Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 96-99).
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ACTE CINQUIÈME.


ADÈLE D’HERVEY.




PERSONNAGES

ANTONY.

ADÈLE.

LE COLONEL D’HERVEY.

UNE FEMME DE CHAMBRE.




Une chambre chez Adèle d’Hervey.



Scène PREMIÈRE.

 
ADÈLE, UNE FEMME DE CHAMBRE.
(Un domestique apporte deux flambeaux et sort.)
ADÈLE, entrant, donnant son boa à sa femme de chambre qui la suit.

Vous pouvez vous retirer.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Mais madame va rester seule.

ADÈLE.

Si j’ai besoin de vous, je sonnerai… allez.

(La femme de chambre sort.)



Scène II.

 
ADÈLE, seule.

Ah ! me voilà donc seule enfin… je puis rougir et pleurer seule… Mon Dieu ! qu’est-ce que c’est donc que cette fatalité à laquelle vous permettez d’étendre le bras au milieu du monde, de saisir une femme qui toujours avait été vertueuse et qui voulait toujours l’être, de l’entraîner malgré ses efforts et ses cris, brisant tous les appuis auxquels elle se rattache, faisant sa perte, à elle, de ce qui ferait le salut d’un autre, et vous consentez, ô mon Dieu ! que cette femme soit vue des mêmes yeux, poursuivie des mêmes injures, que celles qui se sont fait un jeu de leur déshonneur… Oh ! est-ce justice ?… Une amie encore, une seule au monde, croyait à mon innocence et me consolait… c’était trop de bonheur, pas assez de honte… elle me trouve dans ses bras… abandonnée… Ah ! Antony ! Antony ! me poursuivras-tu donc toujours !… Qui vient là ?


Scène III.

 
ADÈLE, ANTONY
ANTONY, entrant.

Adèle ! — (Avec joie.) Ah !

ADÈLE.

Oh ! c’est encore vous… vous ici ! dans la maison de mon mari, dans la chambre de ma fille presque !… Ayez donc pitié de moi !… Mes domestiques me respectent et m’honorent encore ; voulez-vous que demain je rougisse devant mes domestiques ?…

ANTONY.

Aucun ne m’a vu… puis il fallait que je te parlasse.

ADÈLE.

Oui, vous avez voulu savoir comment j’avais supporté cette affreuse soirée… eh bien ! je suis calme, je suis tranquille, ne craignez rien… retirez-vous.

ANTONY.

Oh ! ce n’est pas cela… ne t’alarme pas de ce que je vais te dire…

ADÈLE.

Parle ! parle ! quoi donc ?

ANTONY.

Il faut me suivre.

ADÈLE.

Vous !… et pourquoi ?

ANTONY.

Pourquoi ? Oh ! mon Dieu ! Pauvre Adèle… écoute, tu sais si ma vie est à toi, si je t’aime avec délire. Eh bien !… par ma vie et mon amour, il faut me suivre… à l’instant.

ADÈLE.

Ô mon Dieu ! mais qu’y a-t-il donc ?

ANTONY.

Si je te disais : Adèle… la maison voisine est en proie aux flammes, les murs sont brûlants, l’escalier chancelle, il faut me suivre… eh bien ! tu aurais encore plus de temps à perdre.

(Il l’entraîne.)
ADÈLE.

Oh ! vous ne m’entraînerez pas, Antony, c’est folie… Grâce ! grâce !… oh ! j’appelle, je crie !

ANTONY, la lâchant.

Il faut donc tout te dire, tu le veux : eh bien ! du courage, Adèle ! dans une heure ton mari sera ici.

ADÈLE.

Qu’est-ce que tu dis ?

ANTONY.

Le colonel est au bout de la rue, peut-être.

ADÈLE.

Cela ne se peut pas… ce n’est pas l’époque de son retour.

ANTONY.

Et si des soupçons le ramènent, si des lettres anonymes ont été écrites.

ADÈLE.

Des soupçons !… oui, oui, c’est cela… Oh ! mais je suis perdue, moi !… Sauvez-moi, vous… mais n’avez-vous rien résolu ?… vous le saviez avant moi… vous aviez le temps de chercher… Moi, moi… vous voyez bien que j’ai la tête renversée.

ANTONY.

Il faut te soustraire d’abord à une première entrevue.

ADÈLE.

Et puis ?…

ANTONY.

Et puis nous prendrons conseil de tout, même du désespoir… Si tu étais une de ces femmes vertueuses qui te raillaient ce soir… je te dirais : Trompe-le.

ADÈLE.

Oh ! fussé-je assez fausse pour cela… oublies-tu que je ne pourrais pas le tromper longtemps. Nous ne sommes pas malheureux à demi, nous !

ANTONY.

Eh bien ! tu le vois, plus d’espérance à attendre du ciel en restant ici… Écoute, je suis libre, moi ; partout où j’irai, ma fortune me suivra, puis, me manquât-elle, j’y suppléerai facilement. Une voiture est en bas… Écoute, et réfléchis qu’il n’y a pas d’autre moyen : si un cœur dévoué, si une existence d’homme tout entière que je jette à tes pieds… te suffisent… dis oui ; l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, nous offrent un asile… je t’arrache à ta famille, à ta patrie… Eh bien ! je serai pour toi et famille et patrie… En changeant de nom, nul ne saura qui nous sommes pendant notre vie, nul ne saura qui nous avons été après notre mort. Nous vivrons isolés, tu seras mon bien, mon dieu, ma vie ; je n’aurai d’autre volonté que la tienne, d’autre bonheur que le tien… Viens, viens, et nous oublierons les autres pour ne nous souvenir que de nous.

ADÈLE.

Oui, oui… Eh bien ! un mot à Clara.

ANTONY.

Nous n’avons pas une minute à perdre.

ADÈLE.

Ma fille !… il faut que j’embrasse ma fille… vois-tu, c’est un dernier adieu, un adieu éternel.

ANTONY.

Oui, oui, va, va.

(Il la pousse.)
ADÈLE.

Ô mon Dieu !

ANTONY.

Mais qu’as-tu donc ?

ADÈLE.

Ma fille !… quitter ma fille !… à qui on demandera compte un jour de la faute de sa mère, qui vivra peut-être, mais qui ne vivra plus pour elle… ma fille !… Pauvre enfant ! qui croira se présenter pure et innocente au monde, et qui se présentera déshonorée comme sa mère, et par sa mère !

ANTONY.
Ô mon Dieu !
ADÈLE.

N’est-ce pas que c’est vrai ?… Une tache tombée sur un nom ne s’efface pas ; elle le creuse, elle le ronge, elle le dévore… Oh ! ma fille ! ma fille !

ANTONY.

Eh bien ! emmenons-la, qu’elle vienne avec nous… Hier encore j’aurais cru ne pouvoir l’aimer cette fille d’un autre… et de toi… Eh bien ! elle sera ma fille, mon enfant chéri ; je l’aimerai comme celui… Mais prends-la et partons… Prends-la donc, chaque instant te perd… À quoi songes-tu ? il va venir, il vient, il est là !…

ADÈLE.

Oh ! malheureuse !… où en suis-je venue, où m’as-tu conduite ? Et il n’a fallu que trois mois pour cela !… Un homme me confie son nom… met en moi son bonheur… Sa fille… il l’adore… c’est son espoir de vieillesse… l’être dans lequel il doit se survivre… Tu viens il y a trois mois… mon amour éteint se réveille, je souille le nom qu’il me confie… je brise tout le bonheur qui reposait sur moi… Et ce n’est pas tout encore, non, car ce n’est point assez : je lui enlève l’enfant de son cœur, je déshérite ses vieux jours des caresses de sa fille… et, en échange de son amour… je lui rends honte, malheur et abandon… Sais-tu, Antony, que c’est infâme ?

ANTONY.

Que faire alors ?

ADÈLE.

Rester.

ANTONY.

Et lorsqu’il découvrira tout ?

ADÈLE.

Il me tuera.

ANTONY.

Te tuer… lui te tuer… toi mourir, moi te perdre… c’est impossible… Tu ne crains donc pas la mort, toi ?

ADÈLE.

Oh ! non… elle réunit…

ANTONY.

Elle sépare… penses-tu que je croie à tes rêves, moi… et que sur eux j’aille risquer ce qu’il me reste de vie et de bonheur ?… Tu veux mourir ? eh bien ! écoute, moi aussi je le veux… mais je ne veux pas mourir seul, vois-tu… et je ne veux pas que tu meures seule… je serais jaloux du tombeau qui te renfermerait. Béni soit Dieu qui m’a fait une vie isolée que je puis quitter sans coûter une larme à des yeux aimés ! béni soit Dieu qui a permis qu’à l’âge de l’espoir j’eusse tout épuisé et fusse fatigué de tout !… Un seul lien m’attachait à ce monde… il se brise… et moi aussi je veux mourir… mais avec toi ; je veux que les derniers battements de nos cœurs se répondent… que nos derniers soupirs se confondent… Comprends-tu ?… une mort douce comme un sommeil, une mort plus heureuse que toute notre vie… Puis, qui sait ? par pitié peut-être jettera-t-on nos corps dans le même tombeau.

ADÈLE.

Oh oui ! cette mort avec toi, l’éternité dans tes bras… Oh ! ce serait le ciel, si ma mémoire pouvait mourir avec moi… Mais, comprends-tu, Antony ?… cette mémoire, elle restera vivante aux cœurs de tous ceux qui nous ont connus… on demandera compte à ma fille de ma vie et de ma mort… On lui dira : Ta mère… elle a cru qu’un nom taché se lavait avec du sang… enfant, ta mère s’est trompée, son nom est à jamais déshonoré, flétri ! et toi, toi… tu portes le nom de ta mère… On lui dira : elle a cru fuir la honte en mourant… et elle est morte dans les bras de l’homme à qui elle devait sa honte ; et, si elle veut nier, on lèvera la pierre de notre tombeau, et l’on dira : Regarde… les voilà !

ANTONY.

Oh ! nous sommes donc maudits ! ni vivre ni mourir enfin !

ADÈLE.

Oui… oui, je dois mourir seule… tu le vois, tu me perds ici sans espoir de me sauver… tu ne peux plus qu’une chose pour moi… va-t’en, au nom du ciel, va-t’en !

ANTONY.

M’en aller… te quitter… quand il va venir, lui… T’avoir reprise et te reperdre… enfer !… et s’il ne te tuait pas ?… s’il te pardonnait ?… Avoir commis pour te posséder… rapt, violence et adultère, et pour te conserver, hésiter devant un nouveau crime… perdre mon âme pour si peu. Satan en rirait ; tu es folle… non… non, tu es à moi comme l’homme est au malheur… — (La prenant dans ses bras.) Il faut que tu vives pour moi… je t’emporte… malheur à qui m’arrête !…

ADÈLE.

Oh ! oh !

ANTONY.

Cris et pleurs… qu’importe ?…

ADÈLE.

Ma fille ! ma fille !

ANTONY.

C’est un enfant… demain elle rira.
(Ils sont prêts à sortir. On entend deux coups de marteau
xxxà la porte cochère.)

ADÈLE, s’échappant des bras d’Antony.

Ah ! c’est lui… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi ! pardon, pardon !

ANTONY, la quittant.
Allons, tout est fini !
ADÈLE.

On monte l’escalier… on sonne… C’est lui… fuis, fuis !

ANTONY, fermant la porte.

Eh ! je ne veux pas fuir, moi… Écoute… tu disais tout à l’heure que tu ne craignais pas la mort.

ADÈLE.

Non, non… Oh ! tue-moi, par pitié !

ANTONY.

Une mort qui sauverait ta réputation, celle de ta fille ?

ADÈLE.

Je la demanderais à genoux.

UNE VOIX, au dehors.

Ouvrez… Ouvrez… Enfoncez cette porte…

ANTONY.

Et à ton dernier soupir tu ne haïrais pas ton assassin ?

ADÈLE.

Je le bénirais… mais hâte-toi… cette porte…

ANTONY.

Ne crains rien… la mort sera ici avant lui… Mais songes-y, la mort !

ADÈLE.

Je la demande, je la veux, je l’implore. — (Se jetant dans ses bras.) Je viens la chercher.

ANTONY, lui donne un baiser.

Eh bien ! meurs !

(Il la poignarde.)
ADÈLE, tombant dans un fauteuil.

Ah !…

(Au même moment la porte du fond s’enfonce ;
le colonel d’Hervey se précipite sur le théâtre.)



Scène IV

 
Le Colonel D’HERVEY, ANTONY, ADÈLE, plusieurs domestiques.
LE COLONEL.

Infâme !… que vois-je ?… Adèle !… morte !…

ANTONY.

Oui ! Morte ! Elle me résistait, je l’ai assassinée !…

(Il jette son poignard aux pieds du colonel.)