Aphrodite. Mœurs Antiques/Livre III/Chapitre II

Mercure de France (p. 178-200).


II

LE DÎNER


À ces mots un petit homme chétif, le front gris, les yeux gris, la barbelette grise, s’avança par petits pas, et dit en souriant :

« J’étais là. »

Phrasilas était un polygraphe estimé dont on n’aurait su dire au juste s’il était philosophe, grammate, historien ou mythologue, tant il abordait les plus graves études avec une timide ardeur, et une curiosité volage. Écrire un traité, il n’osait. Construire un drame, il ne savait. Son style avait quelque chose d’hypocrite, de méticuleux et de vain. Pour les penseurs, c’était un poète ; pour les poètes, c’était un sage ; pour la société, c’était un grand homme.


« Eh bien, mettons-nous à table ! » dit Bacchis. Et elle s’étendit avec son amant sur le lit qui présidait le festin. À sa droite s’allongèrent Philodème et Faustine avec Phrasilas. À la gauche de Naucratès, Séso, puis Chrysis et le jeune Timon. Chacun des convives se couchait en diagonale, accoudé dans un coussin de soie et la tête ceinte de fleurs. Une esclave apporta les couronnes de roses rouges et de lôtos bleus. Puis le repas commença.

Timon sentit que sa boutade avait jeté un léger froid sur les femmes. Aussi ne leur parla-t-il pas tout d’abord, mais s’adressant à Philodème, il dit avec un grand sérieux :

« On prétend que tu es l’ami très dévoué de Cicéron. Que penses-tu de lui, Philodème ? Est-ce un philosophe éclairé, ou un simple compilateur, sans discernement et sans goût ? Car j’ai entendu soutenir l’une et l’autre opinions.

— Précisément parce que je suis son ami, je ne puis te répondre, dit Philodème. Je le connais trop bien : donc je le connais mal. Interroge Phrasilas, qui, l’ayant peu lu, le jugera sans erreur.

— Eh bien, qu’en pense Phrasilas ?

— C’est un écrivain admirable, dit le petit homme.

— Comment l’entends-tu ?

— En ce sens que tous les écrivains, Timon, sont admirables en quelque chose, comme tous les paysages et toutes les âmes. Je ne saurais préférer à la plaine la plus terne le spectacle même de la mer. Ainsi je ne saurais classer dans l’ordre de mes sympathies un traité de Cicéron, une ode de Pindare et une lettre de Chrysis, même si je connaissais le style de notre excellente amie. Je suis satisfait quand je referme un livre en emportant le souvenir d’une ligne qui m’ait fait penser. Jusqu’ici, tous ceux que j’ai ouverts contenaient cette ligne-là. Mais aucun ne m’a donné la seconde. Peut-être chacun de nous n’a-t-il qu’une seule chose à dire dans sa vie, et ceux qui ont tenté de parler plus longtemps furent de grands ambitieux. Combien je regrette davantage le silence irréparable des millions d’âmes qui se sont tues.

— Je ne suis pas de ton avis, dit Naucratès sans lever les yeux. L’univers a été créé pour que trois vérités fussent dites, et notre malechance a voulu que leur certitude fût prouvée cinq siècles avant ce soir. Héraclite a compris le monde ; Parménide a démasqué l’âme ; Pythagore a mesuré Dieu : nous n’avons plus qu’à nous taire. Je trouve le pois chiche bien hardi. »


Du manche de son éventail, Séso frappa la table à petits coups.

« Timon, dit-elle, mon ami.

— Qu’est-ce ?

— Pourquoi poses-tu des questions qui n’ont aucun intérêt, ni pour moi qui ne sais pas le latin, ni pour toi qui veux l’oublier ? Penses-tu éblouir Faustine de ton érudition étrangère ? Pauvre ami, ce n’est pas moi que tu tromperas par des paroles. J’ai déshabillé ta grande âme hier soir sous mes couvertures et je sais quel est le pois chiche, Timon, dont elle se soucie.

— Crois-tu ? » dit simplement le jeune homme.

Mais Phrasilas commença un deuxième petit couplet, d’une voix ironique et doucereuse.

« Séso, quand nous aurons le plaisir de t’entendre juger Timon, soit pour l’applaudir comme il le mérite, soit pour le blâmer, ce que nous ne saurions, rappelle-toi que c’est un invisible dont l’âme est particulière. Elle n’existe pas par elle-même, ou du moins on ne peut la connaître, mais elle reflète celles qui s’y mirent, et change d’aspect quand elle change de place. Cette nuit, elle était toute semblable à toi : je ne m’étonne pas qu’elle t’ait plu. À l’instant, elle a pris l’image de Philodème ; c’est pourquoi tu viens de dire qu’elle se démentait. Or elle n’a soin de se démentir puisqu’elle ne s’affirme point. Tu vois qu’il faut se garder, ma chère, des jugements à l’étourdie. »

Timon lança un regard irrité dans la direction de Phrasilas ; mais il réserva sa réponse.

« Quoi qu’il en soit, reprit Séso, nous sommes ici quatre courtisanes et nous entendons diriger la conversation, afin de ne pas ressembler à des enfants roses qui n’ouvrent la bouche que pour boire du lait. Faustine, puisque tu es la nouvelle venue, commence.

— Très bien, dit Naucratès. Choisis pour nous, Faustine. De quoi devons-nous parler ? »

La jeune Romaine tourna la tête, leva les yeux, rougit, et, avec une ondulation de tout son corps, elle soupira :

« De l’amour.

— Très joli sujet ! » dit Séso, en réprimant une envie de rire.

Mais personne ne prit la parole.

La table était pleine de couronnes, d’herbages, de coupes et d’aiguières. Des esclaves apportaient dans des corbeilles tressées des pains légers comme de la neige. Sur des plats de terre peinte, on voyait des anguilles grasses, saupoudrées d’assaisonnements, des alphestes couleur de cire et des callichtys sacrés.

On servit aussi un pompile, poisson pourpre qu’on croyait né de la même écume qu’Aphrodite, des boops, des bébradones, un surmulet flanqué de calmars, des scorpènes multicolores. Pour qu’on pût les manger brûlants, on présenta dans leurs petites casseroles un tronçon de myre, des thynnis replets et des poulpes chauds dont les bras étaient tendres ; enfin le ventre d’une torpille blanche, rond comme celui d’une belle femme.

Tel fut le premier service, où les convives choisirent par petites bouchées les bons morceaux de chaque poisson, et laissèrent le reste aux esclaves.


« L’amour, commença Phrasilas, est un mot qui n’a pas de sens ou qui en a trop, car il désigne tour à tour deux sentiments inconciliables : la Volupté et la Passion. Je ne sais dans quel esprit Faustine l’entend.

— Je veux, interrompit Chrysis, la volupté pour ma part et la passion chez mes amants. Il faut parler de l’une et de l’autre, ou tu ne m’intéresseras qu’à demi.

— L’amour, murmura Philodème, ce n’est ni la passion ni la volupté. L’amour c’est bien autre chose…

— Oh ! de grâce ! s’écria Timon, ayons ce soir, exceptionnellement, un banquet sans philosophies. Nous savons, Phrasilas, que tu peux soutenir avec une éloquence douce et une persuasion toute mielleuse la supériorité du Plaisir multiple sur la Passion exclusive. Nous savons aussi qu’après avoir parlé pendant une longue heure sur une matière aussi hardie, tu serais prêt à soutenir pendant l’heure suivante, avec la même éloquence douce et la même persuasion mielleuse, les raisons du contradicteur. Je ne…

— Permets… dit Phrasilas.

— Je ne nie pas, continua Timon, le charme de ce petit jeu, ni même l’esprit que tu y mets. Je doute de sa difficulté, et dès lors, de son intérêt. Le Banquet que tu as jadis publié au cours d’un récit moins grave, et aussi les réflexions prêtées par toi récemment à un personnage mythique qui est à la ressemblance de ton idéal, ont paru nouvelles et rares sous le règne de Ptolémée Aulète ; mais nous vivons depuis trois ans sous la jeune reine Bérénice, et je ne sais par quelle volte-face la méthode de pensée que tu avais prise de l’illustre exégète harmonieux et souriant a soudain vieilli de cent années sous ta plume, comme la mode des manches closes et des cheveux teints en jaune. Excellent maître, je le déplore, car si tes récits manquent un peu de flamme, si ton expérience du cœur féminin n’est pas telle qu’il faille s’en troubler, en revanche tu es doué de l’esprit comique et je te sais gré de m’avoir fait sourire.

— Timon ! » s’écria Bacchis indignée.

Phrasilas l’arrêta du geste.

« Laisse, ma chère. Au rebours de la plupart des hommes, je ne retiens des jugements dont je suis le sujet que la part d’éloges où l’on me convie. Timon m’a donné la sienne ; d’autres me loueront sur d’autres points. On ne saurait vivre au milieu d’une approbation unanime, et la variété même des sentiments que j’éveille est pour moi un parterre charmant où je veux respirer les roses sans arracher les euphorbes. »


Chrysis eut un mouvement de lèvres qui indiquait clairement le peu de cas qu’elle faisait de cet homme si habile à terminer les discussions. Elle se retourna vers Timon, qui était son voisin de lit, et lui mit la main sur le cou.

« Quel est le but de la vie ? » lui demanda-t-elle.

C’était la question qu’elle posait quand elle ne savait que dire à un philosophe ; mais cette fois elle mit une telle tendresse dans sa voix, que Timon crut entendre une déclaration d’amour.

Pourtant il répondit avec un certain calme :

« À chacun le sien, ma Chrysis. Il n’y a pas de but universel à l’existence des êtres. Pour moi, je suis le fils d’un banquier dont la clientèle comprend toutes les grandes courtisanes d’Égypte, et mon père ayant amassé par des moyens ingénieux une fortune considérable, je la restitue honnêtement aux victimes de ses bénéfices, en couchant avec elles aussi souvent que me le permet la force que les dieux m’ont donnée. Mon énergie, ai-je pensé, n’est susceptible de remplir qu’un seul devoir dans la vie. Tel est celui dont je fais choix puisqu’il concilie les exigences de la vertu la plus rare avec des satisfactions contraires qu’un autre idéal supporterait moins bien. »

Tout en parlant ainsi, il avait glissé sa jambe droite derrière celles de Chrysis couchée sur le côté, et il tentait de séparer les genoux clos de la courtisane comme pour donner un but précis à son existence de ce soir-là. Mais Chrysis ne le laissait pas faire.


Il y eut quelques instants de silence ; puis Séso reprit la parole.

« Timon, tu es bien fâcheux d’interrompre dès le début la seule causerie sérieuse dont le sujet nous puisse toucher. Laisse au moins parler Naucratès, puisque tu as si mauvais caractère.

— Que dirai-je de l’amour ? répondit l’Invité. C’est le nom qu’on donne à la douleur pour consoler ceux qui souffrent. Il n’y a que deux manières d’être malheureux : ou désirer ce qu’on n’a pas, ou posséder ce qu’on désirait. L’amour commence par la première et c’est par la seconde qu’il s’achève, dans le cas le plus lamentable, c’est-à-dire dès qu’il réussit. Que les dieux nous sauvent d’aimer !

— Mais posséder par surprise, dit en souriant Philodème, n’est-ce pas là le vrai bonheur ?

— Quelle rareté !

— Non pas, — si l’on y prend garde. Écoute ceci, Naucratès : ne pas désirer, mais faire en sorte que l’occasion se présente ; ne pas aimer, mais chérir de loin quelques personnes très choisies pour qui l’on pressent qu’à la longue on pourrait avoir du goût si le hasard et les circonstances faisaient qu’on disposât d’elles ; ne jamais parer une femme des qualités qu’on lui souhaite, ni des beautés dont elle fait mystère, mais présumer le fade pour s’étonner de l’exquis, n’est-ce pas le meilleur conseil qu’un sage puisse donner aux amants ? Ceux-là seuls ont vécu heureux qui ont su ménager parfois dans leur existence si chère l’inappréciable pureté de quelques jouissances imprévues. »

Le deuxième service touchait à sa fin. On avait servi des faisans, des attagas, une magnifique porphyris bleue et rouge, et un cygne avec toutes ses plumes, qu’on avait cuit en quarante-huit heures pour ne pas lui roussir les ailes. On vit, sur des plats recourbés, des phlexides, des onocrotales, un paon blanc, qui semblait couver dix-huit spermologues rôtis et lardés, enfin assez de victuailles pour nourrir cent personnes des reliefs qui furent laissés, quand les morceaux de choix eurent été mis à part. Mais tout cela n’était rien auprès du dernier plat.

Ce chef-d’œuvre (depuis longtemps on n’avait rien vu de tel à Alexandrie) était un jeune porc, dont une moitié avait été rôtie et l’autre cuite au bouillon. Il était impossible de distinguer par où il avait été tué, ni comment on lui avait rempli le ventre de tout ce qu’il contenait. En effet, il était farci de cailles rondes, de ventres de poules, de mauviettes, de sauces succulentes, de tranches de vulve et de hachis, toutes choses dont la présence dans l’animal intact paraissait inexplicable.

Il n’y eut qu’un cri d’admiration, et Faustine résolut de demander la recette. Phrasilas émit en souriant des sentences métaphoriques ; Philodème improvisa un distique où le mot khoïros était pris tour à tour dans les deux sens, ce qui fit rire aux larmes Séso déjà grise, mais Bacchis ayant donné l’ordre de verser à la fois dans sept coupes sept vins rares à chaque convive, la conversation dégénéra.


Timon se tourna vers Bacchis :

« Pourquoi, demanda-t-il, avoir été si dure envers cette pauvre fille que je voulais amener ? C’était une collègue cependant. À ta place, j’estimerais davantage une courtisane pauvre qu’une matrone riche.

— Tu es fou, dit Bacchis sans discuter.

— Oui, j’ai souvent remarqué qu’on tient pour aliénés ceux qui hasardent par exception des vérités éclatantes. Les paradoxes trouvent tout le monde d’accord.

— Voyons, mon ami, demande à tes voisins. Quel est l’homme bien né qui prendrait pour maîtresse une fille sans bijoux ?

— Je l’ai fait, » dit Philodème avec simplicité.

Et les femmes le méprisèrent.

« L’an dernier, continua-t-il, à la fin du printemps, comme l’exil de Cicéron me donnait des raisons de craindre pour ma propre sécurité, je fis un petit voyage. Je me retirai au pied des Alpes, dans un lieu charmant nommé Orobia, qui est sur les bords du petit lac Clisius. C’était un simple village, où il n’y avait pas trois cents femmes, et l’une d’elles s’était faite courtisane afin de protéger la vertu des autres. On connaissait sa maison à un bouquet de fleurs suspendu sur la porte, mais elle-même ne se distinguait pas de ses sœurs ou de ses cousines. Elle ignorait qu’il y eût des fards, des parfums et des cosmétiques, et des voiles transparents et des fers à friser. Elle ne savait pas soigner sa beauté, en s’épilant avec de la résine poissée, comme on arrache les mauvaises herbes dans une cour de marbre blanc. On frémit de penser qu’elle marchait sans bottines, de sorte qu’on ne pouvait baiser ses pieds nus comme on fait ceux de Faustine, plus doux que des mains. Et pourtant je lui trouvais tant de charmes, que près de son corps brun j’oubliai tout un mois Rome, et l’heureuse Tyr, et Alexandrie. »

Naucratès approuva d’un signe de tête et dit après avoir bu :

« Le grand événement de l’amour est l’instant où la nudité se révèle. Les courtisanes devraient le savoir et nous ménager des surprises. Or il semble au contraire qu’elles mettent tous leurs efforts à nous désillusionner. Y a-t-il rien de plus pénible qu’une chevelure flottante où l’on voit les traces du fer chaud ? rien de plus désagréable que des joues peintes dont le fard s’attache au baiser ? rien de plus piteux qu’un œil crayonné dont le charbon s’efface de travers ? À la rigueur, j’aurais compris que les femmes honnêtes usassent de ces moyens illusoires : toute femme aime à s’entourer d’un cercle d’hommes amoureux et celles-là du moins ne s’exposent pas à des familiarités qui démasqueraient leur naturel. Mais que des courtisanes, qui ont le lit pour but et pour ressource, ne craignent pas de s’y montrer moins belles que dans la rue, voilà qui est inconcevable.

— Tu n’y connais rien, Naucratès, dit Chrysis avec un sourire. Je sais qu’on ne retient pas un amant sur vingt ; mais on ne séduit pas un homme sur cinq cents, et avant de plaire au lit, il faut plaire dans la rue. Personne ne nous verrait passer si nous ne mettions ni rouge ni noir. La petite paysanne dont parle Philodème n’a pas eu de peine à l’attirer puisqu’elle était seule dans son village ; il y a quinze mille courtisanes ici, c’est une autre concurrence.

— Ne sais-tu pas que la beauté pure n’a besoin d’aucun ornement et se suffit à elle-même ?

— Oui. Eh bien, fais concourir une beauté pure, comme tu dis, et Gnathène qui est laide et vieille. Mets la première en tunique trouée aux derniers gradins du théâtre et la seconde dans sa robe d’étoiles aux places retenues par ses esclaves, et note leurs prix à la sortie : on donnera huit oboles à la beauté pure et deux mines à Gnathène.

— Les hommes sont bêtes, conclut Séso.

— Non, mais simplement paresseux. Ils ne se donnent pas la peine de choisir leurs maîtresses. Les plus aimées sont les plus menteuses.

— Que si, insinua Phrasilas, que si d’une part je louerais volontiers… »

Et il soutint avec un grand charme deux thèses dépourvues de tout intérêt.

Une à une, douze danseuses parurent, les deux premières jouant de la flûte et la dernière du tambourin, les autres claquant des crotales. Elles assurèrent leurs bandelettes, frottèrent de résine blanche leurs petites sandales, attendirent, les bras étendus, que la musique commençât… Une note… deux notes… une gamme lydienne… et sur un rhythme léger les douze jeunes filles s’élancèrent.

Leur danse était voluptueuse, molle et sans ordre apparent, bien que toutes les figures en fussent réglées d’avance. Elles évoluaient dans un petit espace ; elles se mêlaient comme des flots. Bientôt, elles se formèrent par couples, et, sans interrompre leur pas, elles dénouèrent leurs ceintures et laissèrent choir leurs tuniques roses. Une odeur de femmes nues se répandit autour des hommes, dominant le parfum des fleurs et le fumet des viandes entrouvertes. Elles se renversaient avec des mouvements brusques, le ventre tendu, les bras sur les yeux. Puis elles se redressaient en creusant les reins, et leurs corps se touchaient en passant, du bout de leurs poitrines secouées. Timon eut la main caressée par une cuisse fugitive et chaude.


« Qu’en pense notre ami ? dit Phrasilas de sa voix frêle.

— Je me sens parfaitement heureux, répondit Timon. Je n’ai jamais compris si clairement que ce soir la mission suprême de la femme.

— Et quelle est-elle ?

— Se prostituer, avec ou sans art.

— C’est une opinion.

— Phrasilas, encore un coup, nous savons qu’on ne peut rien prouver ; bien plus, nous savons que rien n’existe et que cela même n’est pas certain. Ceci dit pour mémoire et afin de satisfaire à ta célèbre manie, permets-moi d’avoir une thèse à la fois contestable et rebattue, comme elles le sont toutes, mais intéressante pour moi, qui l’affirme, et pour la majorité des hommes, qui la nie. En matière de pensée, l’originalité est un idéal encore plus chimérique que la certitude. Tu n’ignores pas cela.

— Donne-moi du vin de Lesbos, dit Séso à l’esclave. Il est plus fort que l’autre.

— Je prétends, reprit Timon, que la femme mariée, en se dévouant à un homme qui la trompe, en se refusant à tout autre (ou en ne s’accordant que de rares adultères, ce qui revient au même), en donnant le jour à des enfants qui la déforment avant de naître et l’accaparent quand ils sont nés, — je prétends qu’en vivant ainsi une femme perd sa vie sans mérite, et que le jour de son mariage la jeune fille fait un marché de dupe.

— Elle croit obéir à un devoir, dit Naucratès sans conviction.

— Un devoir ? et envers qui ? N’est-elle pas libre de régler elle-même une question qui la regarde seule ? Elle est femme, et en tant que femme elle est généralement peu sensible aux plaisirs intellectuels : et non contente de rester étrangère à la moitié des joies humaines, elle s’interdit par le mariage l’autre face de la volupté ! Ainsi une jeune fille peut se dire, à l’âge où elle est toute ardeur : « Je connaîtrai mon mari, plus dix amants, peut-être douze, » et croire qu’elle mourra sans avoir rien regretté ? Trois mille femmes pour moi ce ne sera pas assez, le jour où je quitterai la vie.

— Tu es ambitieux, dit Chrysis.

— Mais de quel encens, de quels vers dorés, s’écria le doux Philodème, ne devons-nous pas louer à jamais les bienfaisantes courtisanes ! Grâce à elles nous échappons aux précautions compliquées, aux jalousies, aux stratagèmes, aux battements de cœur de l’adultère. Ce sont elles qui épargnent les attentes sous la pluie, les échelles branlantes, les portes secrètes, les rendez-vous interrompus et les lettres interceptées et les signaux mal compris. Ô chères têtes, que je vous aime ! Avec vous, point de siège à faire : pour quelques petites pièces de monnaie vous nous donnez, et au delà, ce qu’une autre saurait mal nous accorder comme une grâce après les trois semaines de rigueur. Pour vos âmes éclairées l’amour n’est pas un sacrifice, c’est une faveur égale qu’échangent deux amants ; aussi les sommes qu’on vous confie ne servent pas à compenser vos inappréciables tendresses, mais à payer au juste prix le luxe multiple et charmant dont, par une suprême complaisance, vous consentez à prendre soin, et où vous endormez chaque soir nos exigeantes voluptés. Comme vous êtes innombrables, nous trouvons toujours parmi vous et le rêve de notre vie et le caprice de notre soirée, toutes les femmes au jour le jour, des cheveux de toutes les nuances, des prunelles de toutes les teintes, des lèvres de toutes les saveurs. Il n’y a pas d’amour sous le ciel, ni si pur que vous ne sachiez feindre, ni si rebutant que vous n’osiez proposer. Vous êtes douces aux disgracieux, consolatrices aux affligés, hospitalières à tous, et belles, et belles ! C’est pourquoi je vous le dis, Chrysis, Bacchis, Séso, Faustine, c’est une juste loi des dieux qui décerne aux courtisanes l’éternel désir des amants, et l’éternelle envie des épouses vertueuses. »


Les danseuses ne dansaient plus.

Une jeune acrobate venait d’entrer, qui jonglait avec des poignards et marchait sur les mains entre des lames dressées.


Comme l’attention des convives était tout entière attirée par le jeu dangereux de l’enfant, Timon regarda Chrysis, et peu à peu, sans être vu, il s’allongea derrière elle jusqu’à la toucher des pieds et de la bouche.

« Non, disait Chrysis à voix basse, non, mon ami. »

Mais il avait glissé son bras autour d’elle par la fente large de sa robe et il caressait avec soin la belle peau brûlante et fine de la courtisane couchée.

« Attends, suppliait-elle. Ils nous découvriront. Bacchis se fâchera. »

Un regard suffit au jeune homme pour le convaincre qu’on ne l’observait pas. Il s’enhardit jusqu’à une caresse après laquelle les femmes résistent rarement quand elles ont permis qu’on aille jusque-là. Puis, pour éteindre par un argument décisif les derniers scrupules de la pudeur mourante, il mit sa bourse dans la main qui se trouvait, par hasard, ouverte.

Chrysis ne se défendit plus.

Cependant, la jeune acrobate continuait ses tours subtils et périlleux. Elle marchait sur les mains, la jupe retournée, les pieds pendants en avant de la tête, entre des épées tranchantes et de longues pointes aiguës. L’effort de sa posture scabreuse et peut-être aussi la peur des blessures faisaient affluer sous ses joues un sang chaleureux et foncé qui exaltait encore l’éclat de ses yeux ouverts. Sa taille se pliait et se redressait. Ses jambes s’écartaient comme des bras de danseuse. Une respiration inquiète animait sa poitrine nue.

« Assez, dit Chrysis d’une voix brève ; tu m’as énervée, rien de plus. Laisse-moi. Laisse-moi. »

Et au moment où les deux Éphésiennes se levaient pour jouer, selon la tradition, la Fable d’Hermaphrodite, elle se laissa glisser du lit et sortit fébrilement.