Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 69-74).
Acte II  ►

ACTE PREMIER.


OLIVIER DELAUNAY.




PERSONNAGES

ANTONY.

ADÈLE.

OLIVIER DELAUNAY.

LA VICOMTESSE DE LANCY.

CLARA.




Un salon du faubourg Saint-Honoré.



Scène PREMIÈRE.

 
Adèle, Clara, madame la vicomtesse DE LANCY, debout et prenant congé de ces dames.
LA VICOMTESSE, à Adèle.

Adieu, chère amie, soignez bien votre belle santé ; nous avons besoin de vous cet hiver, et, pour cela, il faut être fraîche et gaie, entendez-vous ?

ADÈLE.

Soyez tranquille, je ferai de mon mieux pour cela ; adieu. Clara, sonne un domestique ; qu’il fasse avancer la voiture de madame la vicomtesse.

LA VICOMTESSE.

Entendez-vous bien : la campagne, le lait d’ânesse et l’exercice du cheval, voilà mon ordonnance. — Adieu, Clara.

(Elle sort.)



Scène II.

 
ADÈLE, CLARA.
ADÈLE, se rasseyant.

Sais-tu pourquoi la vicomtesse ne parle plus que de médecine ?

CLARA.

Sais-tu pourquoi, il y a un an, la vicomtesse ne parlait que de guerre ?

ADÈLE.

Méchante !

CLARA.

Oui, le colonel Armand est parti, il y a un an, pour la guerre d’Alger. M. le docteur Olivier Delaunay a été présenté en son absence à La vicomtesse. La guerre et la médecine se donnent la main. Et tu sais que notre chère vicomtesse est le reflet exact de la personne qui a eu le bonheur de lui plaire. Dans trois mois vienne un jeune et bel avocat, et elle donnera des consultations, comme elle traçait des plans de bataille, comme elle vient de te prescrire un régime.

ADÈLE.

Et qui vous a conté tout cela, belle provinciale arrivée depuis quinze jours ?

CLARA.

Est-ce que je ne la connaissais pas avant de quitter Paris ; et puis Madame de Camps est venue hier pendant que tu n’y étais pas, elle m’a fait la biographie de La vicomtesse.

ADÈLE.

Oh ! que je suis aise de ne pas m’être trouvée chez moi ! Cette femme me fait mal avec ses éternelles calomnies.

CLARA, à un domestique qui entre.

Qu’y a-t-il ?

LE DOMESTIQUE.

Une lettre.

CLARA, la prenant.

Pour moi, ou pour ma sœur ?

LE DOMESTIQUE.

Pour madame la baronne.

ADÈLE.

Donne… C’est sans doute de mon mari.

(Le domestique sort.)
CLARA, la lui remettant.

Ce n’est point son écriture ; d’ailleurs elle est timbrée de Paris, et le colonel est à Strasbourg.

ADÈLE, regardant le cachet, puis l’écriture.

Dieu !

CLARA.

Qu’as-tu donc ?

ADÈLE.

J’espérais ne revoir jamais ni ce cachet ni cette écriture.

(Elle s’assied et froisse la lettre entre ses mains.)
CLARA.

Adèle… calme-toi… Tu es toute tremblante !… Et de qui est donc cette lettre ?

ADÈLE.

Oh ! c’est de lui… c’est de lui…

CLARA, cherchant.

De lui…

ADÈLE.

Voilà bien sa devise, que j’avais prise aussi pour la mienne… Adesso e sempre. « Maintenant et toujours. »

CLARA.

Antony !

ADÈLE.

Oui, Antony de retour… et qui m’écrit… qui ose m’écrire…

CLARA.

Mais c’est à titre d’ancien ami, peut-être ?

ADÈLE.

Je ne crois pas à l’amitié qui suit l’amour.

CLARA.

Mais rappelle-toi, Adèle, la manière dont il est parti tout à coup, aussitôt que le colonel d’Hervey te demanda en mariage, lorsqu’il pouvait s’offrir à notre père qui lui rendait justice… jeune, paraissant riche… aimé de toi… car tu l’aimais… il pouvait espérer d’obtenir la préférence… mais point du tout, il part, te demandant quinze jours seulement… le délai expire… on n’entend plus parler de lui, et trois ans se passent sans qu’on sache en quel lieu de la terre l’a conduit son caractère inquiet et aventureux… Si ce n’est une preuve d’indifférence, c’en est au moins une de légèreté.

ADÈLE.

Antony n’était ni léger ni indifférent… il m’aimait autant qu’un cœur profond et fier peut aimer ; et, s’il est parti, c’est qu’il y avait sans doute, pour qu’il restât, des obstacles qu’une volonté humaine ne pouvait surmonter… Oh ! si tu l’avais suivi comme moi au milieu du monde, où il semblait étranger, parce qu’il lui était supérieur, si tu l’avais vu triste et sévère au milieu de ces jeunes fous, élégants et nuls… si, au milieu de ces regards qui le soir nous entourent, joyeux et pétillants… tu avais vu ses yeux constamment arrêtés sur toi, fixes et sombres, tu aurais deviné que l’amour qu’ils exprimaient ne se laissait pas abattre par quelques difficultés… et, lorsqu’il serait parti… tu te serais dit la première : C’est qu’il était impossible qu’il restât.

CLARA.

Mais peut-être que cet amour, après trois ans d’absence…

ADÈLE.

Regarde comme sa main tremblait en écrivant cette adresse…

CLARA.

Oh ! moi, je suis sûre que nous n’allons retrouver qu’un ami bien dévoué… bien sincère…

ADÈLE.

Eh bien ! ouvre donc cette lettre, alors… car moi, je ne l’ose pas…

CLARA, lisant.

« Madame… » tu vois, madame…

ADÈLE, vivement.

Il n’a jamais eu le droit de me donner un autre nom.

CLARA, lisant.

« Madame, sera-t-il permis à un ancien ami, dont vous avez peut-être oublié jusqu’au nom, de déposer à vos pieds ses hommages respectueux ; de retour à Paris, et devant repartir bientôt, souffrez qu’usant des droits d’une ancienne connaissance, il se présente chez vous ce matin.
xxxxxxxxxx Daignez, etc.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx ANTONY. »

ADÈLE.

Ce matin… Il est onze heures… il va venir…

CLARA.

Eh bien ! je ne vois là qu’une lettre très-froide, très-mesurée…

ADÈLE.

Et cette devise…

CLARA.

C’était la sienne avant qu’il ne te connût, peut-être ; il l’a conservée… Mais sais-tu qu’il y a vraiment de l’amour-propre… car, qui te dit qu’il t’aime encore ?

ADÈLE, mettant la main sur son cœur.

Je le sens là…

CLARA.

Il annonce son départ…

ADÈLE.

Si nous nous revoyons, il restera… Écoute, je ne veux pas le revoir, je ne le veux pas… Ce n’est point à toi, Clara, ma sœur, mon amie… à toi, qui sais que je l’ai aimé… que j’essaierai de cacher un seul sentiment de mon cœur… Oh ! non, je crois bien que je ne l’aime plus… D’Hervey est si bon, si digne d’être aimé, que je n’ai conservé aucun regret d’un autre temps… Mais il ne faut pas que je le revoie… Si je le revois… s’il me parle, s’il me regarde… Oh ! c’est qu’il y a dans ses yeux une fascination, dans sa voix un charme… Oh ! non, non. Tu allais sortir, c’est moi qui sortirai. Tu le recevras, toi, Clara ; tu lui diras que j’ai conservé pour lui tous les sentiments d’une amie… Que si le colonel d’Hervey était ici, il se ferait comme moi un vrai plaisir de le recevoir ; mais qu’en l’absence de mon mari… pour moi, ou plutôt pour le monde, je le supplie de ne pas essayer de me revoir… qu’il parte… et tout ce qu’une amie peut faire de vœux accompagnera son départ… Qu’il parte, ou, s’il reste, c’est moi qui partirai… Montre-lui ma fille ; dis-lui que je l’aime passionnément, que cette enfant est ma joie… mon bonheur… ma vie… Il te demandera si parfois j’ai parlé de lui avec toi.

CLARA.

Je lui dirai la vérité… Jamais.

ADÈLE.

Au contraire, dis-lui : Oui quelquefois… Si tu lui disais non, il croirait que je l’aime encore, et que je crains jusqu’à son souvenir.

CLARA.

Sois tranquille… tu sais comme il m’écoutait. Je te promets d’obtenir de lui qu’il parte sans te revoir.

LE DOMESTIQUE, à Clara
La voiture de madame est prête.
ADÈLE.

C’est bien. Adieu, Clara… Cependant sois bonne avec Antony ; adoucis par des paroles d’amitié ce qu’il y a d’amer dans ce que j’exige de lui… et, s’il a pleuré, ne me le dis pas à mon retour… Adieu…

CLARA.

Tu te trompes, ce chapeau est le mien.

ADÈLE.

C’est juste ! n’oublie rien de ce que je t’ai dit.

(Elle sort.)
CLARA.

Oh ! non. Pauvre Adèle ! je savais bien qu’elle n’était pas heureuse… Mais n’est-ce pas à tort que cette lettre l’inquiète. Enfin, mieux vaut qu’elle l’évite. (Elle va au balcon et parle à sa sœur.) Prends bien garde, Adèle, ces chevaux m’épouvantent… À quelle heure rentreras-tu ?

ADÈLE, de la rue.

Mais peut-être pas avant le soir.

CLARA.

Bien, adieu. — (Appelant un domestique.) Henri, défendez la porte pour tout le monde, excepté pour un étranger, M. Antony ; allez… Quel est ce bruit ? — (Dans la rue.) Arrêtez ! arrêtez !

CLARA, allant à la fenêtre.

La voiture… ma sœur… mon Dieu ! Oh ! oui, arrêtez, arrêtez ! Oh ! je n’y vois plus… Au nom du ciel, arrêtez ! c’est ma sœur, ma sœur ! — (Bruit et cris dans la rue. Clara jette un cri et vient retomber sur un fauteuil.) Oh ! grâce, grâce, mon Dieu !

HENRI, rentrant.

Madame, ne craignez rien, les chevaux sont arrêtés ; un jeune homme s’est jeté au-devant d’eux… il n’y a plus de danger.

CLARA.

Oh ! merci, mon Dieu ! — (Bruit dans la rue.)

PLUSIEURS VOIX.

Il est tué, non, si, blessé. Où le transporter ?

ADÈLE, dans la rue.

Chez moi ! chez moi !

CLARA.

C’est la voix de ma sœur !… il ne lui est rien arrivé… Mon Dieu !… Mes genoux tremblent, je ne puis marcher… Adèle !…

(Elle sonne.)
UN DOMESTIQUE.

Qu’y a-t-il, madame ?

CLARA.
C’est ma sœur, ma sœur ! une voiture ! Ah ! c’est toi !
ADÈLE, entrant, pâle.

Clara… ma sœur… sois tranquille… je ne suis pas blessée. — (Au domestique.) Courez chercher un médecin… M. Olivier Delaunay, c’est le plus voisin… Ou plutôt passez d’abord chez La vicomtesse de Lancy, il y sera peut-être… Faites déposer le blessé en bas, dans le vestibule : allez. — (Il sort.) Clara ! Clara !… sais-tu que c’est lui… lui… Antony !

CLARA.

Antony !… Dieu !…

ADÈLE.

Et quel autre que lui aurait osé se jeter au-devant de deux chevaux emportés ?

CLARA.

Et comment !

ADÈLE.

Ne comprends-tu pas ? Il venait ici… le malheureux ! il aura eu le front brisé.

CLARA.

Mais es-tu sûr que ce soit lui ?

ADÈLE.

Oh ! si j’en suis sûre ! et n’ai-je pas eu le temps de le voir tandis qu’ils l’entraînaient ? n’ai-je pas eu le temps de le reconnaître tandis qu’ils le foulaient aux pieds ?

CLARA.

Oh !

ADÈLE.

Écoute, va près de lui, ou plutôt envoie quelqu’un ; et si tu doutes encore, dis qu’on m’apporte les papiers qu’il a sur lui, afin que je sache qui il est ; car il est évanoui, vois-tu, évanoui, peut être mort ! Mais va donc ! va donc ! et fais-moi donner de ses nouvelles. — (Clara sort.) De ses nouvelles ! oh ! c’est moi qui devrais en aller chercher !… c’est moi qui devrais être là pour lire dans les yeux du médecin sa mort ou sa vie ! Son cœur devrait recommencer à battre sous ma main, mes yeux devraient être les premiers qu’il rencontrât. N’est-ce pas pour moi ?… n’est-ce pas en me sauvant la vie !… Oh ! mon Dieu !… il y aurait là des étrangers, des indifférents, des gens au cœur froid qui épieraient ! Oh ! pour Dieu ! ne viendra-t-on pas me dire s’il est mort ou vivant ? — (À un domestique qui entre.) Eh bien ?

LE DOMESTIQUE, remettant un portefeuille et un petit poignard.

Pour madame.

ADÈLE.

Donnez. Comment va-t-il ? a-t-il ouvert les yeux ?

LE DOMESTIQUE.

Pas encore ; mais M. Delaunay vient d’arriver, il est près de lui.

ADÈLE.

Bien. Vous lui direz de monter, que je sache de lui-même… Allez. Si pourtant je m’étais trompée, si ce n’était pas lui… — (Ouvrant le portefeuille.) Dieu ! que j’ai bien fait… mon portrait ! Si un autre que moi avait ouvert ce portefeuille, mon portrait qu’il a fait de souvenir… Pauvre Antony, je ne suis plus si jolie que cela, va !… Dans ta pensée j’étais belle… j’étais heureuse… tu me retrouveras bien changée… J’ai tant souffert. — (Continuant ses recherches.) Une lettre de moi !… la seule que je lui aie écrite. — (Lisant.) Je lui disais que je l’aimais… Le malheureux… l’imprudent… Si je la reprenais… c’est le seul témoignage… il n’a qu’elle ; sans doute il l’a relue mille fois… c’est son bien, sa consolation… et je le lui ravirais ! Et quand, les yeux à peine rouverts… mourant pour moi… il portera la main à sa poitrine… ce ne sera pas sa blessure qu’il cherchera, ce sera cette lettre… il ne la trouvera plus… et c’est moi qui la lui aurai soustraite ! Oh ! ce serait affreux !… qu’il la garde… D’ailleurs, n’ai-je pas gardé les siennes, moi !… Son poignard, que je m’effrayais de lui voir porter toujours… j’ignorais que ce fût son pommeau qui lui servît de cachet et de devise… Je le reconnais bien à ces idées d’amour et de mort constamment mêlées… Antony !… Je n’y puis résister… il faut que j’aille… que je voie moi-même… Ah ! monsieur Olivier, venez, venez ! Eh bien ?


Scène III.

 
ADÈLE, OLIVIER DELAUNAY, puis ANTONY.
OLIVIER.

Rassurez-vous, madame ; l’accident, quoique grave, n’est point dangereux.

ADÈLE.

Dites-vous vrai ?

OLIVIER.

Je réponds du blessé… Vous en rapportez-vous à ma parole ?… Mais vous-même, la frayeur, le saisissement…

ADÈLE.

Est-il revenu à lui ?

OLIVIER.

Pas encore. Mais votre pâleur ?…

ADÈLE.

Pourquoi donc l’avez-vous quitté ?…

OLIVIER.
Un de mes amis est près de lui… On m’a dit que vous désiriez avoir des nouvelles sûres… Puis j’ai pensé que vous aviez peut-être besoin…
ADÈLE.

Moi !… moi !… il s’agit bien de moi… Mais qu’a-t-il enfin ?… Qu’avez vous fait ?

OLIVIER.

Les termes scientifiques vous effraieront peut-être ?

ADÈLE.

Oh ! non, non pourvu que je sache !… Vous comprenez ; il m’a sauvé la vie… c’est tout simple…

OLIVIER, avec quelque étonnement.

Oui, sans doute, madame… Eh bien ! le timon, en l’atteignant, a causé une forte contusion au côté droit de la poitrine. La violence du coup a amené l’évanouissement ; j’ai opéré à l’instant une saignée abondante… et maintenant du repos et de la tranquillité feront le reste… Mais il ne pouvait rester dans le vestibule, entouré de domestiques, de curieux ; j’ai donné en votre nom l’ordre qu’on le transportât ici.

ADÈLE.

Ici !… Était-il donc trop faible pour être conduit chez lui ?…

OLIVIER.

Il n’y aurait eu à cela aucun inconvénient, à moins que l’appareil ne se dérangeât ; mais j’ai pensé qu’une reconnaissance, que vous paraissez si bien sentir, avait besoin de lui être exprimée…

ADÈLE.

Oui, certes. — (Bas.) Et s’il allait parler, si mon nom prononcé par lui… — (Haut.) Oui, oui, sans doute, vous avez bien fait… Mais il faut qu’il soit seul, n’est-ce pas… tout à fait seul quand il ouvrira les yeux ? Vous-même passerez dans une autre chambre, car la vue d’un étranger…

OLIVIER.

Mais cependant…

ADÈLE.

Eh ! vous avez dit que la moindre émotion lui serait funeste… vous l’avez dit, ou du moins je le crois, n’est-ce pas ?

OLIVIER, la regardant.

Oui, madame… je l’ai dit… c’est nécessaire… mais cette précaution n’est pas pour moi… pour moi médecin.

ADÈLE.

Le voilà… Écoutez, je vous prie… dites qu’il a besoin d’être seul… que c’est vous qui ordonnez que personne ne reste près de lui. — (Clara entre avec des domestiques portant Antony.) Déposez-le sur ce sofa… Clara, M. Olivier dit qu’il faut laisser le malade seul… que nous devons sortir tous… Vous voyez, docteur, que je donne l’exemple… Clara, tu tiendras compagnie à M. Olivier ; moi je vais donner quelques ordres… Clara. — (Adèle sort.)

OLIVIER, à Clara.

Pardon, je m’assurais… Le pouls recommence à battre ;… me voici. — (Ils sortent.

(Antony reste seul un instant, puis une petite porte se rouvre,
et Adèle entre avec précaution.)
ADÈLE.

Il est seul enfin… Antony… Voilà donc comme je devais le revoir… pâle, mourant… La dernière fois que je le vis… il était aussi près de moi… plein d’existence, calculant pour tous deux un même avenir… Quinze jours d’absence, disait-il, et une réunion éternelle… et en partant il pressait ma main sur son cœur… Vois comme il bat, disait-il ; eh bien ! c’est de joie, c’est d’espérance. Il part, et trois ans, minute par minute, jour par jour, s’écoulent lentement séparés… Il est là près de moi… comme il y était alors… c’est bien lui… c’est bien moi… rien n’est changé en apparence, seulement son cœur bat à peine, et notre amour est un crime, Antony !…

(Elle laisse tomber sa tête entre ses mains : Antony rouvre les yeux, voit une femme, la regarde fixement et rassemble ses idées.)
ANTONY.

Adèle ?…

ADÈLE, laissant tomber ses mains.

Ah !

ANTONY.

Adèle !

(Il fait un mouvement pour se lever.)
ADÈLE.

Oh ! restez, restez… vous êtes blessé, et le moindre mouvement, la moindre tentative…

ANTONY.

Ah ! oui, je le sens ; en revenant à moi, en vous retrouvant près de moi, j’ai cru vous avoir quittée hier, et vous revoir aujourd’hui. Qu’ai-je donc fait des trois ans qui se sont passés ? trois ans, et pas un souvenir !

ADÈLE.

Oh ! ne parlez pas.

ANTONY.

Je me rappelle maintenant, je vous ai revue pâle, effrayée… J’ai entendu vos cris, une voiture, des chevaux… je me suis jeté au-devant… Puis tout a disparu dans un nuage de sang, et j’ai espéré être tué…

ADÈLE.

Vous n’êtes que peu dangereusement blessé, monsieur, et bientôt, j’espère…

ANTONY.

Monsieur… Oh ! malheur à moi, car ma mémoire revient… Monsieur… eh bien, moi aussi, je dirai madame ; je désapprendrai le nom d’Adèle pour celui de d’Hervey… madame d’Hervey, et que le malheur d’une vie tout entière soit dans ces deux mots…

ADÈLE.

Vous avez besoin de soins, Antony et je vais appeler.

ANTONY.

Antony, c’est mon nom à moi… toujours le même… Mille souvenirs de bonheur sont dans ce nom… Mais madame d’Hervey !…

ADÈLE.

Antony…

ANTONY.

Oh ! redis mon nom ainsi, encore… et j’oublierai tout… Oh ! ne t’éloigne pas, mon Dieu !… reviens, reviens, que je te revoie… je ne vous tutoierai plus, je vous appellerai madame… Venez, venez, je vous supplie ; oui, c’est bien vous, toujours belle… calme… comme si pour vous seule la vie n’avait pas de souvenirs amers… Vous êtes donc heureuse, madame !…

ADÈLE.

Oui, heureuse…

ANTONY.

Moi aussi, Adèle, je suis heureux !…

ADÈLE.

Vous !…

ANTONY.

Pourquoi pas ?… douter, voilà le malheur ; mais lorsqu’on n’a plus rien à espérer ou à craindre de la vie, que notre jugement est prononcé ici-bas comme celui d’un damné… le cœur cesse de saigner… il s’engourdit dans sa douleur… et le désespoir a aussi son calme, qui, vu par les gens heureux, ressemble au bonheur… Et puis, malheur… bonheur… désespoir, ne sont-ce pas de vains mots, un assemblage de lettres qui représente une idée dans notre imagination, et pas ailleurs… que le temps détruit et recompose pour en former d’autres… Qui donc, en me regardant, en me voyant vous sourire comme je vous souris en ce moment, oserait dire : Antony n’est pas heureux !…

ADÈLE.

Laissez-moi…

ANTONY, poursuivant son idée.

Car, voilà les hommes… que j’aille au milieu d’eux, qu’écrasé de douleurs, je tombe sur une place publique, que je découvre à leurs yeux béants et avides la blessure de ma poitrine et les cicatrices de mon bras, ils diront : Oh ! le malheureux, il souffre ; car là, pour leurs yeux vulgaires, tout sera visible, sang et blessures… et ils s’approcheront… et par pitié pour une souffrance qui, demain, peut être la leur, ils me secourront… mais que, trahi dans mes espérances les plus divines… blasphémant Dieu, l’âme déchirée et le cœur saignant, j’aille me rouler au milieu de leur foule, en leur disant : Oh ! mes amis, pitié pour moi, pitié ! je souffre bien… je suis bien malheureux !… ils diront : C’est un fou, un insensé ; et ils passeront en riant…

ADÈLE, essayant de dégager sa main.

Permettez…

ANTONY.

Et c’est pour cela que Dieu a voulu que l’homme ne pût pas cacher le sang de son corps sous ses vêtements, mais a permis qu’il cachât les blessures de son âme sous un sourire. — (Lui écartant les mains.) Regarde-moi en face, Adèle… Nous sommes heureux, n’est-ce pas ?…

ADÈLE.

Oh ! Calmez-vous ; agité comme vous l’êtes, comment vous transporter chez vous ?…

ANTONY.

Chez moi me transporter !… vous allez donc… Ah ! oui, je comprends…

ADÈLE.

Vous ne pouvez rester ici dès lors que votre état n’offre plus aucune inquiétude ; tous mes amis, qui vous connaissent, savent que vous m’avez aimée… et pour moi-même…

ANTONY.

Oh ! dites pour le monde… madame !… Il faudrait donc que je fusse mourant pour que je restasse ici… ce serait dans les convulsions de l’agonie seulement que ma main pourrait serrer la vôtre. Ah ! mon Dieu ! Adèle, Adèle !

ADÈLE.

Oh ! non ; si le moindre danger existait, si le médecin n’avait pas répondu de vous, oui, je risquerais ma réputation, qui n’est plus à moi, pour vous garder… j’aurais une excuse aux yeux de ce monde… mais…

ANTONY, déchirant l’appareil de sa blessure et de sa saignée.

Une excuse, ne faut-il que cela ?

ADÈLE.

Dieu ! Oh ! le malheureux ! il a déchiré l’appareil… Du sang ! mon Dieu ! du sang ! (Elle sonne.) Au secours !… Ce sang ne s’arrêtera-t-il pas ?… il pâlit… ses yeux se ferment…

ANTONY, retombant presque évanoui sur le sofa.

Et maintenant je resterai, n’est-ce pas ?…