Aphrodite. Mœurs Antiques/Livre I/Chapitre III

Mercure de France (p. 34-46).


III

DÉMÉTRIOS


A la place laissée par les musiciennes, Démétrios était resté seul, accoudé. Il écoutait la mer bruire, les vaisseaux craquer lentement, le vent passer sous les étoiles. Toute la ville était éclairée par un petit nuage éblouissant qui s’était arrêté sur la lune, et le ciel était adouci de clarté.

Le jeune homme regarda près de lui : les tuniques des joueuses de flûte avaient laissé deux empreintes dans la poussière. Il se rappela leurs visages : c’étaient deux Éphésiennes. L’aînée lui avait paru jolie ; mais la plus jeune était sans charme, et, comme la laideur lui était une souffrance, il évita d’y penser.

A ses pieds luisait un objet d’ivoire. Il le ramassa : c’était une tablette à écrire, d’où pendait un style d’argent. La cire en était presque toute usée, mais on avait dû repasser plusieurs fois les mots tracés, et la dernière fois on avait gravé dans l’ivoire.


Il n’y vit que trois mots écrits :


Myrthis aime Rhodocleia


et il ne savait pas à laquelle des deux femmes appartenait ceci, et si l’autre était la femme aimée, ou bien quelque jeune inconnue, abandonnée à Éphèse. Alors, il songea un moment à rejoindre les musiciennes pour leur rendre ce qui était peut-être le souvenir d’une morte adorée ; mais il n’aurait pu les retrouver sans peine, et, comme il cessait déjà de s’intéresser à elles, il se retourna paresseusement et jeta le petit objet dans la mer.

Cela tomba rapidement, en glissant comme un oiseau blanc, et il entendit le clapotis que fit l’eau lointaine et noire. Ce petit bruit lui fit sentir le vaste silence du port.

Adossé au parapet froid, il essaya de chasser toute pensée et se mit à regarder les choses.

Il avait horreur de la vie. Il ne sortait de chez lui qu’à l’heure où la vie cessait, et rentrait quand le petit jour attirait vers la ville les pêcheurs et les maraîchers. Le plaisir de ne voir au monde que l’ombre de la ville et sa propre stature devenait telle volupté chez lui qu’il ne se souvenait plus d’avoir vu le soleil de midi depuis des mois.

Il s’ennuyait. La reine était fastidieuse.


A peine pouvait-il comprendre, cette nuit-là, la joie et l’orgueil qui l’avaient envahi, quand, trois ans auparavant, la reine, séduite peut-être plus par le bruit de sa beauté que par le bruit de son génie, l’avait fait mander au palais, et annoncer à la Porte du Soir par des sonneries de salpinx d’argent.

Cette entrée éclairait parfois sa mémoire d’un de ces souvenirs qui, par trop de douceur, s’aigrissent peu à peu dans l’âme, au point d’être intolérables… La reine l’avait reçu seul, dans ses appartements privés qui se composaient de trois petites pièces, moelleuses et sourdes à l’envi. Elle était couchée sur le côté gauche, et comme enfouie dans un fouillis de soies verdâtres qui baignaient de pourpre, par reflet, les boucles noires de sa chevelure. Son jeune corps était vêtu d’un costume effrontément ajouré qu’elle avait fait faire sous ses yeux par une courtisane de Phrygie, et qui laissait à découvert les vingt-deux endroits de la peau où les caresses sont irrésistibles, si bien que, pendant toute une nuit et dût-on épuiser jusqu’aux derniers rêves l’imagination amoureuse, on n’avait pas besoin d’ôter ce costume-là.


Démétrios, agenouillé respectueusement, avait pris en main, pour le baiser, le petit pied nu de la reine Bérénice, comme un objet précieux et doux.


Puis elle s’était levée.


Simplement, comme une belle esclave qui sert de modèle, elle avait défait son corselet, ses bandelettes, ses caleçons fendus, — ôté même les anneaux de ses bras, même les bagues de ses orteils, et elle était apparue debout, les mains ouvertes devant les épaules, haussant la tête sous une capeline de corail qui tremblait le long des joues.

Elle était fille d’un Ptolémée et d’une princesse de Syrie qui descendait de tous les dieux, par Astarté que les Grecs appellent Aphrodite. Démétrios savait cela, et qu’elle était orgueilleuse de sa lignée olympienne. Aussi, ne se troubla-t-il pas quand la souveraine lui dit sans bouger : « Je suis l’Astarté. Prends un marbre et ton ciseau, et montre-moi aux hommes d’Égypte. Je veux qu’on adore mon image. »

Démétrios la regarda, et devinant, à n’en pas douter, quelle sensualité simple et neuve animait ce corps de jeune fille, il dit : « Je l’adore le premier, » et il l’entoura de ses bras. La reine ne se fâcha pas de cette brusquerie, mais demanda en reculant : « Te crois-tu l’Adônis pour toucher la déesse ? » Il répondit : « Oui. » Elle le regarda, sourit un peu et conclut : « Tu as raison. »


Ceci fut cause qu’il devint insupportable et que ses meilleurs amis se détachèrent de lui ; mais il affola tous les cœurs de femme.

Quand il passait dans une salle du palais, les esclaves s’arrêtaient, les femmes de la cour ne parlaient plus, les étrangères l’écoutaient aussi, car le son de sa voix était un ravissement. Se retirait-il chez la reine, on venait l’importuner jusque-là, sous des prétextes toujours nouveaux. Errait-il à travers les rues, les plis de sa tunique s’emplissaient de petits papyrus, où les passantes écrivaient leur nom avec des mots douloureux, mais qu’il froissait sans les lire, fatigué de tout cela. Lorsqu’au temple de l’Aphrodite on eut mis son œuvre en place, l’enceinte fut envahie à toute heure de la nuit par la foule des adoratrices qui venaient lire son nom dans la pierre et offrir à leur dieu vivant toutes les colombes et toutes les roses.


Bientôt sa maison fut encombrée de cadeaux, qu’il accepta d’abord par négligence, mais qu’il finit par refuser tous quand il comprit ce qu’on attendait de lui, et qu’on le traitait comme une prostituée. Ses esclaves elles-mêmes s’offrirent. Il les fit fouetter et les vendit au petit porneïon de Rhacotis. Alors ses esclaves mâles, séduits par des présents, ouvrirent la porte à des inconnues qu’il trouvait devant son lit en rentrant, et dans une attitude qui ne laissait pas de doute sur leurs intentions passionnées. Les menus objets de sa toilette et de sa table disparaissaient l’un après l’autre ; plus d’une femme dans la ville avait une sandale ou une ceinture de lui, une coupe où il avait bu, même les noyaux des fruits qu’il avait mangés. S’il laissait tomber une fleur en marchant, il ne la retrouvait plus derrière lui. Elles auraient recueilli jusqu’à la poussière écrasée par sa chaussure.

Outre que cette persécution devenait dangereuse et menaçait de faire mourir en lui toute sensibilité, il était arrivé à cette époque de la jeunesse où l’homme qui pense croit urgent de faire deux parts de sa vie et de ne plus mêler les choses de l’esprit aux nécessités des sens. La statue d’Aphrodite-Astarté fut pour lui le sublime prétexte de cette conversion morale. Tout ce que la reine avait de beauté, tout ce qu’on pouvait inventer d’idéal autour des lignes souples de son corps, Démétrios le fit sortir du marbre, et dès ce jour il s’imagina que nulle autre femme sur la terre n’atteindrait plus le niveau de son rêve. L’objet de son désir devint sa statue. Il n’adora plus qu’elle seule, et follement sépara de la chair l’idée suprême de la déesse, d’autant plus immatérielle s’il l’eût attachée à la vie.

Quand il revit la reine elle-même, il la trouva dépouillée de tout ce qui avait fait son charme. Elle lui suffit encore un temps à tromper ses désirs sans but, mais elle était à la fois trop différente de l’Autre, et trop semblable aussi. Lorsqu’au sortir de ses embrassements elle retombait épuisée et s’endormait sur la place, il la regardait comme si une intruse avait usurpé son lit en prenant la ressemblance de la femme aimée. Ses bras étaient plus sveltes, sa poitrine plus aiguë, ses hanches plus étroites que celles de la Vraie. Elle n’avait pas entre les aines ces trois plis minces comme des lignes, qu’il avait gravés dans le marbre. Il finit par se lasser d’elle.


Ses adoratrices le surent, et, bien qu’il continuât ses visites quotidiennes, on connut qu’il avait cessé d’être amoureux de Bérénice. Et autour de lui l’empressement redoubla. Il n’en tint pas compte. En effet, le changement dont il avait besoin était d’une autre importance.

Il est rare qu’entre deux maîtresses un homme n’ait pas un intervalle de vie où la débauche vulgaire le tente et le satisfait. Démétrios s’y abandonna. Quand la nécessité de partir pour le palais lui déplaisait plus que de coutume, il s’en venait à la nuit vers le jardin des courtisanes sacrées qui entourait de toutes parts le temple.

Les femmes qui étaient là ne le connaissaient point. D’ailleurs, tant d’amours superflues les avait lassées qu’elles n’avaient plus ni cris ni larmes, et la satisfaction qu’il cherchait n’était pas troublée, là du moins, par les plaintes de chatte en folie qui l’énervaient près de la reine.

La conversation qu’il tenait avec ces belles personnes calmes était sans recherche et paresseuse. Les visiteurs de la journée, le temps qu’il ferait le lendemain, la douceur de l’herbe et de la nuit en étaient les sujets charmants. Elles ne le priaient pas d’exposer ses théories en statuaire et ne donnaient pas leur avis sur l’Achilleus de Scopas. S’il leur arrivait de remercier l’amant qui les choisissait, de le trouver bien pris et de le lui dire, il avait le droit de ne pas croire à leur désintéressement.

Sorti de leurs bras religieux, il montait les degrés du temple et s’extasiait devant la statue.

Entre les sveltes colonnes, coiffées en volutes ioniennes, la déesse apparaissait toute vivante sur un piédestal de pierre rosé, chargé de trésors appendus. Elle était nue et sexuée, vaguement teintée selon les couleurs de la femme ; elle tenait d’une main son miroir dont le manche était un priape, et de l’autre adornait sa beauté d’un collier de perles à sept rangs. Une perle plus grosse que les autres, argentine et allongée, luisait entre ses deux mamelles, comme un croissant de lune entre deux nuages ronds.


Démétrios la contemplait avec tendresse, et voulait croire, comme le peuple, que c’étaient là les vraies perles saintes, nées des gouttes d’eau qui avaient roulé dans la conque de l’Anadyomène.


« O Sœur divine, disait-il, ô fleurie, ô transfigurée ! tu n’es plus la petite Asiatique dont je fis ton modèle indigne. Tu es son Idée immortelle, l’Ame terrestre de l’Astartè qui fut génitrice de sa race. Tu brillais dans ses yeux ardents, tu brûlais dans ses lèvres sombres, tu défaillais dans ses mains molles, tu haletais dans ses grands seins, tu t’étirais dans ses jambes enlaçantes, autrefois, avant ta naissance ; et ce qui assouvit la fille d’un pêcheur te prostrait aussi, toi, déesse, toi la mère des dieux et des hommes, la joie et la douleur du monde ! Mais je t’ai vue, évoquée, saisie, ô Cythereia merveilleuse ! Je t’ai révélée à la terre. Ce n’est pas ton image, c’est toi-même à qui j’ai donné ton miroir et que j’ai couverte de perles, comme au jour où tu naquis du ciel sanglant et du sourire écumeux des eaux, aurore gouttelante de rosée, acclamée jusqu’aux rives de Cypre par un cortège de tritons bleus. »



Il venait de l’adorer ainsi quand il entra sur la jetée, à l’heure où s’écoulait la foule, et entendit le chant douloureux que pleuraient les joueuses de flûte. Mais ce soir-là il s’était refusé aux courtisanes du temple, parce qu’un couple entrevu sous les branches l’avait soulevé de dégoût et révolté jusqu’à l’âme.

La douce influence de la nuit l’envahissait peu à peu. Il tourna son visage du côté du vent, qui avait passé sur la mer, et semblait traîner vers l’Égypte l’odeur des roses d’Amathonte.


De belles formes féminines s’ébauchaient dans sa pensée. On lui avait demandé, pour le jardin de la déesse, un groupe des trois Charites enlacées ; mais sa jeunesse répugnait à copier les conventions, et il rêvait d’unir sur un même bloc de marbre les trois mouvements gracieux de la femme : deux des Charites seraient vêtues, l’une tenant un éventail et fermant à demi les paupières au souffle des plumes bercées ; l’autre dansant dans les plis de sa robe. La troisième serait nue, derrière ses sœurs, et de ses bras levés tordrait sur sa nuque la masse épaisse de ses cheveux.

Il engendrait dans son esprit bien d’autres projets encore, comme d’attacher aux roches du Phare une Andromède de marbre noir devant le monstre houleux de la mer, d’enfermer l’agora de Brouchion entre les quatre chevaux du soleil levant, comme par des Pégases irrités, et de quelle ivresse n’exultait-il pas à l’idée qui naissait en lui d’un Zagreus épouvanté devant l’approche des Titans. Ah ! comme il était repris par toute la beauté ! comme il s’arrachait à l’amour ! comme il « séparait de la chair l’idée suprême de la déesse » ! comme il se sentait libre, enfin !


Or, il tourna la tête vers les quais, et vit luire dans l’éloignement le voile jaune d’une femme qui marchait.