Aphrodite. Mœurs Antiques/Livre I/Chapitre VI
VI
LES VIERGES
L’aube obscure se leva sur la mer. Toutes choses furent teintées de lilas. Le foyer couvert de flammes, allumé sur la tour du Phare, s’éteignit avec la lune. De fugitives lueurs jaunes apparurent dans les vagues violettes comme des visages de sirènes sous des chevelures d’algues mauves. Il fit jour tout à coup.
La jetée était déserte. La ville était morte. C’était le jour morose d’avant la première aurore, qui éclaire le sommeil du monde et apporte les rêves énervés du matin.
Rien n’existait, que le silence.
Telles que des oiseaux endormis, les longues nefs rangées près des quais laissaient pendre leurs rames parallèles dans l’eau. La perspective des rues se dessinait par des lignes architecturales que pas un char, pas un cheval, pas un esclave ne troublait. Alexandrie n’était qu’une vaste solitude, une apparence d’antique cité, abandonnée depuis des siècles.
Or, un léger bruit de pas frémit sur le sol, et deux jeunes filles parurent, l’une vêtue de jaune, l’autre de bleu.
Elles portaient toutes deux la ceinture des vierges, qui tournait autour des hanches et s’attachait très bas, sous leurs jeunes ventres. C’étaient la chanteuse de la nuit et l’une des joueuses de flûtes.
La musicienne était plus jeune et plus jolie que son amie. Aussi pâles que le bleu de sa robe, à demi noyés sous les paupières, ses yeux souriaient faiblement. Les deux flûtes grêles pendaient en arrière au nœud fleuri de son épaule. Une double guirlande d’iris autour de ses jambes arrondies ondulait sous l’étoffe légère et s’attachait sur les chevilles à deux periscelis d’argent.
Elle dit :
« Myrtocleia, ne sois pas attristée parce que tu as perdu nos tablettes. Aurais-tu jamais oublié que l’amour de Rhodis est à toi, ou peux-tu penser, méchante, que tu aurais jamais lu seule cette ligne écrite par ma main ? Suis-je une de ces mauvaises amies qui gravent sur leur ongle le nom de leur sœur de lit et vont s’unir à une autre, quand l’ongle a poussé jusqu’au bout ? As-tu besoin d’un souvenir de moi quand tu m’as tout entière et vivante ? A peine suis-je au temps où les filles se marient, et cependant je n’avais pas la moitié de mon âge le jour où je t’ai vue pour la première fois. Tu te rappelles bien. C’était au bain. Nos mères nous tenaient sous les bras et nous balançaient l’une vers l’autre. Nous avons joué longtemps sur le marbre avant de remettre nos vêtements. Depuis ce jour-là nous ne nous sommes plus quittées, et, cinq ans après, nous nous sommes aimées. »
Myrtocleia répondit :
« Il y a un autre premier jour, Rhodis, tu le sais. C’est ce jour-là que tu avais écrit ces trois mots sur mes tablettes en mêlant nos noms l’un à l’autre. C’était le premier. Nous ne le retrouverons plus. Mais n’importe. Chaque jour est nouveau pour moi, et quand tu t’éveilles vers le soir, il me semble que je ne t’ai jamais vue. Je crois bien que tu n’es pas une fille : tu es une petite nymphe d’Arcadie qui a quitté les forêts parce que Phoïbos a tari sa fontaine. Ton corps est souple comme une branche d’olivier, ta peau est douce comme l’eau en été, l’iris tourne autour de tes jambes et tu portes la fleur de lôtos comme Astarté la figue ouverte. Dans quel bois peuplé d’immortels ta mère s’est-elle endormie, avant ta naissance bienheureuse ? et quel aegipan indiscret, ou quel dieu de quel divin fleuve s’est uni à elle dans l’herbe ? Quand nous aurons quitté cet affreux soleil africain, tu me conduiras vers ta source, loin derrière Psophis et Phénée, dans les vastes forêts pleines d’ombres où l’on voit sur la terre molle la double trace des satyres mêlée aux pas légers des nymphes. Là, tu chercheras une roche polie et tu graveras dans la pierre ce que tu avais écrit sur la cire : les trois mots qui sont notre joie. Écoute, écoute, Rhodis ! Par la ceinture d’Aphrodite, où sont brodés tous les désirs, tous les désirs me sont étrangers puisque tu es plus que mon rêve ! Par la corne d’Amaltheia d’où s’échappent tous les biens du monde, le monde m’est indifférent puisque tu es le seul bien que j’aie trouvé en lui ! Quand je te regarde et quand je me vois, je ne sais plus pourquoi tu m’aimes en retour. Tes cheveux sont blonds comme des épis de blé ; les miens sont noirs comme des poils de bouc. Ta peau est blanche conme le fromage des bergers ; la mienne est hâlée comme le sable sur les plages. Ta poitrine tendre est fleurie comme l’oranger en automne ; la mienne est maigre et stérile comme le pin dans les rochers. Si mon visage s’est embelli, c’est à force de t’avoir aimée. O Rhodis, tu le sais, ma virginité singulière est semblable aux lèvres de Pan mangeant un brin de myrte ; la tienne est rose et jolie comme la bouche d’un petit enfant. Je ne sais pas pourquoi tu m’aimes ; mais si tu cessais de m’aimer un jour, si, comme ta sœur Théano qui joue de la flûte auprès de toi, tu restais jamais à coucher dans les maisons où l’on nous emploie, alors je n’aurais même pas la pensée de dormir seule dans notre lit, et tu me trouverais, en rentrant, étranglée avec ma ceinture. »
Les longs yeux de Rhodis se remplirent de larmes et de sourire, tant l’idée était cruelle et folle. Elle posa son pied sur une borne :
« Mes fleurs me gênent entre les jambes. Défais-les, Myrto adorée. J’ai fini de danser pour cette nuit. »
La chanteuse eut un haut-le-corps.
« Oh ! c’est vrai. Je les avais oubliés déjà, ces hommes et ces filles. Ils vous ont fait danser toutes deux, toi dans cette robe de Côs qui est transparente comme l’eau, et ta sœur nue avec toi. Si je ne t’avais pas défendue, ils t’auraient prise comme une prostituée, comme ils ont pris ta sœur devant nous, dans la même chambre… Oh ! quelle abomination ! Entendais-tu ses cris et ses plaintes ! Comme l’amour de l’homme est douloureux ! »
Elle se mit à genoux près de Rhodis et détacha les deux guirlandes, puis les trois fleurs placées plus haut, en mettant un baiser à la place de chacune. Quand elle se releva, l’enfant la prit par le cou et défaillit sous sa bouche.
« Myrto, tu n’es pas jalouse de tous ces débauchés ? Que t’importe qu’ils m’aient vue ? Théano leur suffit, je la leur ai laissée. Ils ne m’auront pas, Myrto chérie. Ne sois pas jalouse d’eux.
— Jalouse !… Je suis jalouse de tout ce qui t’approche. Pour que tes robes ne t’aient pas seule, je les mets quand tu les as portées. Pour que les fleurs de tes cheveux ne restent pas amoureuses de toi, je les livre aux courtisanes pauvres qui les souilleront dans l’orgie. Je ne t’ai jamais rien donné afin que rien ne te possède. J’ai peur de tout ce que tu touches et je hais tout ce que tu regardes. Je voudrais être toute ma vie entre les murs d’une prison où il n’y ait que toi et moi, et m’unir à toi si profondément, te cacher si bien dans mes bras, que pas un œil ne t’y soupçonne. Je voudrais être le fruit que tu manges, le parfum qui te plaît, le sommeil qui entre sous tes paupières, l’amour qui te fait crisper les membres. Je suis jalouse du bonheur que je te donne, et cependant je voudrais te donner jusqu’à celui que j’ai par toi. Voilà de quoi je suis jalouse ; mais je ne redoute pas tes maîtresses d’une nuit quand elles m’aident à satisfaire tes désirs de petite fille ; quant aux amants, je sais bien que tu ne seras jamais à eux, je sais bien que tu ne peux pas aimer l’homme, l’homme intermittent et brutal. »
Rhodis s’écria sincèrement :
« J’irais plutôt, comme Nausithoë, sacrifier ma virginité au dieu Priape qu’on adore à Thasos. Mais pas ce matin, mon chéri. J’ai dansé longtemps, je suis très fatiguée. Je voudrais être rentrée, dormir sur ton bras. »
Elle sourit et continua :
« Il faudra dire à Théano que notre lit n’est plus pour elle. Nous lui en ferons un autre à droite de la porte. Après ce que j’ai vu cette nuit, je ne pourrais plus l’embrasser. Myrto, c’est vraiment horrible. Est-il possible qu’on s’aime ainsi ? C’est cela qu’ils appellent l’amour ?
— C’est cela.
— Ils se trompent, Myrto. Ils ne savent pas. »
Myrtocleia la prit dans ses bras, et toutes deux se turent ensemble.
Le vent mêlait leurs cheveux.