Anvers, base navale allemande

Anvers, base navale allemande
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 124-130).
ANVERS, BASE NAVALE ALLEMANDE

Anvers, évacué par l’armée belge le 7 octobre, a été occupé le 9 par l’armée allemande. Au nombre des troupes qui ont défilé devant l’hôtel de ville de la métropole commerciale et maritime dont la Belgique était à bon droit si fière, on remarquait une division entière de marins. Le lendemain, un contre-amiral allemand était désigné par l’Empereur pour exercer à Anvers des fonctions analogues à celles d’un préfet maritime, et une « information » officieuse de Berlin annonçait « qu’Anvers servirait de base navale dans une campagne contre l’Angleterre où l’on userait à la fois de mines sous-marines et de bateaux sous-marins. »

On ne reprochera pas, cette fois, à nos adversaires de cacher leur jeu, et il est curieux de constater que celles de leurs feuilles qui ont reproduit cette information n’ont rien eu à démêler avec la censure. Quelques optimistes, dans les milieux militaires et maritimes des Puissances alliées, en ont conclu qu’il n’y avait là que la recherche d’un effet moral et un essai d’intimidation à l’adresse de la Grande-Bretagne. Dans le public, au contraire, dans le public anglais surtout, que commence à impressionner l’audace un peu inattendue des sous-marins allemands, on s’est montré disposé à croire que la menace était sérieuse et, l’imagination aidant, on a distinctement aperçu une « armada » allemande escortée de cette flotte de haut bord, invisible jusqu’ici, s’avançant dans un couloir formé par deux haies infranchissables de mines automatiques et flanqué de nombreux groupes de sous-marins.

Voyons donc ici, froidement, ce qu’il faut prendre et ce qu’on peut laisser des trop vives appréhensions des uns comme de l’incrédulité des autres.

Anvers, on le sait, ne donne pas directement sur la mer et, circonstance fort importante, l’Escaut ne débouche pas dans les eaux belges. Lorsque, il y a juste quatre-vingts ans, on traça la frontière nord du nouvel Etat, la Grande-Bretagne exigea que les deux rives de l’estuaire, à partir de quelques milles au-dessous de Lilloo, restassent entre les mains de la Hollande. La précaution était prise contre nous, Français, car à cette époque, l’Angleterre était convaincue que la France méditait de reprendre les anciens Pays-Bas autrichiens…

Voilà donc, en apparence au moins, une grande difficulté pour qui veut « braquer au cœur de l’Angleterre le pistolet chargé à Anvers, » comme le disait Napoléon. Nul bâtiment allemand ne saurait, en temps de guerre, remonter jusqu’à Anvers ou en descendre sans violer la neutralité de la Hollande. Et cette neutralité, les canons de Flessingue aussi bien que ceux de gardes-côtes comme le Zeven Provincien, sans parler des sous-marins et des « torpedo-booten, » la soutiendraient énergiquement, personne n’en doute.

Mais énergiquement ne veut pas toujours dire efficacement, et l’héroïsme — on vient de le reconnaître une fois de plus — ne suffit pas contre le nombre. La flotte allemande, si elle n’avait devant elle que Flessingue et que la petite marine néerlandaise[1], viendrait probablement à bout de ces obstacles par une attaque brusquée, laissant le soin de régler l’incident à d’habiles négociateurs qui sauraient jouer à la fois des caresses et des menaces. Tout au plus peut-on dire que, si les Hollandais se hâtaient d’établir dans l’estuaire des barrages successifs de mines sous-marines, l’accès du grand port belge en serait rendu plus difficile. Les Allemands, par malheur, entendent aussi bien l’art de draguer les mines que celui de les mouiller[2]. Ayant tout prévu de longtemps et tout combiné, sur mer comme sur terre, en vue du conflit actuel, ils sont prêts à toute éventualité. Ce n’est pas eux qui eussent jamais souri d’un air supérieur à qui leur parlait de guerre sous-marine !

Laissons cela. Le point essentiel est qu’il n’y a pas que la Hollande qui soit en situation de s’opposer au transport de la flotte germaine dans l’Escaut. Il y a surtout la flotte anglaise.

De Borkum, dernier point d’appui allemand dans l’Ouest, à Flessingue, on compte 185 milles marins environ, soit, au bas mot, douze heures de marche, et il faut doubler un saillant 1res marqué, celui de Tershelling, à l’angle nord-ouest du long chapelet des îles Frisonnes. Certes, ainsi que les mobiles armées d’autrefois, une flotte de guerre peut toujours essayer de dérober une marche à l’ennemi : une brume favorable et de bons pilotes — comme en ont les Allemands — viennent aider à point un amiral audacieux. Cependant, comment échapper, dans un cas comme celui-ci, à la vigilance surexcitée des éclaireurs de la grande flotte anglaise ? Comment, une fois découvert, éviter cet engagement décisif qu’on a retardé tant que l’on a pu et que nos vaillans alliés souhaitent si impatiemment ?…

D’ailleurs, arrivé dans l’Escaut, après en avoir forcé les barrages, non sans peine, ni sans pertes sans doute, après avoir canonné Flessingue[3] et refoulé au nord, dans le dédale de l’archipel hollandais, gardes-côtes, canonnières et torpilleurs, comment en sortir au moment voulu, si facilement « embouteillé » que l’on, serait par l’adversaire ?

D’une entreprise aussi compliquée le succès reste donc bien aléatoire, et les suites, en tout cas, fort obscures, s’il s’agit d’amener dans l’Escaut une force navale composée d’unités naviguant exclusivement « en surface. » S’il n’est question que de sous-marins, c’est tout autre chose, par la bonne raison que ces bâtimens — par définition — ont la faculté de se dérober au péril des mauvaises rencontres en naviguant « en plongée. » On ne voit pas, a priori, ce qui pourrait empêcher des sous-marins allemands d’échapper aux croisières anglaises, de passer inaperçus devant Flessingue et sa petite flotte, d’éviter même les mines automatiques en naviguant, sinon toujours en plongée, du moins alternativement et suivant les circonstances, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de la surface.

Ainsi, nulle impossibilité de concentrer une escadrille de sous-marins à Anvers. Elle serait en route au moment où j’écris, — 20 octobre, — que je n’en serais point étonné. Ajoutez que si, décidément, nos adversaires ne réussissaient pas à attirer dans l’Escaut les unités de cette catégorie déjà en service, il ne faudrait pas considérer la question comme définitivement résolue contre eux. On s’accorde à penser que la guerre actuelle sera longue. Si — ce qu’à Dieu ne plaise ! mais il faut ici tout prévoir — la reprise d’Anvers ne pouvait être obtenue que dans quelques mois, les Allemands auraient certainement entrepris, dans cet intervalle, d’assembler dans ce port des tranches de sous-marins construites et aménagées, ainsi que tous les appareils moteurs et auxiliaires, dans leurs chantiers spéciaux de la Baltique[4]. Qui oserait même dire qu’ils n’arriveraient pas à réaliser la construction complète d’unités de dimensions restreintes, mais fort capables cependant d’opérer dans le Pas de Calais et ses vestibules ? Je vais plus loin : moyennant quelques rectifications de voies, quelques consolidations de ponts, moyennant enfin la confection de wagons-trucs de grande taille et d’exceptionnelle résistance, ne leur serait-il pas possible de transporter d’Emden à Anvers les plus petits de leurs sous-marins ? Avec des adversaires aussi habiles et qui peuvent mettre au service de leurs tenaces desseins des moyens si puissans, on a le devoir de reculer les limites des suppositions habituellement permises.

Ceci admis, en principe, je reconnais pourtant les difficultés pratiques qu’éprouveraient les Allemands à l’utilisation d’Anvers, comme base navale, s’ils étaient obligés de compter constamment avec les canons, les torpilles et les mines des Hollandais appuyés sur Flessingue. Le remède à cela, les plus ardens, les moins scrupuleux d’entre eux ne seraient pas embarrassés pour le découvrir, et l’invasion de la Hollande ne coûterait sans doute pas beaucoup de remords à qui trouva si naturel de violer la neutralité de la Belgique. Il n’est pas sûr toutefois que ces conseils de violence l’emportent une fois de plus dans l’organisme directeur de l’Empire. L’intangibilité du territoire belge était nettement gênante ; celle de la Hollande a des avantages sensibles auxquels j’ai déjà fait allusion dans mes études précédentes, et il n’est pas douteux qu’en dépit des efforts du gouvernement néerlandais, Rotterdam et Amsterdam ne soient toujours au nombre des plus précieux jalons des lignes de ravitaillement de l’Allemagne.

La marche en avant de l’armée qui assiégeait Anvers — et dont les principaux éléments auraient été, paraît-il, empruntes aux corps d’observation des duchés de l’Elbe[5] — a fourni la solution d’une question qui apparaissait fort délicate. Les Allemands ont occupé successivement Gand, Bruges, Blankenberghe, Ostende. Quand ils ont pris possession de ce dernier port, qui avait été si utile à la Grande-Bretagne pour faire passer aux Belges des secours de toute nature, la presse anglaise a protesté que la perte d’Ostende n’avait pas de conséquence fâcheuse au point de vue des opérations à terre, puisque la valeureuse armée du roi Albert, échappée à l’enveloppement tactique, s’appuierait désormais sur la place maritime de Dunkerque et sur nos ports du Pas-de-Calais. C’était fort juste et cette armée le prouve en défendant si énergiquement la ligne de l’Yser. Peut-être ne fallait-il pas ajouter que le port d’Ostende ne conviendrait aucunement comme base des sous-marins allemands. Pourquoi ?… Ce n’est assurément pas que les ressources y fassent défaut ; l’outillage y est, au contraire, abondant. Il ne faut pas s’imaginer, du reste, que la création d’un simple point d’appui, — car il ne s’agit que de cela, en somme, — pour ce genre de bâtimens soit une affaire bien compliquée. Anvers, en tout cas, ne serait pas loin. Il est vrai que c’est aux bancs qui forment la rade d’Ostende que s’appuie, un peu à l’Est, vers Blankerberghe, l’angle Sud-Est du champ de mines rectangulaire constitué, il y a une vingtaine de jours, par l’Amirauté anglaise, qui en a très loyalement donné à la publicité les limites précises. Mais ces mines importent assez peu aux sous-marins. Au surplus, se glissant le long de la côte, ils peuvent tourner l’obstacle, d’un côté comme de l’autre. Une objection plus grave est que Ostende est en façade sur la mer, donc peut être bombardé. Sans doute. : Seulement j’ai peine à croire que l’on consentirait à ruiner le beau port belge pour y atteindre, — et même pas sûrement, — quelques sous-marins.

Mais à toutes ces objections nos adversaires ont une réponse péremptoire : ce n’est pas à Ostende qu’ils placeraient leur station de sous-marins, à supposer, bien entendu, que les armées alliées leur en laissent le temps. C’est à Zéebrugge[6], le nouvel et magnifique port maritime de la grande cité flamande de Bruges. Ou plutôt, ce serait à Bruges même, s’il y avait réellement à craindre un bombardement, qu’ils s’établiraient, dans les vastes bassins qui communiquent avec Zéebrugge par un canal de 16 kilomètres de long, creusé à 8 mètres.

Il y a là les installations les plus modernes et les plus perfectionnées avec une usine électrique très puissante. Le débouché du port ou, si l’on veut, du canal maritime de Bruges est couvert par une grande digue courbe, orientée au Nord-Est environ et qui, sur une assez longue étendue, offre un quai accostable, excellent abri pour de petites unités contre les coups du large. La défense de cette position serait facile à organiser, et on peut s’en fier à cet égard aux Allemands. Les plans en sont déjà tracés et le front de mer provisoire sera bientôt prêt à répondre aux assaillans. Soyons assurés aussi qu’ils sont en train de mouiller là, — à la limite des eaux hollandaises et de l’estuaire de l’Escaut, — ces mines automatiques dont ils font un si large usage, mais au milieu desquelles, cette fois, ils auront ménagé un chenal secret pour leurs sous-marins.

Voilà donc très précisément à quoi l’on peut et l’on doit s’attendre : constitution d’une station de sous-marins à Zéebrugge où l’on peut amener en un jour ces petits bâtimens sans traverser, des eaux neutres[7].

Constitution à Anvers, — ou peut-être à Bruges, — d’un organisme directeur maritime avec des magasins, des ateliers, des chantiers même, chantiers de fortune au moins.

Ni le matériel, ni l’outillage, ni le personnel technique, ni les marins et les pilotes ne feront défaut ; encore moins la volonté, l’énergie persévérante, qui assurent la réalisation des concepts audacieux. Seul le temps, peut-être !… Mais ceci, c’est le secret de l’avenir.


J’ai dit le danger, qu’il serait aussi puéril de nier que d’exagérer. Je n’ai pas dit, je ne dirai pas les moyens d’y parer, qui sont nombreux et efficaces. Encore qu’on ne puisse rien apprendre de ce côté-là à des adversaires aussi avertis que les nôtres, l’exposé en serait au moins inutile. En France comme en Angleterre, — car nous serions visés aussi bien que nos alliés, — on continuera à faire confiance à tous ceux qui ont la charge de briser l’effort de l’ennemi commun.


Contre-amiral DEGOUY.

  1. En voici l’état : 5 gardes-côtes, assez faiblement cuirassés, de 3 500 à 6 500 t., armés de canons de 21, 24 ou 28 c/m. (il y a en outre 4 petits cuirassés de cette catégorie aux Indes Orientales) ; 8 à 9 canonnières cuirassées fluviales et 2 vieux monitors, ces derniers armés de 2 canons de 28 c/m de modèle ancien ; 6 croiseurs protégés de 4 000 tonnes datant de 15 à 18 ans et assez bons bateaux de mer ; 8 « destroyers » neufs de 500 tonnes ; 20 torpilleurs ; 4 sous-marins de 120 à 150 tonnes ; 4 mouilleurs de mines. — Il y a en construction 3 canonnières cuirassées, 2 sous-marins et 8 torpilleurs. — Dans le courant de 1913, on a dressé un programme qui a paru fort ambitieux aux paisibles Hollandais. Il y était question, notamment, de 9 cuirassés de 21 000 tonnes !…
  2. On annonce justement, à la date du 19 octobre, qu’ils viennent d’entreprendre de miner l’Escaut en aval d’Anvers. Il serait intéressant de savoir s’ils n’ont pas dépassé la ligne frontière. En tout cas, ils n’ont pas perdu de temps. Bien entendu, des portières sont ménagées dans les lignes de ces mines automatiques.
  3. Il ne suffirait d’ailleurs pas de canonner cette place maritime et d’éteindre momentanément ses feux. Il faudrait évidemment la détruire et l’occuper, comme le firent les Anglais eux-mêmes en 1809, lorsqu’ils exécutèrent cette grande descente qui prétendait à la prise et à la ruine d’Anvers, alors arsenal français et base d’opérations de la belle escadre de Missiessy. Mais, encore que Flessingue ne soit pas fortifiée à la moderne comme Hock Van Holland et Ymuiden (avancées sur la mer de Rotterdam et d’Amsterdam), le siège en serait trop long et trop difficile en présence de la flotte anglaise.
  4. « Germania, » filiale de l’usine Krupp, à Kiel ; « Howaldt, » à Kiel, aussi, « Vulkan, » à Stettin ; « Schichau, » à Danzig et Elbing.
  5. Il serait intéressant d’avoir la confirmation de cette nouvelle. Si le fait est exact, on ne pourra s’empêcher de penser qu’il eût suffi de quelques démonstrations sur l’un ou sur l’autre revers de la presqu’île Cimbrique pour retenir autour du canal de Kiel la majeure partie des troupes qui avaient été commises à la défense de cette ligne de communication. Je reviendrai prochainement sur ce point important.
  6. Zéebrugge, à une lieue environ à l’E.-N.-E. de Blankenberghe et à deux lieues de la frontière hollandaise, à l’Écluse, a été créé de toutes pièces, ainsi que le port maritime de Bruges dont il est le débouché, depuis dix ou quinze ans à peine, en vertu d’une loi votée en 1895 par les Chambres belges.
  7. D’après les nouvelles les plus récentes, il y aurait déjà dans les eaux belges des sous-marins allemands, et ceux-ci auraient attaqué les monitors anglais qui flanquent l’armée alliée à Nieuport. Cette information voudrait toutefois être confirmée.