouver dans un même royaume, puisqu’ils n’ont point suivi la même voie pour y parvenir, la chose pour nous est certaine ; enfin il faudra dire de Marthe et de Marie ou qu’elles déplurent également au Sauveur, ou que l’une d’elles au moins ne lui plut point, puisque elles ont pris, pour lui être agréables, des moyens si différents. Mais s’il en est ainsi, il n’aura ni paix ni concorde au sein même de l’Église ; car elle renferme une foule d’ordres religieux qui diffèrent les uns des autres, et on pourrait la comparer à cette reine du Psalmiste « qui était parée d’ornements de toutes sortes (Psalm. xliv, 10). » Où trouver un repos assuré et quel état nous offrira une sécurité complète, s’il faut que, quiconque fait choix d’un ordre en particulier, n’ait d’autre alternative que de mépriser tous ceux qui n’ont point choisi le même ordre que lui, ou de se voir l’objet du mépris des autres ? Car enfin, il n’est pas possible au même homme d’entrer dans tous les ordres en même temps, ni à un seul ordre de recevoir tous les hommes. Je ne suis pas si simple que je ne sache ce que représentait La robe de plusieurs couleurs de Joseph était une image de l’Église. la robe de Joseph, non pas de celui qui sauva l’Égypte, mais du véritable Joseph qui sauva le monde, non plus de la famine qui ne mettait que la vie du corps en danger, mais de la mort qui frappe le corps et l’âme en même temps. Tout le monde sait en effet, qu’elle est de différentes couleurs, cette variété même en fait précisément la beauté ; mais de plus elle est trempée dans le sang, non d’un chevreau qui est l’emblème du péché, mais d’un agneau qui est celui de l’innocence, c’est-à-dire trempée dans le sang du vrai Joseph, et non pas dans un sang étranger ; car c’est lui qui est l’Agneau plein de douceur, l’Agneau qui garde le silence, non pas seulement sous la main de celui qui le dépouille, mais encore de celui même qui le tue, de l’Agneau qui ne fit pas le péché, mais qui effaça tous les péchés du monde. On fit dire à Jacob : « Voilà une robe que nous avons trouvée, voyez si ce n’est pas celle de votre fils (Gen., xxxvii, 32) ; » et vous, Seigneur, voyez aussi si ce n’est point là la robe de votre Fils unique ? Oui, Père tout-puissant, reconnaissez que c’est celle que vous avez faite de différentes couleurs, pour le Christ votre Fils, quand vous lui avez donné des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs et des docteurs, et mille autres ornements qui concourent à rendre sa robe d’une plus admirable beauté, pour la consommation des saints qui tendent à la perfection, selon la mesure de l’âge et de la plénitude du Christ (Ephes., iv, 12). Oui, mon Dieu, daignez reconnaître la pourpre de ce sang précieux dont elle a été mouillée et, dans cette pourpre, le brillant insigne et la preuve glorieuse de l’obéissance de votre Fils, selon ces paroles : « Pourquoi donc vos vêtements sont-ils rouges ? — C’est parce que j’ai été seul à fouler le vin, et de tous les peuples, pas un homme n’était avec moi (Isa., lxiii, 2). »
6. Eh bien donc ! puisque le Fils s’est montré obéissant à son Père jusqu’au pressoir de la croix qu’il était seul à fouler, car il n’a trouvé d’appui que dans son bras, selon ces autres paroles du Psalmiste : « Pour moi, je suis seul jusqu’à ce que je passe (Psalm., cxl, 10), » exaltez-le maintenant, mon Dieu, et donnez-lui un nom qui soit au-dessus de tous les noms, qu’on ne puisse entendre sans fléchir le genou, dans le ciel, sur la terre et dans les enfers (Philipp., ii, 10). Qu’il s’élève dans les cieux, qu’il entraîne à sa suite la captivité captive, et qu’il répande ses dons sur les hommes (Ephes., iv, 8). Mais quels dons, quels présents et quel héritage laissera-t-il à l’Église, son épouse ? Qu’il lui laisse sa robe, sa robe, dis-je, de différentes couleurs, cette robe qui était d’un seul morceau et d’un seul tissu, depuis le haut jusqu’au bas. Cette variété de couleurs vient de la variété des ordres religieux qu’elle renferme, et qui sont comme autant de morceaux d’étoffes brillantes ; et ce tissu sans couture, c’est l’unité d’une indissoluble charité, selon ce mot de l’Apôtre : « Qui donc me séparera de l’amour du Christ (Rom., viii, 35) ? » Quant à la diversité des couleurs dont elle brille, écoutez encore comment le même Apôtre l’explique : « Il y a diversité de grâces, dit-il, mais il n’y a qu’un même Esprit ; il y a aussi diversité d’opérations, mais il n’y a qu’un même Seigneur (1 Corinth., xii, 4). » Puis après avoir énuméré les diverses grâces qui sont comme les couleurs différentes dont elle brille, il continue pour montrer qu’elle est sans couture et d’un seul tissu, depuis le haut jusqu’en bas, en disant : « Or, c’est un seul et même esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons selon qu’il lui plaît (I Corinth., xii, 11). » En effet : « La charité a été répandue en nous par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom., v, 5). » Ne la divisons donc point maintenant, cette Église du Christ, et conservons-la entière et sans déchirures, car c’est d’elle que le Psalmiste disait : « La Reine s’est tenue à votre droite, dans un vêtement enrichi d’or, et parée de ses divers ornements (Psalm. cliv, 10). » Tous donc tant que nous sommes, Clunistes, Cisterciens, Clercs Réguliers, simples fidèles même, tout ordre quelqu’il soit, toute langue, tout sexe, tout âge, dans toute condition, en tout lieu et en tout temps, depuis le premier homme jusqu’au dernier, tous, dis-je, nous recevons des dons différents ; chacun reçoit le sien, les uns d’une manière et les autres de l’autre. Voilà pourquoi encore la robe du Christ est une robe traînante ; il faut qu’elle descende jusqu’aux talons, et, selon le mot du Prophète « qu’aucune partie du corps ne se dérobe à sa chaleur (Psalm. xviii, 7). » Elle est d’ailleurs à la taille de celui pour qui elle a été faite, puisque l’Écriture nous le dépeint ailleurs en ces termes : « Il atteint d’une extrémité du monde à l’autre avec une force infinie, et dispose tout avec une égale douceur (Sap., viii, 1). »