Aphrodite. Mœurs Antiques/Livre III/Chapitre IV

Mercure de France (p. 209-215).


IV

BACCHANALE CHEZ BACCHIS


Quand elle se retrouva devant la porte de Bacchis, elle était envahie de la sensation délicieuse que donnent le répit du désir et le silence de la chair. Son front s’était allégé. Sa bouche s’était adoucie. Seule, une douleur intermittente errait au creux de ses reins. Elle monta les marches et passa le seuil.

Depuis que Chrysis avait quitté la salle, l’orgie s’était développée comme une flamme.

D’autres amis étaient entrés, pour qui les douze danseuses nues avaient été une proie facile. Quarante couronnes meurtries jonchaient de fleurs le sol. Une outre de vin de Syracuse s’était répandue dans un coin, fleuve doré qui gagnait la table.

Philodème, auprès de Faustine, dont il déchirait la robe, lui récitait en chantant les vers qu’il avait faits sur elle :

« Ô pieds, disait-il, ô cuisses douces, reins profonds, croupe ronde, figue fendue, hanches, épaules, seins, nuque mobile, ô vous qui m’affolez, mains chaudes, mouvements experts, langue active ! Tu es Romaine, tu es trop brune et tu ne chantes pas les vers de Sapphô ; mais Persée lui aussi a été l’amant de l’Indienne Andromède[1]. »

Cependant, Séso, sur la table, couchée à plat ventre au milieu des fruits écroulés, et complètement égarée par les vapeurs du vin d’Égypte, trempait le bout de son sein droit dans un sorbet à la neige et répétait avec un attendrissement comique :

« Bois, mon petit. Tu as soif. Bois, mon petit. Bois. Bois. Bois. »

Aphrodisia, encore esclave, triomphait dans un cercle d’hommes et fêtait sa dernière nuit de servitude par une débauche désordonnée. Pour obéir à la tradition de toutes les orgies alexandrines, elle s’était livrée, tout d’abord, à trois amants à la fois ; mais sa tâche ne se bornait pas là, et jusqu’à la fin de la nuit, selon la loi des esclaves qui devenaient courtisanes, elle devait prouver par un zèle incessant que sa nouvelle dignité n’était point usurpée.

Seuls, debout derrière une colonne, Naucratès et Phrasilas discutaient avec courtoisie sur la valeur respective d’Arcésilas et de Carnéade.

À l’autre extrémité de la salle, Myrtocleia protégeait Rhodis contre un convive trop pressant.

Dès qu’elles virent entrer Chrysis, les deux Éphésiennes coururent à elle.

« Allons-nous-en, ma Chrysé. Théano reste ; mais nous partons.

— Je reste aussi, » dit la courtisane.

Et elle s’étendit à la renverse sur un grand lit couvert de roses.

Un bruit de voix et de pièces jetées attira son attention : c’était Théano qui, pour parodier sa sœur, avait imaginé, au milieu des rires et des cris, de jouer par dérision la Fable de Danaé en affectant une volupté folle à chaque pièce d’or qui la pénétrait. L’impiété provocante de l’enfant couchée amusait tous les convives, car on n’était plus au temps où la foudre eût exterminé les railleurs de l’Immortel. Mais le jeu se dévoya, comme on pouvait le craindre. Un maladroit blessa la pauvre petite, qui se mit à pleurer bruyamment.


Pour la consoler, il fallut inventer un nouveau divertissement. Deux danseuses firent glisser au milieu de la salle un vaste cratère de vermeil rempli de vin jusqu’aux bords, et quelqu’un saisissant Théano par les pieds la fit boire, la tête en bas, secouée par un éclat de rire qu’elle ne pouvait plus calmer.


Cette idée eut un tel succès que tout le monde se rapprocha, et quand la joueuse de flûte fut remise debout, quand on vit son petit visage enflammé par la congestion et ruisselant de gouttes de vin, une gaîté si générale gagna tous les assistants que Bacchis dit à Séléné :

« Un miroir ! un miroir ! qu’elle se voie ainsi ! »

L’esclave apporta un miroir de bronze.

« Non ! pas celui-là. Le miroir de Rhodopis ! Elle en vaut la peine. »


D’un seul bond, Chrysis s’était redressée.

Un flot de sang lui monta aux joues, puis redescendit, et elle resta parfaitement pâle, la poitrine heurtée par des battements de cœur, les yeux fixés sur la porte par où l’esclave était sortie.

Cet instant décidait de toute sa vie. La dernière espérance qui lui fût restée allait s’évanouir ou se réaliser.

Autour d’elle la fête continuait. Une couronne d’iris, lancée on ne savait d’où, vint s’appliquer sur sa bouche et lui laissa aux lèvres l’âcre goût du pollen. Un homme répandit sur ses cheveux une petite fiole de parfum qui coula trop vite en lui mouillant l’épaule. Les éclaboussures d’une coupe pleine où l’on jeta une grenade tachèrent sa tunique de soie et pénétrèrent jusqu’à sa peau. Elle portait magnifiquement toutes les souillures de l’orgie.

L’esclave sortie ne revenait pas.

Chrysis gardait sa pâleur de pierre et ne bougeait pas plus qu’une déesse sculptée. La plainte rhythmique et monotone d’une femme en amour non loin de là lui mesurait le temps écoulé. Il lui sembla que cette femme gémissait ainsi depuis la veille. Elle aurait voulu tordre quelque chose, se casser les doigts, crier.

Enfin Séléné rentra, les mains vides.

« Le miroir ? demanda Bacchis.

— Il est… il n’est plus là… il est… il est… volé, » balbutia la servante.

Bacchis poussa un cri si aigu que tous se turent, et un silence effrayant suspendit brusquement le tumulte.


De tous les points de la vaste salle, hommes et femmes se rapprochèrent : il n’y eut plus qu’un petit espace vide où se tenaient Bacchis égarée devant l’esclave tombée à genoux.

« Tu dis !… tu dis !… » hurla-t-elle.

Et comme Séléné ne répondait pas, elle la prit violemment par le cou :

« C’est toi qui l’as volé, n’est-ce pas ? c’est toi ? mais réponds donc ! Je te ferai parler à coups de fouet, misérable petite chienne ! »

Alors il se passa une chose terrible. L’enfant, effarée par la peur, la peur de souffrir, la peur de mourir, l’effroi le plus présent qu’elle eût jamais connu, dit d’une voix précipitée :

« C’est Aphrodisia ! Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi.

— Ta sœur !

— Oui ! Oui ! dirent les mulâtresses, c’est Aphrodisia qui l’a pris ! »

Et elles traînèrent à Bacchis leur sœur qui venait de s’évanouir.

  1. Philodème. AP. V. 132.