ANTONIO PEREZ.

FRAGMENT OUBLIÉ
DE NOTRE HISTOIRE LITTÉRAIRE.

L’orgueil espagnol a écrit peu de mémoires ; la grandeur et l’éclat de l’histoire nationale ont absorbé les prétentions individuelles. Gonzalve et Cortès, Pizarre et Charles-Quint, Philippe II et le duc d’Albe, ne se sont ni justifiés ni vantés. Une fierté silencieuse enveloppe leur vie et leur mort. En Espagne, les gens de lettres eux-mêmes et les artistes, assez enclins à la vanité chez tous les peuples, se sont contentés de l’orgueil ; point de Benvenuto Cellini qui s’amuse à sculpter ses vices dans une phrase d’or et de bronze, ni de Bassompierre qui nous apprenne que tel jour, sur le Pont-au-Change, telle femme d’orfèvre lui fit un signe d’amour, ni de Jean-Jacques Rousseau invitant le monde à écouter sa confession personnelle. Obras, y no palabras ! « Des actions, dit Corneille, et non pas des paroles ! » Il y a un homme en Espagne qui enivre sa vie entière du plus héroïque roman, se battant contre les Turcs, courant la mer, conspirant contre les Algériens ; il ne songe point à écrire les mémoires de tant d’actions nobles et extraordinaires. Les jours de la maturité venus, ce héros, qui n’a pas un maravedis pour nourrir sa famille, fait un livre de raillerie contre l’héroïsme, et ce livre, qui lui donne du pain et de la gloire, porte le nom de Miquel Cervantes y Saavedra. L’idée ne lui vient pas de trafiquer de ses aventures, de vendre son passé et de débiter en détail ses exploits. C’est la faute de cet orgueil muet, si les faits nous manquent absolument sur la vie du grand Calderon, de Gabriel Tellez le satirique, et même de ce bavard si fécond, Lope de Vega, objet de trop d’admirations modernes. Je pense que les grandeurs altières et exclusives de ce pays ont contribué à sa décadence ; de même, certains individus, doués de qualités dangereuses, maladroites, odieuses au vulgaire, appellent sur leurs têtes le malheur ou l’obscurité.

Au milieu de cette littérature épique, exempte de vanité, pleine d’orgueil, à demi ensevelie dans sa fierté, aujourd’hui l’une des moins étudiées parmi toutes celles de l’Europe moderne, et l’une des plus dignes d’étude, on découvre cependant un livre consacré à des mémoires particuliers. Ce ne sont pas les mémoires de Lopez Ayala, dans lesquels il est à peine question de l’auteur. Le livre dont je parle fut écrit à la fin du XVIe siècle, par un ministre de Philippe II, secrétaire d’état.

Des circonstances étranges, un crime, une intrigue d’amour, l’exil, la persécution et la torture lui arrachèrent sa confession. Antonio Perez, forcé de prendre la plume, raconta sa vie, non dans un récit agréable et bien lié, mais sous forme de plaidoyer et sans suite. Ce fut en France seulement qu’il publia ses mémoires, non pour satisfaire son amour-propre, mais pour se justifier d’un assassinat et pour se venger. Chose plus notable encore, cette publication, précieuse pour l’histoire politique, tient de près à l’une des grandes phases de notre histoire littéraire, comme je le prouverai bientôt.

C’est un très beau livre sous ces deux rapports.

Les Mémoires ou Relations[1] d’Antonio Perez jettent une double clarté sur la cour de Philippe II, roi d’Espagne, et sur le mouvement des intelligences françaises vers le commencement du XVIIe siècle. Elle est si évidente, si vive et tellement singulière, que l’on s’étonnera bientôt de l’oubli profond dans lequel le livre et l’auteur sont tombés. Ce sera merveille que cette obscurité aux yeux des bonnes gens qui croient encore que les choses de ce monde sont naïves et justes, et que le hasard ne s’amuse point à mêler, comme il plaît à sa folie, le grand écheveau des choses humaines, Perez tua un homme pour obéir à Philippe ; Perez enleva au roi sa maîtresse ; Perez souleva une province contre Philippe II ; il lutta cinq années contre ce roi terrible. Six éditions de son livre parurent à Genève, Paris et Londres ; on en fit des extraits séparés ; on le traduisit en français ; on publia les sentences détachées et aphorismes tirés de la narration de Perez, d’abord en espagnol, puis en français et en espagnol, puis en latin, avec glose, sans glose, in-8o et ce fut le premier livre traduit de l’espagnol qui devint populaire parmi nous. Tout le monde lisait Perez. Cet incontestable succès de curiosité et d’admiration occupa les premières années du XVIIe siècle. L’éloquent exilé avait donné l’impulsion castillane à cet esprit français que le moindre souffle fait vibrer, et qui se laisse entraîner avec tant de facilité et de force vers des régions inconnues. Alors l’Espagnole Anne d’Autriche épouse Louis XIII ; tout devient espagnol en France. Perez, à qui Henri IV a fait une pension, meurt à Paris. On ne pense plus à cet homme, qui vient de citer Philippe II et la cour d’Espagne à la barre des nations et des rois, et d’ouvrir une voie nouvelle au mouvement rapide des esprits français.

Si l’on ne considère son livre, auquel il faut joindre ses Lettres latines et espagnoles[2], réimprimées quatre fois et adressées la plupart au comte d’Essex, son ami, que comme document historique, on ne peut en nier l’importance. L’absence de mémoires particuliers rend très obscures, dans leurs détails, toutes les annales espagnoles. Vous ne commencez à bien comprendre le fond et les idées de la cour d’Espagne qu’après l’accession de la maison de Bourbon, lorsque des plumes étrangères se plaisent à en tracer le portrait bizarre. Vers la fin du règne de Philippe II, Antonio Perez fait exception et comble une lacune. Voici, dans son livre, le XVIe siècle en Espagne ; Philippe II tout entier, ses amis, ses maîtresses, son confesseur, le peuple, les grands, l’héroïsme des femmes, les mœurs secrètes de la cour, les sentimens publics, les mouvemens des masses. Perez exilé ne craint rien. Point d’inquisition, point d’alcades. La cour de France le protége, et il se venge. Cette éloquente série de plaidoyers, qui malheureusement s’interrompent, divaguent, se brisent, reprennent leur cours, s’interrompent encore et ne forment pas une chaîne assez ferme, une narration assez complète pour mériter un rang parmi les livres d’histoire ; ce récit, aussi vrai, aussi profond dans son genre que les inexorables mémoires du duc de Saint-Simon, le Tacite de la France causeuse, présentent Philippe II sous les couleurs les plus ingénues, les plus lumineuses et les plus terribles. Vous écoutez ce roi, vous le voyez, vous le suivez ; vous avez ses lettres, ses billets confidentiels, ses paroles, et jusqu’à ses gestes. L’étude est belle ; c’est le sublime de la peur. On pénètre avec Perez tout au fond de cette caverne, l’ame d’un lâche. Philippe II tremble toujours, soupçonne sans cesse, fait tuer ceux qu’il craint, livre aux tribunaux ses séides, et se place, dans les mémoires de Perez, comme un caractère si complet et si sanglant, qu’on regrette, avec le ministre espagnol, le Tacite qui a manqué à ce Tibère[3]. Il joue, dans le drame que nous allons développer, un rôle plus significatif que dans le Don Carlos de Schiller. Sa lâcheté inexorable y frappe maîtresse, rival, ennemi, bourreau, et en même temps les libertés d’une province, tout cela d’un coup.

Beau fragment de l’histoire moderne, je l’ai déjà dit.

La victime principale de Philippe dans cette affaire, c’est Perez. Il n’a pas voulu écrire l’histoire, et n’a été attentif qu’à se justifier. Ses plaidoyers vengeurs, imprimés hors d’Espagne, en France, réimprimés à Genève, traduits par un mauvais écrivain, Dalibray, ont exercé une influence rapide et surtout littéraire. On détacha de l’œuvre d’Antonio Perez, suivant la pédantesque coutume de ce temps, les sentences et les aphorismes que le conseiller d’état y avait semés. Publiés en espagnol à Paris, traduits, commentés et abrégés, ils émurent singulièrement les ames, intéressées par la destinée d’Antonio et frappées de l’énergie castillane, de la gravité sentencieuse, du laconisme pompeux, qui se révélaient ainsi pour la première fois chez nous. C’était chose inconnue et de saveur nouvelle.

Une certaine gravité orientale y respirait. Elle charma la facilité de nos esprits, et ce don particulier d’imitation intelligente qui est le bon côté de la mobilité nationale. Courtisans et gens de robe admirèrent à l’envi ces maximes d’état, sentencieuses leçons données par un homme que de longs malheurs et l’expérience des grandes affaires avaient éprouvé. Si vous joignez aux Relaciones Cartas y Aforismos d’Antoine Perez, les préceptes solennels de Baltazar Gracian, que Balzac imita de si près, les Proverbes castillans traduits deux ans plus tard par Maxime Oudin, et les Contes et Nouvelles de Marie de Zayas, vous verrez poindre ainsi chez nous, de 1602 à 1630, le premier rayon du génie cornélien ; vous saisirez à la source le premier flot de cette inondation espagnole, dont le réfugié Perez fut évidemment l’initiateur, dont Corneille fut le dieu, que la régence espagnole d’Anne d’Autriche fit dominer jusqu’en 1650, et qui alla se perdre, non sans laisser des traces énergiques de son passage, sous le trône de Louis XIV et parmi la grande forêt de talens achevés qui abritaient et couronnaient ce trône.

Avant d’expliquer la valeur littéraire de l’œuvre et son influence, racontons l’histoire d’Antonio Perez.

Antonio Perez, appartenant à une grande famille de Montréal de Ariza, petit-fils d’un secrétaire de l’inquisition, fils de Gonzalo Perez, secrétaire d’état de Charles-Quint, fut présenté à Philippe II, roi d’Espagne, par Ruy-Gomez de Sylva, mari de cette belle et célèbre princesse d’Éboli. Philippe II, el Prudente, ainsi que les théologiens du temps le qualifiaient, conciliait l’usage et l’abus de toutes les voluptés, la pratique des affaires les plus compliquées, les desseins les plus cachés et les plus ambitieux, l’emploi de tous les crimes utiles, et la dévotion la plus superstitieuse. À peine Antonio eut-il mis le pied à la cour, les faveurs du roi l’accablèrent. Secrétaire d’état à vingt-cinq ans, protonotaire de Sicile, recevant en outre de la caisse royale une pension de 12,000 et une autre de 74,000 ducats, il n’explique point dans ses mémoires la cause de cette rapide et extraordinaire élévation ; mais il est facile de suppléer à son silence. La princesse d’Éboli avait inspiré au roi une passion vive, et Ruy-Gomez, son mari, était trop habile pour n’être pas aveugle. Protectrice d’Antonio Perez, dont la jeunesse, le talent et l’amour avaient touché son cœur, elle dominait à la fois Philippe II par son ascendant personnel ; par son mari complaisant et par le secrétaire du monarque, dévoué à ses intérêts et épris de sa beauté. Elle était ainsi l’épouse nominale de Ruy-Gomez, la maîtresse aimée d’Antonio et la favorite intéressée de Philippe. Au milieu de ses desseins tragiques et de ses intrigues gigantesques, ce roi terrible était triplement dupe. D’une part, une femme belle et qu’il aimait ; d’une autre, cet époux courtisan qui fermait les yeux sur l’adultère ; enfin, Antonio Perez, confident de l’amour du roi et amant heureux de la princesse, formaient autour de Philippe II, trois fois trompé, le voile le plus épais et le plus dramatiquement tissu que l’on puisse imaginer.

Philippe II ne se doutait pas qu’on le jouait ; il portait ses soupçons ailleurs. Don Juan d’Autriche, son frère bâtard, l’effrayait beaucoup. Il suivait d’un œil ombrageux l’ambition guerrière de ce jeune homme, qui n’avait voulu subir ni l’obscurité du monastère, ni la vie efféminée de la cour. Chacune des victoires de don Juan ajoutait à son épouvante, qui augmentait sans cesse le nombre des espions autour de don Juan. Ces derniers, dont plusieurs dépêches sont conservées dans les mémoires de Perez, s’adressaient directement au jeune secrétaire d’état, qui se contentait de tromper son maître dans une intrigue amoureuse, et compensait par une fidélité et un zèle à toute épreuve sa trahison domestique ; leurs lettres chiffrées, qu’un ecclésiastique transcrivait en caractères ordinaires, étaient commentées par Antonio et le roi : cet ecclésiastique se nommait Escobar. Il est curieux de voir l’Escobar de Pascal engagé dans toutes ces affaires tortueuses, et chargé par Philippe II de déchiffrer les dépêches de ses espions. Groupez donc ces cinq figures : Escobar, Philippe II, la princesse, Ruy-Gomez, le secrétaire amoureux, vous composerez un tableau sans pareil, auquel il ne manque rien que le peintre.

Tandis que don Juan remportait au loin des victoires, les hommes placés auprès de lui par Philippe II, à titre de conseillers intimes, étaient pour le monarque (on le pense bien) l’objet d’un choix spécial et d’une attention inquiète. La moindre préférence de leur part, apparente ou réelle, en faveur de don Juan, déterminait leur rappel. Ainsi don Juan de Soto fut remplacé par Escovedo, son ennemi. Celui-ci, homme délié, ayant de grands appuis à la cour, avait dénoncé Soto comme trop fidèle au héros de Lépante. Sous cette apparence de dévouement envers Philippe II, Escovedo espérait faire marcher rapidement sa fortune, tromper les ombrages éternels du frère couronné et servir activement les intérêts du frère bâtard. Il présuma trop. Pendant qu’il jouait auprès de Philippe le rôle d’espion de son frère, et auprès de don Juan celui de conseiller loyal, Philippe, aidé du révérend Escobar et de Perez, lisait, dans son cabinet de l’Aranjuez, les messages secrets d’Escovedo à la cour de Rome et au duc de Guise, sollicités l’une et l’autre en faveur de don Juan contre Philippe.

On n’éclata point en reproches ; on ne prévint pas Escovedo. Seulement on le fit venir à Madrid, où on le retint sous divers prétextes et où le roi l’accueillit bien, sans lui permettre de retourner près de don Juan. Escovedo s’étonna d’abord ; puis il comprit le sort qui lui était réservé ; se mettant à observer de près la cour et les hommes qui l’environnaient, il découvrit sans peine l’intimité du secrétaire d’état et de la favorite. Cette découverte le rassura. Il y vit une chance de salut et une arme puissante : il espéra enchaîner à lui par la terreur le secrétaire particulier, l’homme le plus influent du royaume ; mais dans ce même instant Antonio Perez recevait deux confidences contraires et se trouvait chargé de deux affaires singulièrement opposées.

Escovedo lui disait d’une part : « Vous trompez le roi, je le sais. La princesse vous aime et vous l’aimez ; j’en ai les preuves. Ainsi je vous tiens à ma merci. Ménagez-moi, et je vous épargnerai. Défendez-moi contre mes ennemis, je serai votre ami. » D’autre part, Philippe II, décidé à se défaire d’Escovedo sans bruit et sans éclat, sin juycio, y sin preceder prision, disait à Perez : « Vous ferez tuer cet homme, par qui et quand vous voudrez, pourvu que ce soit en secret. Et je vous l’ordonne. »

En effet, au détour d’une rue, le soir, Escovedo fut frappé de coups de poignard et périt. Les assassins, gagés par Perez, soldés par Philippe, l’avaient frappé à mort. Action atroce « dont le code absolu de l’obéissance envers le roi me faisait un devoir, » dit Perez, mais que Dieu vengea et qu’Antonio paya des calamités de toute sa vie ! Celui-ci, dans ses mémoires imprimés, convenant du meurtre, mais sans repentir et sans scrupules, l’impute tout entier à son maître[4], qui seul y avait intérêt. » Cela n’est pas exact. Escovedo tué débarrassait Perez d’un observateur trop clairvoyant et d’un ennemi trop dangereux ; l’instrument, prétendu aveugle, des vengeances royales était aussi l’artisan de sa propre sécurité. Mais, pour juger avec une équité entière cette obéissance sanglante de Perez, il faut envisager la situation qu’il s’était créée : les menaces d’Escovedo, son habileté et son audace, la connaissance que le jeune secrétaire avait acquise du caractère de Philippe, les bruits qui s’étaient déjà répandus sur la liaison de la favorite et du secrétaire d’état, enfin toutes les terreurs et tout le danger du moment, l’autorité de l’ordre royal auquel nul ne résistait, et la ruine menaçante et prochaine de la princesse et d’Antonio.

Le meurtre d’Escovedo, qui semblait mettre Perez à l’abri de tout danger, précipita cette ruine. La famille du mort s’émut, et la curiosité publique chercha quels étaient ceux à qui la mort de l’homme assassiné pouvait être de quelque avantage. On se rappela les railleries dont Escovedo ne s’était pas fait faute sur les amours du secrétaire et de la favorite. L’opinion accusa ces deux personnes. Les espions du roi lui rapportèrent ces bruits. Alors la situation de Perez changea tout à coup. Les soupçons de Philippe s’allumant au témoignage des espions et du bruit public, il reconnut la triple fraude dont sa maîtresse, son courtisan et son confident l’avaient investi. Ces trois personnes qu’il fallait perdre possédaient tant de secrets royaux, qu’on ne pouvait les perdre à la fois et tout à coup. Philippe attendit, et de tous ces personnages, si passionnés, si fourbes, si ardens, si redoutables, il n’était pas le moins embarrassé.

Le fils et la veuve du mort lui demandaient vengeance ; Perez lui demandait protection contre ses accusateurs ; la princesse calomniée exigeait satisfaction. Les Escovedo voulaient qu’on leur permît de traîner le meurtrier en justice ; Antonio Perez, accusé, rappelait à Philippe que le meurtrier, c’était le roi, et la favorite ne comprenait point la froideur et la haine qui succédaient à tant d’amour. Aux lettres suppliantes de Perez, Philippe répondait par des billets équivoques, qui témoignaient de son embarras : « J’espère que cela n’ira pas plus loin… J’espère que tout finira bien… En attendant, prenez garde à vous[5]. » Toutes ces lettres originales de Philippe le caractérisent profondément, et l’on doit les ranger parmi les plus curieux monumens de l’histoire moderne. Il faut voir avec quelle patience infinie le roi prépare sa vengeance, n’opposant rien à la princesse que de la froideur, ni à Antonio Perez que des paroles énigmatiques et de l’embarras, engageant l’un et l’autre à se taire, paraissant vouloir les réconcilier avec leurs ennemis, se tirant à force de ruse du pas difficile dans lequel il était engagé ; employant, pour la conduite de toute cette intrigue, son confesseur, Fray Diego de Chaves, celui-là même qui mena don Carlos à la mort, et finissant par jeter l’altière favorite qui l’avait trompé dans une forteresse, et Antonio Perez en prison. Mais la prison de Perez ne fut point cruelle ; Philippe avait trop de prudence pour irriter le maître d’un secret si redoutable. Le roi semblait céder aux obsessions des Escovedo. Tout laissait croire au secrétaire d’état que le roi satisfaisait aux nécessités d’une situation malheureuse, et voulait détourner, en la servant à demi, la colère de la famille offensée. La charge d’Antonio lui était conservée ; ses amis lui rendaient visite ; on le gardait seulement à vue dans sa maison. Pendant huit mois, les choses se passèrent ainsi. Au milieu de cette mansuétude apparente, on instruisait sans bruit un procès contre Perez, tout-à-fait étranger à l’accusation de meurtre, et relatif à d’autres faits de nature fort légère, détournés de leur vrai sens, transformés en crimes d’état, et frappés de condamnations pécuniaires et corporelles, sans aucun rapport avec le peu de gravité des charges. Philippe II tuait son adversaire avec la plus grande douceur ; il le saignait à blanc, sans paraître seulement le toucher, en lui ouvrant la plus petite veine du monde. Antonio s’en apercevait ; il éleva la voix, on resserra sa prison ; il s’enfuit, prit asile dans une église, on l’en arracha. Sa femme, alors enceinte, fut jetée dans un cachot. Pour achever de le vaincre, on lui fit subir la torture. Dans ce même instant, le roi, par un petit billet, lui mandait encore d’avoir courage, qu’on ne l’abandonnait pas, que tout irait mieux, et que surtout il se gardât bien d’avouer qu’Escovedo eût été tué par son ordre. Mais le plus aveugle eût ouvert les yeux sur les intentions de Philippe. Antonio déclara aux gens qui le torturaient, qu’il avait commandé le meurtre, mais cela par ordre exprès du roi, qu’il en possédait encore les preuves, que plus de cent lettres du roi à lui et de lui au roi, toutes apostillées et commentées par ce dernier, étaient demeurées en sa possession, que le vénérable Escobar, qui avait déchiffré les lettres d’Escovedo, le savait aussi, et qu’il invoquait en faveur de sa véracité, en faveur d’une confession involontaire enfin arrachée par tant de douleurs, le jugement de Dieu et des hommes.

Il eût été absurde d’attendre alors les résultats de la vengeance royale. Doña Joana Coello, sa femme, qui montra pendant toutes les persécutions de son mari une constance héroïque, le fait évader de la prison. Un ami, Gil De Mesa, lui fraie la route. À neuf heures du soir, il rencontre les alguazils dans la rue, cause avec eux et n’est pas reconnu. Enfin il atteint les frontières de l’Aragon, pays libre encore sous l’autorité monarchique, et dont le premier privilége soumet le roi lui-même à l’autorité des lois locales. Pendant que les portes de Saragosse s’ouvraient à lui et lui offraient un asile, on précipitait dans un cachot sa fille, ses enfans en bas âge, et sa femme grosse de huit mois. Malgré sa dissimulation habituelle, Philippe II laissait voir une inquiétude farouche. Il n’avait pu tuer ni le secret, ni le maître du secret. Son fou, en titre d’office, s’écria comme il se mettait à table :

« Pourquoi êtes-vous si triste, père ? Antonio Perez s’est sauvé ; tout le monde s’en réjouit, réjouissez-vous ! »

Le roi essaya tour à tour de l’indulgence et de la cruauté : il fit relâcher, pendant quelques jours, doña Joana et doña Gregoria, femme et fille de Perez. Il faut lire, dans l’éloquente narration de Perez, les scènes héroïques, d’une profondeur et d’une énergie plus que tragique, qui se passèrent entre ces femmes et les persécuteurs d’Antonio. Doña Joana avait quelques parentes religieuses dans le couvent des dominicaines à Madrid. Elle savait que le confesseur du roi, l’un des principaux instigateurs de la persécution, Fray Diego de Chaves, devait s’y rendre un certain jour, et elle l’y attendit ; comme il passait devant le maître-autel de l’église, elle l’arrêta, lui rappelant la parole qu’il lui avait souvent donnée de sauver Perez, lui demandant justice à grands cris, et lui représentant l’atrocité et l’injustice dont son mari était victime. « Mais il restait sourd, dit Antonio, car son ame était sourde. » — « Alors, voyant le saint-sacrement sur l’autel et se tournant vers lui : « Dieu, dit-elle, qui entends tout ; et qui vois tout, je te demande justice de cet homme, justice de cette iniquité, justice et témoignage en ma faveur ! » Le prêtre resta pâle, muet, comme frappé de la foudre, et après quelques momens de stupeur il s’écria « Qu’on fasse venir la mère prieure et les principales personnes du couvent, qu’elles viennent toutes et qu’on les appelle. » Quand elles furent venues, on s’approcha de la grille du chœur, et le prêtre protesta devant elles des efforts qu’il avait tentés auprès du roi, de ses bons sentimens pour Perez, et de l’impuissance où il était de contraindre la volonté royale. — Mais (c’est Antonio qui parle), il n’y a tel maître au monde que la douleur et la fidélité. Joana répondit au confesseur : « Ce que vous pouvez ? je vais vous le dire : lui refuser l’absolution et rentrer dans votre cellule jusqu’à ce qu’il fasse justice. Vous serez là plus grand que vous n’êtes ici. Vous êtes confesseur, le roi coupable, moi offensée ; et, bien qu’il ait la couronne sur la tête, je vous dis que vous êtes plus puissant que lui ! » — Le confesseur se tut, la vérité frappe à mort. »

Telles sont les paroles d’Antonio Perez, dont toute la narration est empreinte de cette énergique grandeur. Mais revenons à son histoire.

Perez avait bien deviné que le peuple aragonnais, jaloux de sa liberté, mécontent de Philippe, défendrait au prix de son sang la vie de l’homme qui venait lui demander protection. Philippe et ses ministres ourdirent plusieurs intrigues nouvelles pour détacher Perez de ses nouveaux protecteurs, et ce fut en vain ; témoins subornés, argent répandu, diplomates mis en campagne, ne firent qu’aigrir les esprits ; bientôt Antonio Perez devint le véritable chef de toute la population soulevée. L’inquisition, pour servir les intérêts du roi, voulut s’emparer de lui et le transféra dans le vieux palais des rois maures, l’Aljufera, qui était devenu son palais ; on plaça des monceaux de laine autour de l’Aljufera, que le peuple menaça de brûler si on ne lui rendait Antonio Perez. Il fut ramené en triomphe dans la maison qu’il occupait, et tous les citoyens s’armèrent en faveur de la justice et de l’exilé. On avait confisqué ses domaines et ses revenus ; il fut nourri par le peuple ; « une fruitière dont la robe, dit-il, avait plus de reprises que de trame, et qui avait plus d’enfans que sa robe de reprises, vendait ses pommes et ses oranges à deux pas de ma maison ; elle m’apportait régulièrement tous les jours un panier de fruits, et je fus très étonné de trouver un matin, sous les fruits, dix réaux, les seuls sans doute qu’elle possédât. » Les alcades mis en fuite ou tués, le vice-roi forcé de subir la loi populaire, les portes et les remparts gardés par les jeunes gens, ne laissaient plus au roi d’autre moyen d’étouffer la révolte, que de faire marcher une armée ; Perez monta à cheval avec son fidèle ami Gil De Mesa, et se retira, comme disent les Espagnols, « sur la montagne. » Il reparut ensuite à Saragosse ; mais bientôt, l’armée de Philippe s’approchant, il fallut qu’une seconde fois Perez et son ami allassent vivre à l’abri des rochers voisins. De là, il passa en France, séjourna quelque temps à Pau, où Catherine de Bourbon l’accueillit fort bien, et alla trouver Henri IV, qui goûta sa conversation, son esprit et son expérience, et lui assura une pension. Il voyagea ensuite en Angleterre, obtint la protection d’Élisabeth et l’amitié du comte d’Essex, et passa le reste de sa vie à Paris, occupé à rédiger et à publier les mémoires, curieux à plus d’un titre, qui obtinrent le succès populaire dont nous avons parlé. Il se vengeait ainsi du monarque espagnol, qui voulut trois fois le faire assassiner, et qui n’y réussit pas ; la première de ces tentatives est fort singulière dans ses détails : « une Béarnaise, dit Perez, belle, galante et hardie, reçut du roi d’Espagne dix mille écus et six chevaux magnifiques pour qu’elle attirât chez elle le fugitif et le remît entre les mains des envoyés de Philippe ; elle promit tout ; mais son bon naturel l’emportant sur les offres du roi, et l’amour, qui est à l’intérêt ce que l’or est au cuivre, lui donnant un conseil favorable à l’exilé, elle découvrit à Perez lui-même le complot dont on lui avait confié l’exécution. » — Deux assassins, convaincus pour le même fait, furent pendus à Londres ; et un ancien ennemi de Perez, un gentilhomme nommé De Mur y Pinilla, se chargea plus tard de cet office atroce pour satisfaire sa vengeance. Il fut roué à Paris, comme le rapporte L’Estoile dans son journal. « Le vendredi 19 janvier 1596, fut roué un Hespagnol en la place de Grève de Paris, atteint et convaincu d’avoir voulu tuer don Antonio Perez, secrétaire du roi d’Hespagne, qui, dès long-temps, suivait la cour, estant bien venu de Sa Majesté pour lui avoir découvert plusieurs conseils et menées du roi d’Hespagne, contre sa personne et son estat. — Lorsqu’on lui donna la gehenne, on lui trouva cent doublons dans un coin de ses chausses, dont il y eut procès entre M. Rappin et le bourreau, à qui les aurait, soutenant l’un et l’autre que ledit argent leur appartenait[6] ».

Telle fut l’étrange et aventureuse vie, qui, racontée avec une verve pleine de force et une éloquence peu réglée, mais naturelle et ardente, produisit en France une sensation aujourd’hui effacée. Elle fut très réelle, comme le prouvent les nombreuses éditions, les extraits et les traductions dont nous avons parlé. Perez a mal coordonné ses mémoires ; mais la finesse, le sens politique, la connaissance du monde et du cœur y abondent. Balzac, qui ne cite jamais les auteurs dont il dérobe les pensées, lui a emprunté plus d’un axiome. Quelques-unes de ses maximes retentissent encore dans l’airain puissant de Corneille. La publication de ses Relaciones et la traduction détestable de Dalibray précédèrent et annoncèrent la fusion des deux génies, espagnol et français, qui s’opéra au commencement du XVIIe siècle. On n’avait pas encore songé à imiter l’Espagne intellectuelle. Au XVIe siècle, elle dominait l’Europe épouvantée ; Charles-Quint recevait des mains de la fortune deux empires dans le Nouveau-Monde, terminait soixante-dix guerres à son avantage, remportait quarante victoires glorieuses, étouffait les révoltes d’Allemagne, chassait les trois cent mille Turcs qui assiégeaient Vienne, et les deux cent seize mille hommes de Barberousse, et finissait par fabriquer des cages et des horloges dans une cellule. L’imitation étrangère ne s’attache à un peuple dominateur qu’après son triomphe politique. Nous eûmes des Balzac et des Corneille au moment où l’Espagne, malgré les efforts de Philippe II, s’affaissa sur elle-même. Ce fut alors que le banni, le meurtrier, le secrétaire d’état Perez écrivit sa défense et fit pénétrer chez nous le premier jet de l’influence espagnole.

Le commencement des influences, le premier moment de leur apparition et de leur pouvoir est chose difficile à observer. Elles s’insinuent par des fissures minimes et inaperçues. Les grandes causes éclatent au loin par des évènemens qui remuent ce monde, par les révolutions des empires et les chocs de la civilisation. Mais des circonstances délicates et facilement oubliées amènent le résultat définitif et décident ce que l’on peut nommer l’inoculation intellectuelle des peuples. Au moment où l’Europe admire Louis XIV et tremble devant lui, elle n’imite encore ni Boileau, ni Racine ; cependant une belle duchesse qui a aimé Louis XIV tient, dans un petit coin de Londres, une ruelle française que Saint-Évremont dirige ; c’est là le foyer français de l’Angleterre nouvelle, c’est la source première qui alimentera un jour toute la littérature britannique, à demi française sous les règnes de Charles II, de Guillaume et d’Anne. Le génie de Shakspeare replie ses ailes et refoule ses rayons ; l’esprit délicat de Saint-Évremont et celui de Boileau planent sur la littérature anglaise du XVIIIe siècle ; elle aura pour expression Pope et Adisson, intelligences qui sympathisent avec celles de Gassendi, de Fontenelle et de Molière.

Notre littérature, sans jamais perdre son caractère propre, a subi la loi inévitable, la loi féconde des assimilations, des influences, des alliances et des imitations. Sa sève, toujours caustique et raisonneuse, s’est constamment enrichie par ce procédé de greffe savante et facile qui rajeunit et propage les civilisations. Elle a été italienne, grecque, espagnole et latine. Les évènemens auxquels se rattachent ces révolutions littéraires sont fort curieux à étudier ; leur étude offre autant de difficulté que d’attrait. Il en est de graves et d’apparens, sur lesquels personne ne se trompe, et qui frappent tous les yeux. Ainsi, l’influence italienne, qui date de 1450, et se propage en France à travers le XVIe siècle tout entier, émane évidemment des guerres de Charles VIII et de Louis XII en Italie. L’histoire de cette influence n’a pas été écrite, et ses matériaux les plus curieux se trouvent enfouis dans le petit pamphlet de Henri-Estienne, sur le langage français italianisé, dans les poésies de Marot, dans les lettres et documens en prose dus à quelques membres de la célèbre pléiade. L’introduction de la sève espagnole, inoculation bizarre, peu conforme à notre génie national ; ce mélange de pompe sonore, de circonlocutions hasardées, d’ornemens prétentieux, de sentences gourmées, d’inventions fortes et de pensées énergiques, que l’on voit surgir dès le règne de Henri IV et qui se développe magnifiquement avec Pierre Corneille, pour traverser les rodomontades de Cyrano et les facéties de Scarron, n’a pas une généalogie aussi facile à déduire et à analyser. Malherbe et Desportes ne sont pas encore imprégnés de cette saveur castillane ; chez Montaigne, on n’en trouve pas la moindre trace. Sous Anne d’Autriche et sa régence, on voit le cardinal de Richelieu, Mme de Motteville et Cyrano écrire espagnolesquement, Thomas Corneille emprunter quinze volumes de drames aux Espagnols, Pierre Corneille leur emprunter mieux que cela, le fonds héroïque de leur génie national. Balzac imite Baltazar Gracian ; les nouvelles de Scarron tout espagnoles, non-seulement de style, mais d’origine, ravissent tous les esprits. À peine Louis XIV règne-t-il, ce rayon venu de Castille disparaît ; la Grèce domine et corrige à la fois les graces prétentieuses et mignardes de l’Italie et le luxe altier des Castillans. Ce dernier disparaît tout à coup, sans que l’on sache par quelle voie il s’est introduit ni comment il s’est éclipsé.

J’ai dit que Perez, dont l’éloquence est précisément celle de Corneille, avait eu grande part à ce mouvement. L’influence espagnole n’a certes pas été créée par Antonio Perez, mais elle a été importée en France par lui, par ce meurtre si dramatique, par ce tissu de fourberies et de violences que Perez racontait à nos ancêtres et que nous avons redit tout à l’heure d’après lui. Le bannissement d’Antonio a donc été l’accident nécessaire qui devait greffer le génie de l’Espagne sur celui de la France.

Ceux-ci penseront que je fais l’histoire littéraire beaucoup trop romanesque, ceux-là jugeront que je fais le roman trop littéraire. Je convoquerai les uns et les autres, et je ne pourrai m’empêcher de leur dire :

« La synthèse littéraire vous déplaît ; je pense que vous avez grand tort. Vous y voyez la confusion qui brouille tout ; j’y vois l’ordre qui compare tout. Mes amis inconnus, et vous, mes ennemis, dont je ne me soucie guère, je crains que la plupart des idées de ce siècle ne soient des erreurs, entre autres l’idée généralement régnante aujourd’hui, que tout est faux et que tout est vrai, selon le titre de la comédie espagnole : Todo es verdad y todo mentira ; cette idée-là me semble particulièrement fausse. — Amis inconnus, et vous ennemis plus oubliés encore, une autre idée fausse et qui a été grandissant depuis cent cinquante années, est celle-ci : que, pour arriver à la connaissance approfondie des objets, il s’agit seulement de les isoler ; que l’étude se concentre dans l’analyse ; qu’il s’agit de séparer et non de comparer ; enfin, que les seuls instrumens au moyen desquels on découvre la vérité, s’il y en a une, sont la loupe et le scalpel. Souveraine erreur, maîtresse et impératrice de quelques millions d’erreurs, ô mes contemporains ! de quelque appareil esthétique qu’il vous plaise de les recouvrir et les déguiser ! »

« Je pense, tout au rebours, qu’il y a une vérité, unique et grande, en littérature comme en morale, et que son essence se rencontre dans les rapports des objets entre eux, non dans les objets isolés. Vous avez fait, ô modernes analystes, des histoires des mathématiques, en dehors de l’histoire des arts et du commerce. Vous avez écrit sur la musique, isolée de la poésie et de la religion. Vous avez barbouillé des pages sans fin sur les annales littéraires en dehors de la politique et du mouvement des nations. Pour analyser une fleur, vous l’avez arrachée du sol, vous l’avez privée du soleil, vous l’avez découpée dans ses dernières fibres. Vous êtes descendus jusque dans les extrêmes résultats de la décomposition qui ne vous a pas appris grand’chose, et de l’isolement qui n’a pu vous révéler que les secrets de la mort. Alors les esprits justes, qui sont les grands esprits, ont reconnu qu’ils tombaient dans des profondeurs sans issue et sans lumière, qu’ils se plongeaient vivans dans un puits où la vérité n’est pas ; qu’ils couraient risque de ne rien connaître en ne comparant rien, et que la science des rapports, la grande harmonie universelle, clé magique de tout ce qui est vie, amour, force et avenir, manquait à la science contemporaine. La sévérité des études exactes ramena donc à cette vérité les vastes et justes intelligences de Laplace et de Cuvier. La même vérité éclaira Schlegel, Goethe et Coleridge. Chez nous, il n’y a eu que combat, et les plus rares esprits, au lieu de gravir péniblement et résolument ces Alpes délicieuses et charmantes qui mènent à la vérité littéraire, ont fait le coup de fusil dans les rocs et les halliers comme des bandoleros et des guerillas. Triste chose, pauvre résultat d’une lutte universelle, déplorable copie de la lutte politique ! Cela sert quelques ambitieux et nuit à la vérité comme à l’art. Sacrifice malheureux des esprits les plus délicats, les plus énergiques et les plus élevés ! C’est très bien de combattre. C’est encore plus beau de créer. L’escrime est chose fort estimable et qui met en relief l’adresse et la vigueur ; mais se diriger vers un but et l’atteindre est un plus digne objet de l’énergie humaine. Créez donc, mes amis, et comparez les créations antiques pour en saisir le sens, ce qui est encore une création. Étudiez les rapports et les influences qui ont croisé, dans tous les siècles, le tissu de la civilisation.

« C’est mieux que l’histoire littéraire ; c’est l’histoire de l’esprit humain. Parmi les anciens écrivains qui s’en sont mêlés, la plupart ont tracé de vagues nuages ; d’autres se sont contentés de dates et de titres. La grande caverne littéraire au fond de laquelle Ginguené a déposé les squelettes de plus de cent mille volumes italiens, n’apprend rien au philosophe : c’est un ossuaire complet, utile, soigneusement étiqueté. Mais il y a, dans le cours éternel de l’intelligence humaine, quelque chose de vivant et de lumineux qui manque à ce bon et savant ouvrage, comme à celui de Tiraboschi et aux essais de Simonde Sismondi sur les littératures méridionales. À considérer les races humaines dans leur masse et leur progrès, on ne peut nier qu’elles ne possèdent un génie qui varie, s’étend, s’accroît, se ramifie, se modifie, s’altère, se mêle ; chaque œuvre humaine de l’intelligence est un flot, et chacune des vagues concourt à la grande et majestueuse unité qui s’avance sous l’œil de Dieu, réflétant le ciel et les rivages. »


Philarète Chasles.
  1. Relaciones de Antonio Perez, secretario de estado, que fue del rey de España don Philippe II, deste nombre, 1602-1624. — Paris. — Genève. — Londres. — Œuvres politiques et amoureuses d’Antonio Perez, traduites par Dalibray, Paris, 1612, id. 1624. — Ant. Perezii ad comitem Essexium… Epistolarum centuria una. Parisiis. — Cartas de Antonio Perez, Paris. — Aforismos de Antonio Perez, Paris, quatre éd. — Sentences notables, extraites des œuvres de dom Antonio Perez, etc., id., par Gautier, Paris.
  2. Cartas de Antonio Perez, trois éditions, 1604 à 1615.
  3. « Que hiziera Cornelio Tacito, si topara con los papeles de Antonio Perez ? — Cuyo intento fue escrivir naturales de principes, y sus afectos, y inclinaçiones, porque no se creyessen los hombres, que eran otra cosa que hombres. De gran provecho para et genero humano. Que ecrivir traças de estado, intelligencias, consejos, empresas, execuçiones, victorias, reynos gañodos, ò perdidos, no es enseñar naturales de principes,… con la pobreza nasçida de sus passiones intestinas. » (Relaçiones de A. Perez, secretario de estado ; Geneva, 1624, pag. 59.)

    « Qu’aurait fait Cornelius Tacitus, s’il eût trouvé sous sa main les papiers d’Antonio Perez ? — Son intention fut d’écrire le naturel des rois, leurs caractères, leurs passions, leurs penchans, afin de prouver aux hommes que ce n’étaient que des hommes. Chose de grand profit au genre humain ! de narrer les intrigues d’état, les desseins, les entreprises, les victoires, les royaumes conquis ou perdus ; c’est peu de chose. Il faut étudier l’homme dans le prince, et montrer la pauvreté des passions secrètes, même chez les rois. »(Ant. Perez.)

  4. « Comitiò la execucion de la muerte à Antonio Perez, como a persona, que era depositario y sabidor de las causas y motivos d’ella etc. » (Pag. 4, in-4o.)
  5. « Espero que se ha de concluyr muy bien ;… espero, que esto no passara adelante… y entretanto que vay vos traed cuydado de vos ! »
  6. Journal de Henri IV, année 1596, janvier.