Librairie de L. Hachette et Cie (p. 1-13).


I

RENCONTRE AU BOIS DE BOULOGNE


C’était au bois de Boulogne, dans ces lieux enchantés et pleins de poésie qui ont rendu aux Parisiens la vie plus belle, plus poétique et plus splendide… et c’était à l’heure où la solitude et le silence donnent quelque chose de solennel à cette vaste promenade qu’eut lieu la rencontre de trois femmes, amenées chacune par des motifs aussi différents que leurs situations étaient diverses.

La première que nous apercevons sortant de Passy et longeant les murs du château de la Muette, est une jeune fille qui vient deux fois par semaine donner des leçons de dessin, dans une pension de demoiselles, située Grande-Rue, n°… Le coup d’œil jeté sur elle par ceux qui font le même chemin, ne se renouvelle pas. On voit à sa simple robe de laine noire, à son manteau mesquin, à son chapeau sans ornements et à sa démarche sans prétention, qu’elle suit directement son chemin pour arriver. Les passants n’attirent pas plus ses regards qu’elle ne désire attirer les leurs.

Mais l’observateur qui aime à deviner sous la forme extérieure la situation, le caractère et les idées, aurait pu plonger avec intérêt son œil investigateur sous le petit chapeau, si le voile abattu sur le visage de la jeune fille le lui eût permis, car alors il aurait vu un visage aux traits si fins, si distingués, et dont l’expression était si doucement gracieuse malgré une tristesse et des soucis visibles, qu’il en aurait été frappé. Ce qui ajoutait à cette charmante distinction, c’était l’extrême délicatesse de la taille élancée et la retenue modeste de tous les mouvements. Cependant, les yeux baissés comme s’ils regardaient en dedans, avaient, en se levant, un vif éclat, et de longs cils noirs encadraient un regard perçant, qui contrastait avec la calme expression du reste de la figure, où une grâce mélancolique dominait.

Cette jeune fille avait dix-huit ans et se nommait Antonia Vernon.

Avec cette pauvre petite toilette plus que mesquine, un voile de gaze noire, qui cachait son pâle et joli visage, tenant en main un portefeuille vert qui renfermait quelques dessins au crayon noir et à la sanguine, faits par elle d’après nature ou copiés au Louvre sur les ouvrages des grands maîtres, Antonia cheminait d’abord sans distraction, marchant à pas pressés pour rentrer promptement dans sa demeure, située aux Champs-Élysées, tout en haut, sous les toits d’une de ces grandes maisons qui avoisinent l’arc de Triomphe de l’Étoile.

Mais l’aspect enchanteur des lieux qu’elle parcourait la fit, petit à petit, sortir de ces tristes préoccupations personnelles. C’était une belle journée d’automne. Le matin avait été un peu brumeux, et vers midi le soleil venait de vaincre et de disperser les nuages. Le froid d’une nuit de gelée avait cédé à ses rayons encore chauds ; ce qui restait d’humidité sur les branches à moitié dépouillées des arbres se changeait alors en gouttes cristallines, qui brillaient comme autant de diamants à la vive lumière du soleil. Car c’était au milieu du jour, entre deux et trois heures ; le ciel était superbe. Antonia, naturellement attirée vers tout ce qui était beau, ne put résister à l’impression produite par l’étendue majestueuse qui se développait sous ses yeux ; elle marcha directement aux lacs, de façon à embrasser de ses regards toutes les lignes harmonieuses du paysage. Alors elle leva son voile, regarda et laissa s’échapper de sa poitrine oppressée comme un soupir de satisfaction. L’eau, légèrement agitée par le vent, avait de petites vagues dont le sommet reflétait la lumière. Antonia s’en approcha et leur sourit, car le murmure de ces jolies vagues tremblantes qui semblaient venir à elle lui paraissait comme un sourire de la nature auquel le sien devait répondre amicalement.

C’était un charmant tableau que ce magnifique parc où l’on n’apercevait en cet instant que cette jeune fille sur le front de laquelle les soucis de la vie et ses douleurs poignantes avaient déjà marqué leur passage, et dont le doux et frais sourire, encore enfantin, s’épanouissait un moment aux dons du ciel ! Cette eau qui brillait, son doux murmure, celui du vent qui bruissait entre les branches, les toutes petites fleurs qui apparaissaient au milieu du gazon toujours vert, étaient des objets pleins de charmes pour la pauvre enfant : elle y retrouvait sa jeunesse écartée d’elle par le chagrin.

Bien des âmes fatiguées des luttes d’une vie malheureuse éprouvent ainsi du soulagement dans la contemplation de ces lieux enchanteurs.

La jeune fille rêveuse resta longtemps immobile, mais son front s’était éclairci petit à petit. Il semblait que l’oubli, puis l’espoir, entrait dans cette âme affligée ; et quand elle leva ses yeux vers le ciel, ils eurent l’air d’envoyer un remercîment au Créateur de cette nature qui venait de la soulager.

Le jour commençait à baisser. La douce enfant sembla s’en apercevoir tout à coup, et elle se remit à marcher ; mais maintenant sa marche était plus vive et plus légère ; tous ses mouvements avaient quelque chose de pressé, de joyeux, pour ainsi dire, qui indiquait une âme réconfortée. Lorsque la réflexion produit ainsi une satisfaction réelle, c’est que les peines que l’on éprouve, quelque profondes qu’elles soient, n’ont rien de cette amertume que laissent au fond de l’âme les torts qu’on peut avoir à se reprocher.

La pauvre jeune fille s’avançait dans sa route, comme elle s’avançait dans la vie !… Le chemin était long, fatigant, glacé, mais elle avait du courage, de la patience et de la jeunesse ; avec cela… on marche et l’on devrait arriver ; mais… les accidents… Il ne pouvait guère s’en trouver sur cette large allée du bois. On y voyait seulement quelques rares voitures commençant une promenade que l’hiver ne permettait plus de faire après le dîner ; on voyait aussi passer quelques personnes à cheval, de celles que l’hygiène plutôt que le plaisir conduit au bois. Puis, de temps à autre, on rencontrait marchant lentement sur le bord des* allées ou assis sur un banc, en dépit de l’âpre té de la saison déjà froide, de ces pauvres êtres qui semblent honteux d’exister, dont le visage et les vêtements trahissent les regrets et la misère, qui s’amoindrissent, se dissimulent, pour ainsi dire, aux regards des heureux et dont la vue serre le cœur de l’observateur attentif. Qui n’a rencontré de ces tristes blessés de la vie ? et qui n’a vu, en attachant sur eux un regard scrutateur, que parfois sur ces visages flétris, on aperçoit des traces de ces tumultueuses émotions de l’âme qui produisent les plus brillantes, de même que les plus funestes destinées ; d’autres fois, à des traces de beauté, on ne peut s’empêcher de dire : — le bonheur a passé par là, — et cependant tout y semble douloureux et de cette douleur poignante que les années rendent sans consolation, parce que le ressentiment et la haine sont les seules émotions qu’elles aient laissées à leur suite.

Pour ces infortunés, la foule où ils sont isolés a des souffrances indicibles. La vue de ceux qui vont ensemble et qui se parlent joyeusement redouble leur tristesse et rend leur isolement intolérable ; aussi cherchent-ils les lieux peu fréquentés. Disséminés dans les endroits solitaires, l’un là, un autre au loin, plus ils sont à plaindre, plus ils craignent de s’approcher de leurs semblables. L’attention de la jeune fille s’était portée sur un de ces pauvres êtres qui marchait lentement devant elle ; c’était une vieille femme à demi courbée, dont le sordide vêtement annonçait une grande pauvreté. Antonia ne put s’empêcher de jeter sur le visage de cette femme un regard de pitié au moment où, passant à ses côtés, elle allait la laisser derrière elle. La vieille portait en même temps ses regards sur le visage de la jolie enfant, et ces regards échangés furent comme deux lueurs qui éclairèrent une partie de leur âme et y laissèrent lire des impressions rendues visibles. Dans l’âme de la jeune fille était la douce sympathie pour la vieillesse souffrante, dans l’âme de la vieille une profonde haine pour la jeunesse heureuse.

« Qu’elle a l’air malheureux ! pensa tristement Antonia.

— Qu’elle est jolie ! » se dit avec amertume la vieille.

Ce que son expression haineuse révélait de malheurs est impossible à exprimer.

Antonia eut peur.

Elle marcha un peu plus vite ; la pauvre femme hâta ses pas en la suivant, sans chercher cependant à rapprocher… Quand la jeune fille ralentissait sa marche, la vieille allait plus doucement, et si Antonia recommençait à marcher vite, elle entendait des pas pressés qui se mesuraient sur les siens. Ce fut cependant de la curiosité plutôt que de la crainte qu’éveilla dans l’esprit de la jeune fille cette obsession. Il faisait encore jour, et la route n’était pas entièrement solitaire, elle crut que cette pauvre femme attendait un moment favorable pour lui demander l’aumône, et, quelque pauvre qu’elle fût elle-même, elle chercha dans sa poche une petite pièce de monnaie, car elle comprenait que la misère qui n’osait s’étaler en public devait être si douloureuse, que ce serait une louable action d’y apporter même le plus minime soulagement. Une fois, elle s’arrêta pour donner à la vieille femme le temps de parler, mais celle-ci s’arrêta et ne dit rien. Enfin, Antonia, prête à entrer dans une petite allée transversale qui devait abréger sa route et à s’éloigner ainsi de cette suite qui la gênait, voulut, en lui montrant son intérêt, écarter l’idée de crainte inspirée par sa présence dans l’esprit de cette pauvre femme, qui semblait si douloureusement affligée, qu’il ne fallait pas risquer d’ajouter à ses peines. Elle se retourna, mais elle fut quelques instants sans pouvoir parler, tant ce qui était là sous ses yeux lui paraissait encore plus triste que ce qu’elle avait supposé. Ce n’était pas seulement des vêtements en soie brune où la saleté le disputait à des trous sans nombre, un vieux châle de laine froissé et déchiré, et un chapeau jadis blanc, impossible à décrire, tant sa forme primitive avait subi d’altérations, qui la frappèrent de surprise, ce fut un visage comme elle n’en avait jamais vu… La pâleur et la maigreur d’une tête de mort toute dépouillée de chair, des lèvres tombantes et bleuâtres, des cheveux blancs, rares, et en désordre, puis des yeux qui firent reculer involontairement la jeune fille. Leur regard était comme un fer brûlant qui la pénétra. Que de larmes ils avaient dû verser ces yeux-là avant d’être ainsi creusés tout alentour, et que de haine ils avaient dû exprimer avant d’être rougis jusqu’à ne plus laisser voir rien de blanc autour de leur pâle prunelle. La couleur du sang remplaçait cette blanche et fraîche couleur transparente de l’intérieur des yeux, si brillante dans la jeunesse, et dont Antonia offrait un pur et rayonnant modèle. Cependant la jeune fille, qui se sentait sous le feu des regards haineux et méchants de cette horrible femme, n’osait plus faire un mouvement, et il lui fallut un grand effort joint à cette idée : c’est qu’elle souffre ! — pour qu’elle avançât une petite main tremblante afin de lui faire sa modeste offrande. Mais la vieille recula, ne prit pas ce qui lui était offert ; puis, après un profond gémissement, elle cacha son visage dans ses mains décharnées et pleura… Antonia restait immobile à sa place ; alors la vieille fit une espèce de bond, s’écarta et courut loin d’elle sur la large route. Ses pas vacillaient, sa marche incohérente et sans direction avait quelque chose d’effrayant et représentait la folie ; elle n’avait plus la conscience d’elle-même et du danger. Aussi n’entendit-elle nullement les pas d’un cheval qui venait au galop, et qui, en passant trop près d’elle, la renversa.

Ce cheval était monté par une femme dont l’âge atteignait la trentième année, sans altérer sa beauté, qui semblait être à son apogée. Ses traits réguliers, quoique un peu forts, étaient rendus plus délicats par un léger embonpoint, qui leur conservait en même temps le frais incarnat de la jeunesse. Son visage était plein et coloré, sa taille développait des formes riches, et toute sa personne annonçait la force et la santé. Elle n’eut pas l’air d’avoir fait la moindre attention à la chute de la vieille femme, et elle eût continué aussi vivement sa course si le cheval, plus compatissant peut-être, n’eût ralenti ses pas. Mais elle venait de l’exciter par un coup de cravache, lorsqu’une voix se fit entendre derrière elle et cria : Jeanne !…

C’était un grand jeune homme de vingt-cinq à trente ans, aux formes sveltes et aristocratiques. Sa figure était allongée, ses traits fins, le son de sa voix sonore, toute sa personne élégante ; il montait un beau cheval de race et un domestique à cheval et en livrée le suivait de loin.

Le son de sa voix avait eu quelque chose d’affectueux en prononçant le nom de la femme, qui partait au galop presque en même temps ; mais cette voix devint formidable quand il le répéta en ajoutant :

« Jeanne ! vous avez renversé quelqu’un. »

Jeanne, par un mouvement machinal d’obéissance à cette voix, fit retourner son cheval ; mais ayant vu que la vieille femme était remise sur pied par les soins d’une jeune fille, car Antonia avait volé à son secours, et pensant que son intervention était inutile, elle se disposait à reprendre sa course, lorsque le jeune homme cria d’un ton hautain :

« Jeanneton ! »

À peine ce nom fut-il prononcé avec un sentiment d’autorité, que la jeune femme, déjà lancée pour partir, se retourna et ramena brusquement son cheval sur le groupe que formait la vieille, Antonia et le jeune homme, qui avait mis pied à terre. Le visage de Jeanne était pourpre de colère, et sa cravache agitée, violemment dans sa main, semblait menaçante ; mais le jeune homme, avec un sourire méprisant et d’une indicible ironie, paralysa tout à coup ses mouvements. La colère restait, il est vrai, seulement elle s’était cachée. Une pâleur mate annonçait qu’une vive commotion avait lieu dans une âme altière et irascible ; mais toute manifestation avait cessé et Jeanne était sur son cheval, immobile comme une statue de marbre.

La vieille n’était pas blessée ; revenue vite de sa frayeur, elle regardait avec les yeux flamboyants de sa tête de mort, le visage de ceux qui étaient là… Portant ses regards tour à tour du jeune homme à la femme qui l’avait renversée ; puis, s’attachant particulièrement à elle, on la vit l’examiner attentivement des pieds à la tête, sa toilette, son air irrité que le silence ne dissimulait pas, le pli de son front mécontent, ses larges sourcils d’un brun fauve comme l’étaient ses cheveux très-abondants, tout subit cet examen, qui finit par un éclat de rire aigu et strident comme le sifflet d’une locomotive, quand le fer rase et broie un autre fer qui semble crier sous sa pression.

En ce moment le jeune homme avançait sa main pour offrir quelque argent à la pauvre vieille renversée par sa compagne, elle vit son mouvement, et de même que son émotion avait été bien différente en regardant Jeanne de celle qu’elle avait éprouvée en examinant Antonia, puisque l’une avait amené des larmes et l’autre un rire moqueur, sa conduite ne ressembla point en ce moment à ce qui avait précédé : au lieu de refuser l’aumône, elle se jeta dessus avec avidité, et retrouvant, à ce qu’il sembla, les forces de la jeunesse, elle bondit et courut jusque sur le bord de la route où elle disparut à l’instant derrière les arbres par un petit sentier tortueux.

Le jeune homme n’était pas encore remonté à cheval. Il regardait Antonia dont les yeux avaient machinalement suivi la vieille femme qui excitait au plus haut point sa curiosité.

« Vous ne la suivez pas ? » dit-il.

Antonia se retourna vers lui et répondit avec un son de voix tout plein de charme et une prononciation toute distinguée :

« Je ne la connais pas. »

Puis elle allait se remettre à marcher, quand le jeune homme ayant promené ses regards alentour, lui demanda d’un ton plein d’intérêt et d’étonnement :

« Êtes-vous donc seule ? »

Antonia leva pour la première fois ses yeux sur cet étranger qui paraissait s’inquiéter pour elle, sans défiance et sans hardiesse, croyant devoir répondre à cet intérêt, elle dit avec un léger et triste sourire, en montrant le carton qu’elle tenait à la main :

« J’y suis habituée, monsieur ; je donne des leçons de dessin. »

Un salut, le plus gracieux du monde, accompagnait ces paroles, et elles étaient à peine achevées qu’Antonia marchait vivement et s’éloignait à pas pressés. Les regards du jeune homme la suivaient, et déjà on ne l’apercevait plus que très-vaguement, lorsque la femme restée spectatrice muette de ce qui se passait, cria d’une voix pleine d’impatience :

« Gaston ! est-ce que vous allez rester là toute la journée ? »

Le jeune homme remonta à cheval sans prononcer un mot, et tous deux traversèrent le bois sans parler.