Aphrodite. Mœurs Antiques/Livre IV/Chapitre I
I
LE SONGE DE DÉMÉTRIOS
Or, avec le miroir, le peigne et le collier, Démétrios étant rentré chez lui, un rêve le visita pendant son sommeil, et tel fût son rêve :
Il va vers la jetée, mêlé à la foule, par une étrange nuit sans lune, sans étoiles, sans nuages, et qui brille d’elle-même.
Sans qu’il sache pourquoi, ni qui l’attire, il est pressé d’arriver, d’être là le plus tôt qu’il pourra, mais il marche avec effort, et l’air oppose à ses jambes d’inexplicables résistances, comme une eau profonde entrave chaque pas.
Il tremble, il croit qu’il n’arrivera jamais, qu’il ne saura jamais vers qui, dans cette claire obscurité, il marche ainsi, haletant et inquiet.
Par moments la foule disparaît tout entière, soit qu’elle s’évanouisse réellement, soit qu’il cesse de sentir sa présence. Puis elle se bouscule de nouveau plus importune, et tous d’aller, aller, aller, d’un pas rapide et sonore, en avant, plus vite que lui…
Puis la masse humaine se resserre ; Démétrios pâlit ; un homme le pousse de l’épaule ; une agrafe de femme déchire sa tunique ; une jeune fille pressée par la multitude est si étroitement refoulée contre lui qu’il sent contre sa poitrine se froisser les boutons des seins, et elle lui repousse la figure avec ses deux mains effrayées…
Tout à coup il se trouve seul, le premier, sur la jetée. Et comme il se retourne en arrière, il aperçoit dans le lointain un fourmillement blanc qui est toute la foule, soudain reculée jusqu’à l’Agora.
Et il comprend qu’elle n’avancera plus.
La jetée s’étend, blanche et droite, comme l’amorce d’une route inachevée qui aurait entrepris de traverser la mer.
Il veut aller jusqu’au phare et il marche. Ses jambes sont devenues subitement légères. Le vent qui souffle des solitudes sablonneuses l’entraîne avec précipitation vers les solitudes ondoyantes où s’aventure la jetée. Mais à mesure qu’il avance, le Phare recule devant lui ; la jetée s’allonge interminablement. Bientôt la haute tour de marbre où flamboie un bûcher de pourpre touche à l’horizon livide, palpite, baisse, diminue, et se couche comme une autre lune.
Démétrios marche encore.
Des jours et des nuits semblent avoir passé depuis qu’il a laissé dans le lointain le grand quai d’Alexandrie, et il n’ose retourner la tête de peur de ne plus rien voir que le chemin parcouru : une ligne blanche jusqu’à l’infini et la mer.
Et cependant il se retourne.
Une île est derrière lui, couverte de grands arbres d’où retombent d’énormes fleurs.
L’a-t-il traversée en aveugle, ou surgit-elle au même instant, devenue mystérieusement visible ? Il ne songe pas à se le demander, il accepte comme un événement naturel l’impossible…
Une femme est dans l’île. Elle se tient debout devant la porte de l’unique maison, les yeux à demi-fermés et le visage penché sur la fleur d’un iris monstrueux qui croît à la hauteur de ses lèvres. Elle a les cheveux profonds, de la couleur de l’or mat, et d’une longueur qu’on peut supposer merveilleuse, à la masse du chignon gonflé qui charge sa nuque languissante. Une tunique noire couvre cette femme, et une robe plus noire encore se drape sur la tunique, et l’iris qu’elle respire en abaissant les paupières a la même teinte que la nuit.
Sur cet appareil de deuil, Démétrios ne voit que les cheveux, comme un vase d’or sur une colonne d’ébène. Il reconnaît Chrysis.
Le souvenir et du miroir et du collier revient à lui vaguement ; mais il n’y croit pas, et dans ce rêve singulier la réalité seule lui semble rêverie…
« Viens, dit Chrysis. Entre sur mes pas. »
Il la suit. Elle monte avec lenteur un escalier couvert de peaux blanches. Son bras se pend à la rampe. Ses talons nus flottent sous sa jupe.
La maison n’a qu’un étage. Chrysis s’arrête sur la dernière marche.
« Il y a quatre chambres, dit-elle. Quand tu les auras vues, tu n’en sortiras plus. Veux-tu me suivre ? As-tu confiance ? »
Mais il la suivrait partout. Elle ouvre la première porte et la referme sur lui.
Cette pièce est étroite et longue. Une seule fenêtre l’éclaire, où s’encadre toute la mer. À droite et à gauche, deux petites tablettes portent une douzaine de volumes roulés.
« Voici les livres que tu aimes, dit Chrysis, il n’y en a pas d’autres. »
Démétrios les ouvre : ce sont l’Oineus de Chérémon, le Retour d’Alexis, le Miroir de Laïs d’Aristippe, la Magicienne, le Cyclope et le Boucolisque de Théocrite, Œdipe à Colone, les Odes de Sapphô et quelques autres petits ouvrages. Au milieu de cette bibliothèque idéale une jeune fille nue, couchée sur des coussins, se tait.
« Maintenant, murmure Chrysis en tirant d’un long étui d’or un manuscrit d’une seule feuille, voici la page des vers antiques que tu ne lis jamais seul sans pleurer. » Le jeune homme lit au hasard :
Οἱ μὲν ἄρ' ἐθρήνεον, ἐπὶ δὲ στενάχοντο γυηαῖκες.
Τῇσιν δ'Ἀνδρομάχη λευκώλενος ἦρχε γόοιο,
Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο κάρη μετὰ χερσὶν ἔχουσα·
Ἆνερ, ἀπ' αἰῶνος νέος ὤλεο, καδδέ με χήρην
Λείπεις ἐν μεγάροισι· πάϊς δ’ἔτι νήπιος αὔτως,
Ὅν τέκομεν σύ τ'ἐγώ τε δυσάμμοροι…
Il s’arrête, jetant sur Chrysis un regard attendri et surpris :
« Toi ? lui dit-il. C’est toi qui me montres ceci ?
— Ah ! tu n’as pas tout vu. Suis-moi. Suis-moi vite ! »
Ils ouvrent une autre porte.
La seconde chambre est carrée. Une seule fenêtre l’éclaire, où s’encadre toute la nature. Au milieu, un chevalet de bois porte une motte d’argile rouge, et dans un coin, sur une chaise courbe, une jeune fille nue se tait.
« C’est ici que tu modèleras Andromède, Zagreus, et les Chevaux du Soleil. Comme tu les créeras pour toi seul, tu les briseras avant ta mort.
- C’est la Maison du Bonheur, » dit tout bas Démétrios.
Et il laisse tomber son front dans sa main.
Mais Chrysis ouvre une autre porte.
La troisième chambre est vaste et ronde. Une seule fenêtre l’éclaire où s’encadre tout le ciel bleu. Ses murs sont des grilles de bronze, croisées en losanges réguliers à travers lesquels se glisse une musique de flûtes et de cithares jouée sur un mode mélancolique par des musiciennes invisibles. Et contre la muraille du fond, sur un thrône de marbre vert, une jeune fille nue se tait.
« Viens ! viens ! » répète Chrysis.
Ils ouvrent une autre porte.
La quatrième chambre est basse, sombre, hermétiquement close et de forme triangulaire. Des tapis sourds et des fourrures l’habillent si mollement, du sol au plafond, que la nudité n’y étonne point, tant les amants peuvent s’imaginer avoir jeté dans tous les sens leurs vêtements sur les parois. Quand la porte s’est refermée, on ne sait plus où elle était. Il n’y a pas de fenêtre. C’est un monde étroit, hors du monde. Quelques mèches de poils noirs qui pendent laissent glisser des larmes de parfums dans l’air. Et cette chambre est éclairée par sept petits vitraux myrrhins qui colorent diversement la lumière incompréhensible de sept lampes souterraines.
« Vois-tu, explique la jeune femme d’une voix affectueuse et tranquille, il y a trois lits différents dans les trois coins de notre chambre… »
Démétrios ne répond pas. Et il se demande en lui-même :
« Est-ce bien là un dernier terme ? Est-ce vraiment un but de l’existence humaine ? N’ai-je donc parcouru les trois autres chambres que pour m’arrêter dans celle-ci ? Et pourrai-je, pourrai-je en sortir si je m’y couche toute une nuit dans l’attitude de l’amour qui est l’allongement du tombeau ? »
Mais Chrysis parle…
« Bien-Aimé, tu m’as demandée, je suis venue, regarde-moi bien… »
Elle lève les deux bras ensemble, repose ses mains sur ses cheveux, et, les coudes en avant, sourit.
« Bien-Aimé, je suis à toi… Oh ! pas encore tout de suite. Je t’ai promis de chanter, je chanterai d’abord. »
Et il ne pense plus qu’à elle et il se couche à ses pieds. Elle a de petites sandales noires. Quatre fils de perles bleuâtres passent entre les orteils menus dont chaque ongle a été peint d’un croissant de lune de carmin.
La tête inclinée sur l’épaule, elle bat du bout des doigts la paume de sa main gauche avec l’autre main en ondulant les hanches à peine.
« Sur mon lit, pendant la nuit,
J’ai cherché celui que mon cœur aime,
Je l’ai cherché, je ne l’ai point trouvé…
Je vous conjure, filles d’Iérouschalaïm,
Si vous trouvez mon amant,
Dites-lui
Que je suis malade d’amour.
Ah ! C’est le chant des chants, Démétrios ! C’est le cantique nuptial des filles de mon pays.
J’étais endormie, mais mon cœur veillait,
C’est la voix de mon bien-aimé…
Il a frappé à ma porte.
Le voici, il vient
Sautant sur les montagnes
Semblable au chevreuil
Ou au faon des biches.
Mon bien-aimé parle et me dit :
— Ouvre-moi, ma sœur, mon amie.
Ma tête est pleine de rosée.
Mes cheveux sont pleins des gouttes de la nuit.
Lève-toi, mon amie ;
Viens, belle fille.
Voici que l’hiver est passé
Et que la pluie s’en est allée.
Les fleurs naissent sur la terre,
Le temps de chanter est arrivé,
On entend la tourterelle.
Lève-toi, mon amie ;
Viens, belle fille ! »
Elle jette son voile loin d’elle et reste debout dans une étoffe étroite qui serre les jambes et les hanches.
« — J’ai ôté ma chemise ;
Comment la remettrai-je ?
J’ai lavé mes pieds ;
Comment les souillerai-je ?
Mon bien-aimé a passé la main par la serrure
Et mon ventre en a frissonné.
Je me suis levée pour ouvrir à mon amant.
Mes mains dégouttaient de myrrhe,
La myrrhe de mes doigts s’est répandue
Sur la poignée du verrou.
Ah ! Qu’il me baise des baisers de sa bouche ! »
Elle renverse la tête en fermant à demi les paupières.
« Soutenez-moi, guérissez-moi.
Car je suis malade d’amour.
Que sa main gauche soit sous ma nuque
Et que sa droite m’étreigne.
— Tu m’as pris, ma sœur, avec un de tes yeux,
Avec une des chaînettes de ton cou.
Que ton amour est bon.
Que tes caresses sont bonnes !
Meilleures que le vin.
Ton odeur me plaît mieux que tous les aromates,
Tes lèvres sont toutes mouillées :
Il y a du miel et du lait sous ta langue,
L’odeur de tes vêtements est celle du Liban.
Tu es, ô ma sœur, un jardin secret,
Une source close, une fontaine scellée.
Lève-toi, vent du nord !
Accours, vent du sud !
Soufflez sur mon jardin
Pour que ses parfums s’écoulent. »
Elle arrondit les bras, et tend la bouche.
« — Que mon amant entre dans son jardin
Et mange de ses fruits excellents.
— Oui, j’entre en mon jardin,
Ô ma sœur, mon aimée,
Je cueille ma myrrhe et mes aromates,
Je mange mon miel avec son rayon.
Je bois mon vin avec ma crème.
— Mets-moi comme un sceau sur ton cœur,
Comme un sceau sur ton bras,
Car l’Amour est fort comme la Mort. »
Sans remuer les pieds, sans fléchir ses genoux serrés, elle fait tourner lentement son torse sur ses hanches immobiles. Son visage et ses deux seins, au-dessus du fourreau de ses jambes, semblent trois grandes fleurs presque roses dans un porte-bouquet d’étoffe.
Elle danse gravement, des épaules et de la tête et de ses beaux bras mélangés. Elle semble souffrir dans sa gaîne et révéler toujours davantage la blancheur de son corps à demi délivré. Sa respiration gonfle sa poitrine. Sa bouche ne peut plus se fermer. Ses paupières ne peuvent plus s’ouvrir. Un feu grandissant fait rougir ses joues.
Parfois ses dix doigts croisés s’unissent devant son visage. Parfois elle lève les bras. Elle s’étire délicieusement. Un long sillon fugitif sépare ses épaules haussées. Enfin, d’un seul tour de chevelure enveloppant sa face haletante comme on enroule le voile des noces, elle détache en tremblant l’agrafe sculptée qui retenait l’étoffe à ses reins et fait glisser jusqu’aux tapis tout le mystère de sa grâce.
Démétrios et Chrysis…
Leur première étreinte avant l’amour est immédiatement si parfaite, si harmonieuse, qu’ils la gardent immobile, pour en connaître pleinement la multiple volupté. Un des seins de Chrysis se moule sous le bras qui l’accole avec force. Une de ses cuisses est brûlante entre deux jambes resserrées, et l’autre, ramenée par-dessus, se fait pesante et s’élargit. Ils restent ainsi sans mouvement, liés ensemble mais non pénétrés, dans l’exaltation croissante d’un inflexible désir qu’ils ne veulent pas satisfaire. Leurs bouches seules, d’abord, se sont prises. Ils s’enivrent l’un de l’autre en affrontant sans les guérir leurs virginités douloureuses.
On ne regarde rien d’aussi près que le visage de la femme aimée. Vus dans le rapprochement excessif du baiser, les yeux de Chrysis semblent énormes. Quand elle les ferme, deux plis parallèles subsistent sur chaque paupière et une teinte uniformément terne s’étend depuis les sourcils brillants jusqu’à la naissance des joues. Quand elle les ouvre, un anneau vert, mince comme un fil de soie, éclaire d’une couronne de couleur l’insondable prunelle noire qui s’agrandit outre mesure sous les longs cils recourbés. La petite chair rouge d’où coulent les larmes a des palpitations soudaines.
Ce baiser ne finira plus. Il semble qu’il y ait sous la langue de Chrysis, non pas du miel et du lait comme il est dit dans l’Écriture, mais une eau vivante, mobile, enchantée. Et cette langue elle-même, multiforme, qui se creuse et qui s’enroule, qui se retire et qui s’étire, plus caressante que la main, plus expressive que les yeux, fleur qui s’arrondit en pistil ou s’amincit en pétale, chair qui se raidit pour frémir ou s’amollit pour lécher, Chrysis l’anime de toute sa tendresse et de sa fantaisie passionnée… Puis ce sont des caresses qu’elle prolonge et qui tournent. Le bout de ses doigts suffit à étreindre dans un réseau de crampes frissonnantes qui s’éveillent le long des côtes et ne s’évanouissent pas tout entières. Elle n’est heureuse, a-t-elle dit, que secouée par le désir ou énervée par l’épuisement : la transition l’effraie comme une souffrance. Dès que son amant l’y invite, elle l’écarte de ses bras tendus ; ses genoux se serrent, ses lèvres deviennent suppliantes. Démétrios l’y contraint par la force.
… Aucun spectacle de la nature, ni les flammes occidentales, ni la tempête dans les palmiers, ni la foudre, ni le mirage, ni les grands soulèvements des eaux ne semblent dignes d’étonnement à ceux qui ont vu dans leurs bras la transfiguration de la femme. Chrysis devient prodigieuse. Tour à tour cambrée ou retombante, un coude relevé sur les coussins, elle saisit le coin d’un oreiller, s’y cramponne comme une moribonde et suffoque, la tête en arrière. Ses yeux éclairés de reconnaissance fixent dans le coin des paupières le vertige de leur regard. Ses joues sont resplendissantes. La courbe de sa chevelure est d’un mouvement qui déconcerte. Deux lignes musculaires admirables, descendant de l’oreille et de l’épaule, viennent s’unir sous le sein droit qu’elles portent comme un fruit.
Démétrios contemple avec une sorte de crainte religieuse cette fureur de la déesse dans le corps féminin, ce transport de tout un être, cette convulsion surhumaine dont il est la cause directe, qu’il exalte ou réprime librement, et qui, pour la millième fois, le confond.
Sous ses yeux, toutes les puissances de la vie s’efforcent et se magnifient pour créer. Les mamelles ont déjà pris jusqu’à leurs bouts exagérés la majesté maternelle. Le ventre sacré de la femme accomplit la conception…
Et ces plaintes, ces plaintes lamentables qui pleurent d’avance l’accouchement !