Aphrodite. Mœurs Antiques/Livre IV/Chapitre III

Mercure de France (p. 260-271).


III

LA RÉPONSE


Et l’Agora demeura vide, comme une plage après la marée.

Vide, non pas complètement : un homme et une femme restèrent, ceux-là seuls qui savaient le secret de la grande émotion publique, et qui, l’un par l’autre, l’avaient causée : Chrysis et Démétrios.

Le jeune homme était assis sur un bloc de marbre, près du port. La jeune femme était debout à l’autre extrémité de la place. Ils ne pouvaient se reconnaître ; mais ils se devinèrent mutuellement ; Chrysis courut sous le soleil, ivre d’orgueil et enfin de désir.

« Tu l’as fait ! s’écria-t-elle. Tu l’as donc fait !

— Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obéie. »

Elle se jeta sur ses genoux et l’embrassa dans une étreinte délirante.

« Je t’aime ! je t’aime ! Jamais je n’ai senti ce que je sens. Dieux ! je sais donc ce que c’est que d’être amoureuse ! Tu le vois, mon aimé, je te donne plus, moi, que je ne t’avais promis avant-hier. Moi qui n’ai jamais désiré personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si vite. Je ne t’avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te donne tout ce que j’ai de bon, tout ce que j’ai de pur, de sincère et de passionné, toute mon âme, qui est vierge, Démétrios, songes-y ! Viens avec moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu caché, où il n’y ait que toi et moi. Nous aurons là des jours comme il n’y en eut pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n’a fait ce que tu viens de faire pour moi. Jamais une femme n’a aimé comme j’aime ; ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible ! Je ne peux presque pas parler, tellement j’ai la gorge étouffée. Tu vois, je pleure. Je sais aussi, maintenant, ce que c’est que pleurer : c’est être trop heureuse… mais tu ne réponds pas ! tu ne dis rien ! Embrasse-moi… »


Démétrios allongea la jambe droite afin d’abaisser son genou qui se fatiguait un peu. Puis il fit lever la jeune femme, se leva lui-même, secoua son vêtement pour aérer les plis, et dit doucement :


« Non… Adieu. »


Et il s’en alla d’un pas tranquille.


Chrysis, au comble de la stupeur, restait la bouche ouverte et la main pendante.

« Quoi ?… quoi ?… qu’est-ce que tu dis ?

— Je te dis : adieu, articula-t-il sans élever la voix.

— Mais… mais ce n’est donc pas toi qui…

— Si. Je te l’avais promis.

— Alors… Je ne comprends plus.

— Ma chère, que tu comprennes ou non, c’est assez indifférent. Je laisse ce petit mystère à tes méditations. Si ce que tu m’as dit est vrai, elles menacent d’être prolongées. Voilà qui vient à point pour les occuper. Adieu.

— Démétrios ! qu’est-ce que j’entends ?… D’où t’est venu ce ton-là ? Est-ce bien toi qui parles ? Explique-moi ! Je t’en conjure ! Qu’est-il arrivé entre nous ? C’est à se briser la tête contre les murailles…

— Faut-il te répéter cent fois les mêmes choses ! Oui, j’ai pris le miroir ; oui, j’ai tué la prêtresse Touni pour avoir le peigne antique ; oui, j’ai enlevé du col de la déesse le grand collier de perles à sept rangs. Je devais te remettre les trois cadeaux en échange d’un seul sacrifice de ta part. C’était l’estimer, n’est-il pas vrai ? Or, j’ai cessé de lui attribuer cette valeur considérable et je ne te demande plus rien. Agis de même à ton tour et quittons-nous. J’admire que tu ne comprennes point une situation dont la simplicité est si éclatante.

— Mais garde-les, tes cadeaux ! Est-ce que j’y pense ! Est-ce que je te les demande, tes cadeaux ? Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? C’est toi que je veux, toi seul…

— Oui, je le sais. Mais encore une fois, je ne veux plus, de mon côté ; et comme, pour qu’il y ait rendez-vous, il est indispensable d’obtenir à la fois le consentement des deux amants, notre union risque fort de ne pas se réaliser si je persiste dans ma manière de voir. C’est ce que j’essaye de te faire entendre avec toute la clarté de parole dont je suis susceptible. Je vois qu’elle est insuffisante ; mais comme il ne m’appartient pas de la rendre plus parfaite, je te prie de vouloir bien accepter de bonne grâce le fait accompli, sans pénétrer ce qu’il a pour toi d’obscur, puisque tu n’admets pas qu’il soit vraisemblable. Je désirerais vivement clore cet entretien, qui ne peut avoir aucun résultat et qui m’entraînerait peut-être à des phrases désobligeantes.

— On t’a parlé de moi !

— Non.

— Oh ! je le devine ! On t’a parlé de moi, ne dis pas non ! On t’a dit du mal de moi ! J’ai des ennemies terribles, Démétrios ! Il ne faut pas les écouter. Je te jure par les dieux, elles mentent !

— Je ne les connais pas.

— Crois-moi ! crois-moi, Bien-Aimé ! Quel intérêt aurais-je à te tromper, puisque je n’attends rien de toi que toi-même ? Tu es le premier à qui je parle ainsi… »

Démétrios la regarda dans les yeux.

« Il est trop tard, dit-il. Je t’ai eue.

— Tu délires… Quand cela ? Où ? Comment ?

— Je dis vrai. Je t’ai eue malgré toi. Ce que j’attendais de tes complaisances, tu me l’as donné à ton insu. Le pays où tu voulais aller, tu m’y as mené en songe, cette nuit, et tu étais belle… ah ! que tu étais belle, Chrysis ! Je suis revenu de ce pays-là. Aucune volonté humaine ne me forcera plus à le revoir. On n’a jamais le bonheur deux fois avec le même événement. Je ne suis point insensé au point de gâter un souvenir heureux. Je te dois celui-ci, diras-tu ? mais comme je n’ai aimé que ton ombre, tu me dispenseras, chère tête, de remercier ta réalité. »


Chrysis se prit les tempes dans les mains.

« C’est abominable ! c’est abominable ! Et il ose le dire ! Et il s’en contente !

— Tu précises bien vite. Je t’ai dit que j’avais rêvé : es-tu sûre que je fusse endormi ? Je t’ai dit que j’avais été heureux : est-ce que le bonheur, pour toi, consiste exclusivement dans ce grossier frisson physique que tu provoques si bien, m’as-tu dit, mais que tu n’as pas le pouvoir de diversifier, puisqu’il est sensiblement le même auprès de toutes les femmes qui se donnent ? Non, c’est toi-même que tu diminues en prenant cette allure inconvenante. Tu ne me parais pas bien connaître toutes les félicités qui naissent de tes pas. Ce qui fait que les maîtresses diffèrent, c’est qu’elles ont chacune des façons personnelles de préparer et de conclure un événement en somme aussi monotone qu’il est nécessaire, et dont la recherche ne vaudrait pas, si l’on n’avait que lui en perspective, toute la peine que nous prenons pour trouver une maîtresse parfaite. En cette préparation et en cette conclusion, parmi toutes les femmes, tu excelles. Du moins, j’ai eu plaisir à me le figurer, et peut-être m’accorderas-tu qu’après avoir rêvé l’Aphrodite du Temple, mon imagination n’a pas eu grand’peine à se représenter la femme que tu es ? Encore une fois, je ne te dirai pas s’il s’agit d’un songe nocturne ou d’une erreur éveillée. Qu’il te suffise de savoir que, rêvée ou conçue, ton image m’est apparue dans un cadre extraordinaire. Illusion ; mais, sur toutes choses, je t’empêcherai, Chrysis, de me désillusionner.

— Et moi, dans tout cela, que fais-tu de moi, moi qui t’aime encore malgré les horreurs que j’entends de ta bouche ? Ai-je eu conscience de ton odieux rêve ? Ai-je été de moitié dans ce bonheur dont tu parles, et que tu m’as volé, volé ! A-t-on jamais ouï dire qu’un amant eût un égoïsme assez épouvantable pour prendre son plaisir de la femme qui l’aime sans le lui faire partager ?… Cela confond la pensée. J’en deviendrai folle. »


Ici Démétrios quitta son ton de raillerie, et dit, d’une voix légèrement tremblante :

« T’inquiétais-tu de moi quand tu profitais de ma passion soudaine pour exiger, dans un instant d’égarement, trois actes qui auraient pu briser mon existence et qui laisseront toujours en moi le souvenir d’une triple honte ?

— Si je l’ai fait, c’était pour t’attacher. Je ne t’aurais pas eu si je m’étais donnée.

— Bien. Tu as été satisfaite. Tu m’as tenu, pas pour longtemps, mais tu m’as tenu néanmoins, dans l’esclavage que tu voulais. Souffre qu’aujourd’hui je me délivre !

— Il n’y a d’esclave que moi, Démétrios.

— Oui, toi ou moi, mais l’un de nous deux s’il aime l’autre. L’Esclavage ! L’Esclavage ! voilà le vrai nom de la passion. Vous n’avez toutes qu’un seul rêve, qu’une seule idée au cerveau : faire que votre faiblesse rompe la force de l’homme et que votre futilité gouverne son intelligence ! Ce que vous voulez, dès que les seins vous poussent, ce n’est pas aimer ni être aimée, c’est lier un homme à vos chevilles, l’abaisser, lui ployer la tête et mettre vos sandales dessus. Alors vous pouvez, selon votre ambition, nous arracher l’épée, le ciseau ou le compas, briser tout ce qui vous dépasse, émasculer tout ce qui vous fait peur, prendre Héraclès par les naseaux et lui faire filer la laine ! Mais quand vous n’avez pu fléchir ni son front ni son caractère, vous adorez le poing qui vous bat, le genou qui vous terrasse, la bouche même qui vous insulte ! L’homme qui a refusé de baiser vos pieds nus, s’il vous viole, comble vos désirs. Celui qui n’a pas pleuré quand vous quittiez sa maison peut vous y traîner par les cheveux : votre amour renaîtra de vos larmes, car une seule chose vous console de ne pas imposer l’esclavage, femmes amoureuses ! C’est de le subir.

— Ah ! bats-moi, si tu veux ! Mais aime-moi après ! »

Et elle l’étreignit si brusquement qu’il n’eut pas le temps d’écarter ses lèvres. Il se dégagea des deux bras à la fois :

« Je te déteste. Adieu, » dit-il.

Mais Chrysis s’accrocha à son manteau :

« Ne mens pas. Tu m’adores. Tu as l’âme toute pleine de moi ; mais tu as honte d’avoir cédé. Écoute, écoute, Bien-Aimé ! S’il ne te faut que cela pour consoler ton orgueil, je suis prête à donner, pour t’avoir, plus encore que je ne t’ai demandé. Quelque sacrifice que je te fasse, après notre réunion je ne me plaindrai pas de la vie. »


Démétrios la regarda curieusement ; et comme elle, l’avant-veille, sur la jetée, il lui dit :

« Quel serment fais-tu ?

— Par l’Aphrodite, aussi.

— Tu ne crois pas à l’Aphrodite. Jure par Iahveh Çabaoth. »

La Galiléenne pâlit.

« On ne jure pas par Iahveh.

— Tu refuses ?

— C’est un serment terrible.

— C’est celui qu’il me faut. »

Elle hésita quelque temps, puis dit à voix basse :

« J’en fais le serment par Iahveh. Que demandes-tu de moi, Démétrios ? »


Le jeune homme se tut.


« Parle, Bien-Aimé ! dit Chrysis. Dis-moi vite. J’ai peur.

— Oh ! C’est peu de chose.

— Mais quoi encore ?

— Je ne veux pas te demander de me donner à ton tour trois cadeaux, fussent-ils aussi simples que les premiers étaient rares. Ce serait contre les usages. Mais je peux te demander d’en recevoir, n’est-ce pas ?

— Assurément, dit Chrysis joyeuse.

— Ce miroir, ce peigne, ce collier, que tu m’as fait prendre pour toi, tu n’espérais pas en user, n’est-ce pas ? Un miroir volé, le peigne d’une victime et le collier de la déesse, ce ne sont pas là des bijoux dont on puisse faire étalage.

— Quelle idée !

— Non. Je le pensais bien. C’est donc par pure cruauté que tu m’as poussé à les ravir au prix des trois crimes dont la ville entière est bouleversée aujourd’hui ? Eh bien, tu vas les porter.

— Quoi !

— Tu vas aller dans le petit jardin clos où se trouve la statue d’Hermès Stygien. Cet endroit est toujours désert et tu ne risques pas d’y être troublée. Tu enlèveras le talon gauche du dieu. La pierre est brisée, tu verras. Là, dans l’intérieur du socle, tu trouveras le miroir de Bacchis et tu le prendras à la main ; tu trouveras le grand peigne de Nitaoucrît et tu l’enfonceras dans tes cheveux ; tu trouveras les sept colliers de perles de la déesse Aphrodite, et tu les mettras à ton cou. Ainsi parée, belle Chrysis, tu t’en iras par la ville. La foule va te livrer aux soldats de la reine ; mais tu auras ce que tu souhaitais et j’irai te voir dans ta prison avant le lever du soleil. »