Aphrodite. Mœurs Antiques/Livre II/Chapitre III

Mercure de France (p. 121-126).


III

SCRUPULES


« Le sang d’une femme. Ensuite le sang d’une autre femme. Ensuite le tien ; mais un peu plus tard. »

Démétrios se répétait ces paroles en marchant, et, quoi qu’il en eût, la croyance en elles l’oppressait. Il ne s’était jamais fié aux oracles tirés du corps des victimes ou du mouvement des planètes. De telles affinités lui semblaient trop problématiques. Mais les lignes complexes de la main ont par elles-mêmes un aspect d’horoscope exclusivement individuel qu’il ne regardait pas sans inquiétude. Aussi la prédiction de la chiromantide demeura-t-elle dans son esprit.

À son tour il considéra la paume de sa main gauche où sa vie était résumée en signes secrets et ineffaçables.

Il y vit d’abord, au sommet, une sorte de croissant régulier, dont les pointes étaient tournées vers la naissance des doigts. Au-dessous, une ligne quadruple, noueuse et rosée se creusait, marquée en deux endroits par des points très rouges. Une autre ligne, plus mince, descendait d’abord parallèle, puis virait brusquement vers le poignet. Enfin, une troisième, courte et pure, contournait la base du pouce, qui était entièrement couvert de linéoles effilées. — Il vit tout cela ; mais n’en sachant pas lire le symbole caché, il se passa la main sur les yeux et changea d’objet sa méditation.

Chrysis, Chrysis, Chrysis. Ce nom battait en lui comme une fièvre. La satisfaire, la conquérir, l’enfermer dans ses bras, fuir avec elle ailleurs, en Syrie, en Grèce, à Rome, n’importe où, pourvu que ce fût dans un endroit où lui n’eût pas de maîtresses et elle pas d’amants : voilà ce qu’il fallait faire, et immédiatement, immédiatement !

Des trois cadeaux qu’elle avait demandés, un déjà était pris. Restaient les deux autres : le peigne et le collier.

« Le peigne d’abord, » pensa-t-il.

Et il pressa le pas.

Tous les soirs, après le soleil couché, la femme du grand-prêtre s’asseyait sur un banc de marbre adossé à la forêt et d’où l’on voyait toute la mer. Démétrios ne l’ignorait point, car cette femme, comme tant d’autres, avait été amoureuse de lui, et elle lui avait dit une fois que le jour où il voudrait d’elle ce serait là qu’il la pourrait prendre.

Donc, ce fut là qu’il se rendit.

Elle y était, en effet ; mais elle ne le vit pas s’avancer ; elle se tenait assise les yeux clos, le corps renversé sur le dossier, et les deux bras à l’abandon.

C’était une Égyptienne. Elle se nommait Touni. Elle portait une tunique légère de pourpre vive, sans agrafes ni ceinture, et sans autres broderies que deux étoiles noires pour marquer les pointes de ses seins. La mince étoffe, plissée au fer, s’arrêtait sur les boules délicates de ses genoux, et de petites chaussures de cuir bleu gantaient ses pieds menus et ronds. Sa peau était très bistrée, ses lèvres étaient très épaisses, ses épaules étaient très fines, sa taille, fragile et souple, semblait fatiguée par le poids de sa gorge pleine. Elle dormait la bouche ouverte, et rêvait doucement.

Démétrios se pencha sur elle, sans bruit. Il respira quelque temps l’odeur exotique de ses cheveux ; puis, tirant une des deux longues épingles d’or qui brillaient aux-dessus des oreilles, il l’enfonça vivement sous la mamelle gauche.


Pourtant, cette femme lui aurait donné son peigne et même sa chevelure aussi, par amour.

S’il ne le demanda pas, ce fut pur scrupule : Chrysis avait très nettement exigé un crime et non pas tel bijou ancien, piqué dans les cheveux d’une jeune femme. C’est pourquoi il crut de son devoir de consentir à quelque effusion de sang.

Il aurait pu considérer encore que les serments qu’on fait aux femmes pendant les accès amoureux peuvent s’oublier dans l’intervalle sans grand dommage pour la valeur morale de l’amant qui les a jurés, et que si jamais cet oubli involontaire devait se couvrir d’une excuse, c’était bien dans la circonstance où la vie d’une autre femme assurément innocente se trouvait dans la balance. Mais Démétrios ne s’arrêta pas à ce raisonnement. L’aventure qu’il poursuivait lui parut vraiment trop curieuse pour en escamoter les incidents violents. Il craignit de regretter plus tard d’avoir effacé de l’intrigue une scène courte mais nécessaire à la beauté de l’ensemble. Souvent il ne faudrait qu’une défaillance vertueuse pour réduire une tragédie aux banalités de l’existence normale. La mort de Casandra, se dit-il, n’est pas un fait indispensable au développement d’Agamemnon, mais si elle n’avait pas lieu, toute l’Orestie en serait gâtée.

C’est pourquoi, ayant coupé la chevelure de Touni, il serra dans ses vêtements le peigne d’ivoire historié et, sans réfléchir davantage, il entreprit le troisième des travaux commandés par Chrysis : la prise du collier d’Aphrodite.

Il ne fallait pas songer à entrer au temple par la grande porte. Les douze hermaphrodites qui gardaient l’entrée eussent sans doute laissé passer Démétrios, malgré l’interdiction qui arrêtait tout profane en l’absence des prêtres ; mais il lui était inutile de prouver aussi naïvement sa future culpabilité, puisqu’une entrée secrète menait au sanctuaire.

Démétrios se rendit dans une partie du bois déserte où se trouvait la nécropole des grands prêtres de la déesse. Il compta les premiers tombeaux, fit tourner la porte du septième et la referma derrière lui.

Avec une grande difficulté, car la pierre était lourde, il souleva la dalle funéraire sous laquelle s’enfonçait un escalier de marbre, et il descendit marche à marche.

Il savait qu’on pouvait faire soixante pas en ligne droite, et qu’après il était nécessaire de suivre le mur à tâtons pour ne pas se heurter à l’escalier souterrain du temple.

La grande fraîcheur de la terre profonde le calma peu à peu.

En quelques instants, il arriva au terme.

Il monta, il ouvrit.