Antonia (1863)
Calmann Lévy (p. 169-212).



V.


Si Julien eût été un roué, il ne s’y fût pas mieux pris pour exciter la passion de madame d’Estrelle. Les jours se succédaient, et aucun hasard n’amenait la moindre rencontre. Et pourtant Julie, soit par excès de confiance, soit par distraction, vivait beaucoup plus dans son jardin que dans son salon, et préférait la promenade solitaire dans les bosquets à la conversation de ses habitués. Il y avait des soirs où elle s’enfermait sous prétexte de malaise et de lassitude, et, ces jours-là, elle se faisait encore belle, comme si elle eût attendu quelque visite extraordinaire ; elle allait jusqu’au fond du jardin, rentrait effrayée au moindre bruit, puis retournait voir ce qui lui avait fait peur, et tombait dans une sorte de rêverie consternée en reconnaissant que tout était tranquille et qu’elle était bien seule.

Un jour, elle reçut une déclaration d’amour assez bien tournée, sans signature et sans cachet particulier. Elle en fut fort offensée, jugeant que Julien manquait à tous les engagements qu’il avait pris envers elle, et se disant que cela ne méritait qu’un froid dédain. Le lendemain, elle découvrit que cette tentative venait du frère d’une de ses amies, et son premier mouvement fut de la joie. Non, certes, Julien n’eût pas écrit dans ces termes-là : Julien n’eût pas écrit du tout ! Le billet doux, que, dans le trouble de l’incertitude, elle avait trouvé assez délicat, lui parut du dernier mauvais goût ; elle le jeta aux oubliettes avec mépris… Mais si Julien eût écrit pourtant ! Sans doute il savait écrire comme il savait parler. Et pourquoi n’écrivait-il pas ?

À peine Julie s’était-elle abandonnée à ces faiblesses intérieures, qu’elle en rougissait douloureusement.

— À quoi tiennent donc ma force et ma raison, se disait-elle, puisque mon cœur s’élance ainsi hors de moi-même pour ressaisir une affection qui me fuit ? Vraiment je ne suis préservée que par l’indifférence dont je suis l’objet, et c’est une honte qui ne me guérit pourtant pas. Est-ce qu’il y a en moi un esprit de contradiction ? Il me semblait d’abord que toute entreprise de ce jeune homme m’eût révoltée et que je l’eusse repoussée avec fierté, et voilà que sa soumission m’irrite, que son silence me navre, que je lui en veux de ne plus songer à moi ! Évidemment j’ai l’esprit très-malade.

Un jour qu’elle était chez son parfumeur, elle rencontra Julien qui sortait. Il n’avait pas le droit de la saluer en public, et il feignit de ne point la voir. Elle trouva sur le comptoir un très-joli éventail qu’il avait peint pour sa mère, et qu’il venait d’apporter pour qu’on en fît la monture. Elle s’imagina que cela lui était destiné, et se promit de le refuser ; pourtant elle attendit avec une vive impatience ce petit cadeau.

— Il me l’enverra mystérieusement, pensait-elle ; ce sera une offrande anonyme, et alors… Le présent n’arriva pas ; ce n’était donc pas pour elle. Quelle folie d’avoir cru qu’il le lui destinait ! Julien était amoureux de quelque autre femme,… une petite bourgeoise ou une femme galante du monde,… une actrice peut-être ! Elle n’en dormit pas pendant deux nuits, et puis tout d’un coup elle vit l’éventail dans les mains de madame Thierry, et elle respira.

Malgré elle, il lui fallut parler de Julien à sa mère, et il n’est sorte de détours qu’elle ne mît en œuvre pour amener la conversation sur son compte. Elle voulait savoir quelle était la vie d’un jeune peintre, elle ne s’en faisait aucune idée, et, tout en craignant d’apprendre des détails répugnants ou pénibles, elle allait questionnant toujours, d’abord sur les goûts et les habitudes des artistes en général, et puis tout à coup il lui échappait de dire :

— Monsieur votre fils, par exemple, avant la perte de son père, avant vos chagrins, n’avait-il pas une existence brillante, dissipée, agréable au moins ?

— Mon fils a toujours eu l’esprit sérieux, répondait madame André, et je dois dire que les jeunes gens de toutes les classes me paraissent aujourd’hui très-différents de ceux que j’ai pu observer dans ma jeunesse. Mon cher mari était un type de ce genre d’imagination fertile, ingénieuse et facile qui remplissait la vie de plaisirs imprévus, et dont le but semblait être la jouissance de tout ce qui est aimable, bien plus que la poursuite ambitieuse de la gloire. Il faisait des chefs-d’œuvre en s’amusant, et aucun souci n’approchait de son âme. Aujourd’hui, les nouveaux artistes se tourmentent pour faire mieux que leurs devanciers. On a inventé la critique. M. Diderot, que mon mari voyait beaucoup, lui apprenait souvent à s’estimer lui-même plus qu’il n’eût songé à le faire, et mon petit Julien écoutait ce grand esprit en le dévorant de ses grands yeux attentifs et curieux. M. Diderot disait alors : « Voilà un enfant qui a le feu sacré ! » Mais mon mari ne voulait pas qu’on lui mît trop d’idées dans la tête. Il pensait que le beau doit être vivement senti et pas trop étudié. Avait-il raison ? Il voulait orner l’imagination et ne pas la surcharger. Julien était doux et tranquille ; il lisait et rêvait beaucoup. Sa peinture est plus estimée des vrais connaisseurs que celle de son père, et, quand il parle des arts, on voit bien qu’il se rend compte de tout ; mais il ne plaît pas autant à tout le monde, et le monde lui plaît fort peu. Il se remplit la pensée de toute sorte de sujets de méditation, et quand je lui dis : « Tu ne ris pas, tu n’es pas gai, tu n’as pas l’emportement de ton âge, » il me répond : « Je suis heureux comme je suis. Je n’ai jamais besoin de m’étourdir. Il y a tant de sujets de réflexion ! »

Ces épanchements de madame Thierry révélaient peu à peu Julien à madame d’Estrelle, et l’espèce de respect qui l’avait surprise à première vue devenait en elle comme une crainte émue qui le lui faisait aimer davantage. Il ne lui était plus possible de voir en lui un inférieur, et pourtant ce jeune artisan faisait partie de la classe dont on disait autour d’elle : Ces gens-là ! Elle s’efforçait parfois, quand elle causait avec ses amis, de plaider pour les intelligents et les forts, de quelque rang qu’ils fussent. Ses amis étaient assez avancés pour lui répondre : « Vous avez mille fois raison, la naissance n’est rien, le mérite seul est quelque chose ; » mais c’étaient là des maximes à l’usage des personnes éclairées, et rien de plus. La pratique de l’égalité n’était nullement passée dans les mœurs, et les mêmes personnes ne manquaient pas, un instant après, de blâmer vivement tel duc qui avait fumé ses terres avec une dot roturière, ou telle princesse qui s’était coiffée d’un petit officier de fortune jusqu’à vouloir l’épouser, au grand scandale des honnêtes gens. Une jeune fille, une jeune veuve pouvaient s’éprendre d’un homme bien né, fût-il pauvre ; mais, dès qu’il n’était pas né, c’était un entraînement honteux, un attrait impudique ; elle sacrifiait ses principes à ses sens ; le mariage ne justifiait rien, elle tombait dans le mépris public. Julie, qui avait vécu d’estime et de considération, seuls dédommagements de sa triste jeunesse, avait des frissons glacés quand elle entendait parler ainsi, et, si l’objet de sa passion secrète fût entré en ce moment dans son petit cercle en apparence si tolérant et si bonhomme, elle eût été forcée de se lever pour lui dire : « Que venez-vous faire ici, monsieur ? »

Mais le petit cercle s’en allait à neuf heures, et, dix minutes après, Julie était au jardin ; elle regardait la petite lumière du pavillon qui tremblotait comme une étoile verte à travers le feuillage, et, si Julien lui fût apparu au détour d’une allée, elle s’imaginait qu’elle n’aurait pas pu le fuir. Pendant toutes ces agitations de la pauvre Julie, Julien était presque calme ; son intention était si droite, si sincère, que son esprit avait retrouvé la santé au point de se tromper lui-même.

— Non, se disait-il, je n’ai pas menti à ma mère. Ce que madame d’Estrelle m’inspire, c’est de l’amitié très-forte, très-élevée, très-exquise ; mais ce n’est pas, comme je le croyais d’abord, un amour emporté et désastreux, ou, si j’ai eu cette fièvre au commencement, elle s’est dissipée le jour où j’ai vu de près cette femme simple, bonne et confiante, où j’ai entendu sa voix chaste et douce, où j’ai compris qu’elle était un ange et que mes aspirations n’étaient pas dignes d’elle. Non, non, je ne suis pas amoureux comme on l’entend dans le sens vulgaire ; j’aime à plein cœur, voilà tout, et je ne permettrai pas à mon imagination de me tourmenter. La terre est à peine refermée sur mon pauvre père ; je n’ai pas une heure à perdre pour sauver ma mère. Non, non, je n’ai pas le droit, je n’ai pas le temps de m’abandonner à la passion.

Marcel remarquait la tranquillité de Julien et ne se rendait pas bien compte du trouble qui perçait dans les manières de madame d’Estrelle. Il la trouva un jour comme elle venait de rendre visite à son beau-père le marquis. On le tenait pour sauvé, et Marcel pouvait songer à l’entretenir bientôt sur nouveaux frais des embarras d’argent de sa cliente.

— Oh ! mon Dieu, vous vous donnez de grands soins pour moi, dit Julie ; mais tout cela en vaut-il la peine ? Je vous jure que je veux bien être pauvre ; je ne m’ennuierai probablement pas plus que je ne fais.

— Vous voilà pourtant très-belle et prête à passer la soirée en grande compagnie ?

— Non, je vais me déshabiller ; je ne compte pas sortir. Avec qui sortirai-je donc ? Me voilà brouillée avec madame d’Ancourt, la seule femme chez qui, en qualité de compagne de couvent, je pusse aller seule le soir. Je suis trop peu intime avec les autres pour me présenter chez elles sans un chaperon ; madame des Morges, qui pourrait m’en servir, est d’une paresse inouïe ; ma cousine la présidente n’est pas reçue dans le grand monde, et la marquise d’Orbe est à la campagne. Vraiment je m’ennuie, monsieur Thierry, je me trouve trop seule, et il y a des jours où je ne peux pas m’occuper, n’ayant le cœur à rien.

C’était la première fois que Julie se plaignait de sa situation. Marcel la regarda attentivement et réfléchit.

— Il faudrait vous distraire un peu : que n’allez-vous quelquefois à la comédie ?

— Mais je n’ai plus de loge nulle part ; vous savez bien que je n’en ai plus le moyen.

— Raison de plus pour aller où bon vous semble. Une loge à l’année est un esclavage ; cela vous met en évidence et nécessite le chaperon. Il est de petits plaisirs que les bourgeois se permettent à peu de frais et sans étalage incommode. Aujourd’hui, par exemple, je conduis ma femme à la Comédie-Française. Nous avons loué une loge grillée au rez-de-chaussée.

— Ah ! quel plaisir ce doit être que d’aller là !… On n’est pas vu du tout, n’est-ce pas ? On jouit du spectacle, on peut rire ou pleurer sans que la galerie vous épilogue ? Avez-vous une place pour moi, monsieur Thierry ?

— J’en ai deux ; je comptais en offrir une à ma tante.

— Et l’autre à son fils ? Alors…

— Ceci ne fait pas question : il ira un autre jour ; mais que pensera-t-on de vous rencontrer au bras de votre procureur dans les couloirs ? Ou, si quelqu’un vous distingue et vous devine, assise à côté de madame Marcel Thierry, que dira-t-on ?

— On dira ce qu’on voudra, et l’on sera fort sot d’y trouver quelque chose à reprendre.

— C’est bien mon opinion ; mais on est sot, et l’on dira que vous voyez mesquine compagnie : encore je gaze le mot par respect pour ma femme, car on dira mauvaise compagnie.

— C’est indigne, la sottise du monde ! Votre femme est fort aimable, dit-on, et très-estimée. J’irai la voir demain, car je comprends que d’aller sans façon dans sa loge avant de lui en avoir demandé la permission ne serait pas convenable. Oui, oui, je veux faire connaissance avec elle, et nous irons un autre jour à quelque spectacle ensemble.

Marcel sourit, car il comprit fort bien la poltronnerie qui s’était emparée de sa noble cliente à l’idée d’être accusée de frayer avec la mauvaise compagnie. Elle trouvait cela cruel, injuste, insolent, absurde ; mais elle avait peur quand même : la peur ne se raisonne pas.

— Fort bien, fort bien, lui répondit Marcel ; je reconnais là votre délicatesse et votre bon cœur. Ma femme vous saura gré de l’intention, et, dès ce soir, elle serait flattée de vous offrir sa loge ; mais, croyez-moi, madame la comtesse, ni ce soir, ni demain, ni jamais, ne sortez de votre milieu, à moins d’une bonne raison bien nourrie et bien mûrie. Il faut manger quand on a faim, mais non se forcer quand on n’a que des velléités d’appétit. Le monde auquel vous tenez ne veut pas de mélange, et il ne faut le braver que pour un grand avantage personnel ou pour faire une très-bonne action. Personne ne comprendra que vous fassiez une chose en dehors du convenu pour le seul plaisir de la faire. On s’étonnera d’abord, et puis on cherchera des motifs graves ou cachés.

— Et que trouvera-t-on ? dit Julie inquiète.

— Rien, reprit Marcel ; on inventera, et ce qu’on invente est toujours malveillant.

— D’où il résulte que je suis condamnée à la solitude ?

— Vous l’avez acceptée jusqu’ici avec vaillance, et vous savez bien qu’elle cessera quand vous voudrez.

— Oui, par un mariage ; mais où trouver le mari dans les conditions exigées par le monde et par moi ! Songez donc : il le faut riche, à ce que vous dites, noble, à ce que disent mes amis, et je le veux, moi, aimable et fait pour être aimé ! Je ne le trouverai pas, allez, et je ferai mieux…

Julie n’osa pas achever sa pensée. Marcel ne crut pas devoir la questionner. Il se fit une pause gênante pour tous deux, et Julie s’écria tout à coup :

— Ah ! mon Dieu, n’allez pas croire que je sois tentée de manquer à mes principes et d’avoir une liaison frivole !… Je pensais,… il faut bien que je vous le dise, je pensais que je ferais mieux de souhaiter un mariage obscur où je trouverais le bonheur.

— Obscur ? dit Marcel. C’est comme vous l’entendrez. Il faut à tout le moins que vous exigiez la fortune ; car, j’insiste là-dessus, si vous faites bon marché du rang, la famille d’Estrelle vous abandonne à votre ruine.

— Eh bien, après ?

— Après ? Si l’époux de votre choix est pauvre et que vous lui apportiez des dettes…

— Ah ! oui, vous avez raison ; j’augmente sa pauvreté de toute ma misère et de tous mes dangers. Je n’y pensais pas, moi. Vous voyez quelle faible tête est la mienne ! Tenez, monsieur Thierry, il y a des jours où je voudrais être morte, et vous avez eu tort de ne pas m’emmener à la comédie. Je me sens l’esprit sinistre ce soir, et je voudrais pouvoir oublier que j’existe.

— Est-ce à ce point-là ? reprit vivement Marcel, effrayé de la détresse de son regard. Alors… mettez une coiffe noire très-épaisse, un mantelet noir bien large ; j’ai là un fiacre, allons prendre ma femme, à qui j’expliquerai en deux mots votre fantaisie, et nous irons entendre Polyeucte, ce qui changera le cours de vos idées. Vite ! car, s’il vous arrive quelqu’un, vous ne pourrez plus sortir.

Julie, comme une enfant, sauta de joie. Elle s’embéguina bien vite, donna congé à ses valets pour la soirée, et partit avec Marcel, moitié joyeuse, moitié effrayée, émue comme si cette escapade avec un procureur et sa femme était une grosse aventure.

— Et madame Thierry ? dit-elle quand elle fut en route.

— Madame Thierry,… nous la laisserons où elle est, dit Marcel. Elle n’est prévenue de rien et nous retarderait en s’habillant. D’ailleurs… j’aime autant, si on doit vous reconnaître malgré nos précautions, qu’on ne vous voie pas avec une femme qui a un grand fils… dont, par parenthèse, l’oncle Antoine a été fort jaloux. Moi, je n’ai qu’un petit basochien en herbe, douze ans à peine sonnés ; nous l’emmènerons. ça complétera la partie bourgeoise… et patriarcale.

On arriva au logement de Marcel. Il y monta bien vite laissant Julie seule dans le fiacre bien fermé. Il redescendit bientôt avec sa femme et son fils. Madame Marcel Thierry était fort intimidée ; mais, en femme d’esprit, elle ne fit point de phrases, et, au bout d’un instant, elle se sentit fort à l’aise avec l’aimable Julie, qui de son côté la sentit bonne et sensée. On descendit du fiacre un peu avant la file, on gagna le théâtre à pied, on passa sans rencontrer de gens attentifs ou curieux. On s’installa dans une loge très-obscure, madame Marcel et son petit garçon devant, pour masquer madame d’Estrelle et le procureur. On entendit la tragédie avec un plaisir extrême. Jamais Julie n’avait pris tant de plaisir au théâtre. Elle s’y sentait libre d’esprit, et cette famille bourgeoise l’intéressait. Elle l’observait curieusement comme un milieu tout nouveau pour elle, et, bien qu’on s’observât aussi un peu devant elle, elle surprenait entre le mari, la femme et l’enfant des bonhomies tendres qui lui allaient au cœur. Dans les endroits intéressants du spectacle, madame Marcel se tournait vers son mari et lui disait tout bas :

— Vois-tu bien, mon bon ? mon bonnet ne te gêne-t-il pas ?

— Non, non, ma fille, répondait le procureur ; ne t’occupe pas de moi. Amuse-toi pour ton compte.

Et l’enfant applaudissait quand il voyait le parterre applaudir. Il frappait ses petites mains d’un air d’importance, et tout à coup il se couchait sur sa mère et l’embrassait, ce qui signifiait qu’il s’amusait beaucoup, et qu’il la remerciait de l’avoir amené là.

Toutes ces simplicités de la vie moyenne, ce tutoiement, ces épithètes caressantes, vulgaires et saintes, éveillaient chez Julie tantôt une petite envie de rire, tantôt un attendrissement qui amenait des larmes au bord de ses paupières. Évidemment, tout cela était réputé de mauvais ton dans son monde ; c’était la manière d’être et le parler des petites gens. Marcel, dans le salon de madame d’Estrelle, prenait habilement l’attitude et le langage d’un homme qui sait pratiquer les convenances à tous les étages de la société. Dans son intérieur, il dépouillait cette convention, et, sans être jamais grossier, il reprenait le ton familier de l’intimité heureuse. Julie le surprenait donc oubliant sa tenue de cérémonie et vivant pour son compte d’une vie douce, confiante et détendue. Elle en était choquée et charmée, et peu à peu elle se disait que ces gens-ci étaient dans le vrai, et que tous les époux devraient se tutoyer, tous les enfants se précipiter sur leur mère, et tous les spectateurs s’intéresser au spectacle. Dans le monde où elle vivait, on se disait vous, on n’avait pas de locutions partant des entrailles, on quintessenciait tous les sentiments. L’élégance était avant tout dans la parole, et la dignité dans la caresse. Le cœur ne s’y mettait qu’en sous-ordre, et devait cacher ces effusions sous un certain apprêt glacé ou symbolisé jusqu’au madrigal. L’admiration pour le génie ne devait jamais tourner à l’enthousiasme. On goûtait, on appréciait, on avait des mots enfermés dans, une certaine mesure. Enfin on s’arrangeait pour ne montrer d’émotion à propos de rien, et, dans ce perpétuel petit sourire de la grâce noble, on devenait si charmant, qu’on n’avait plus rien d’humain.

Madame d’Estrelle, pour la première fois, se rendit compte de toutes ces choses et s’en préoccupa vivement. Le petit Juliot, qu’on appelait ainsi pour le distinguer de maître Julien, dont il était le filleul, avait la physionomie intéressante. Il était drôle ; la tête fine, le nez en l’air, l’œil vif, la bouche maligne, il avait l’aplomb ingénu et narquois de l’écolier en vacances. Eût-il été déguisé en grand seigneur, on ne l’eût jamais confondu avec ces petits hommes trop jolis et trop polis, frottés tous du même vernis d’aristocratie. Juliot avait bien aussi son enduit de caste, mais avec cette nuance particulière que l’esprit bourgeois ne s’acharne pas à effacer, parce que là chacun doit exister par lui-même et se faire place à l’aide des moyens qui lui sont propres. L’enfant avait donc, l’esprit mordant avec une certaine curiosité candide qui sentait son Parisien frais émoulu, chercheur et badaud, crédule et pénétrant tout ensemble. Pour ne pas exposer le nom de madame d’Estrelle aux conséquences de son babil dans l’étude, on lui avait dit que c’était une cliente de campagne nouvellement arrivée à Paris et qui voyait la comédie pour la première fois ; et, comme Julie s’amusait à le questionner, il lui faisait, dans les entr’actes, les honneurs de la capitale et du théâtre. Il lui montrait la loge du roi, le parterre, le lustre ; il lui expliquait même la pièce et l’importance de chaque personnage.

— Vous allez voir une belle pièce, lui disait-il avant le lever du rideau. Vous ne comprendrez peut-être pas bien, parce que c’est en vers. Moi, je l’ai lue avec mon parrain Julien ; c’est une pièce qu’il aime beaucoup, et il m’a tout expliqué comme si c’était en prose. Quand vous ne comprendrez pas, mademoiselle, il faudra me demander.

— Tu bavardes comme une pie, lui dit sa mère. Est-ce que tu crois que madame ne connaît pas Corneille mieux que toi ?

— Ah ! c’est possible ; mais elle n’est peut-être pas aussi savante que mon parrain !

— Madame se soucie bien de la science de ton parrain ! Tu t’imagines que tout le monde le connaît !

— Ah bien ! si vous ne le connaissez pas, dit Juliot en s’adressant à madame d’Estrelle, je vais vous le montrer. Il n’est pas loin d’ici, allez !

— Comment ! dit Marcel contrarié, il est là ? tu le vois ?

— Oui, je le vois depuis un bon bout de temps. Il aime tant ça, Polyeucte ! Il l’a vu jouer plus de dix fois, je suis sûr ! Tenez, regardez au parterre, la troisième banquette devant nous. Il nous tourne le dos ; mais je le reconnais bien, pardi ! Il a son habit de prunelle noire et son chapeau à ganses.

Le cœur battit très-fort à madame d’Estrelle. Elle regarda la banquette que l’enfant désignait et ne reconnut personne. Marcel l’explora attentivement. Juliot s’était trompé. Le personnage qu’il avait pris pour Julien se retourna. Ce n’était pas lui ; il n’était pas là. Il était dans une galerie des secondes, juste au-dessus de la loge où se cachait Julie, et à cent lieues de se douter qu’en descendant au rez-de-chaussée il eût pu essayer de l’apercevoir. L’eût-il su d’ailleurs, il se fût tenu à sa place. Sa résolution de ne plus chercher ces furtives occasions était bien arrêtée. Il avait ses entrées aux Français en qualité d’artiste. Il écoutait Polyeucte avec recueillement comme un dévot écoute le prêche, et il sortit avant la fin, craignant que sa mère ne l’attendît pour se coucher. Comme il traversait le vestibule, il fut fort étonné de se trouver face à face avec l’oncle Antoine. L’oncle Antoine avait pour règle invariable de se coucher à huit heures du soir, et peut-être n’avait-il jamais mis le pied dans un théâtre. Julien l’aborda franchement ; c’était le mieux, dût-il être mal accueilli.

— Vous voilà donc enfin retrouvé ? lui dit-il. On était inquiet de vous.

— Qui, on ? répondit l’oncle d’un ton bourru.

— Marcel et moi.

— Vous êtes bien bons ! Vous m’avez donc cru parti pour les Indes, que tu parais si surpris de me voir ?

— J’avoue que je ne m’attendais guère à vous rencontrer ici.

— Et moi, c’est le contraire ; j’étais sûr de t’y rencontrer !

Et, sans traduire cette réponse complétement énigmatique pour Julien, il lui tourna le dos.

— Allons, allons ! la tête déménage sérieusement, pensa Julien.

Et il passa outre, mais non sans se retourner deux ou trois fois pour voir si l’amateur de jardins entrait ou sortait, et si par hasard il ne se trouvait pas là sans en avoir conscience ; mais, chaque fois, il vit M. Antoine immobile au bas de l’escalier et le suivant des yeux d’un air moqueur, sans donner du reste aucun signe d’égarement.

L’oncle Antoine se perdit dans la foule, qui, peu d’instants après, envahit le péristyle. Un des premiers groupes qu’il vit sortir fut la famille du procureur avec une inconnue plus grande que madame Marcel et complètement masquée par sa coiffe de taffetas noir. Il se faufila jusqu’à la rue et prit le numéro du fiacre où ce groupe monta, puis il lança à la poursuite de ce fiacre le même espion adroit et agile qui l’avait averti de la sortie de madame d’Estrelle avec son procureur, et qui, depuis un mois, sous toute sorte de déguisements et de prétextes, faisait le guet autour de l’hôtel, et dans l’hôtel même à certains moments.

Le spectacle, à cette époque, finissait encore assez tôt pour qu’on pût souper. Julie était rentrée à dix heures, après avoir reconduit madame Marcel rue des Petits-Augustins. Marcel, qui avait ensuite ramené Julie, allait s’en retourner sans entrer chez elle, lorsqu’elle le rappela. Son concierge venait de lui apprendre une nouvelle grave. Le vieux marquis, son beau-père, était mort à huit heures du soir, au moment où on le croyait guéri. On avait envoyé quérir Julie, afin qu’elle pût assister aux derniers sacrements. Son absence, fort peu explicable en raison de la situation qu’elle-même avait expliquée à Marcel, pouvait avoir des conséquences fâcheuses.

— Ah ! voilà ce que c’est ! dit Marcel avec chagrin (lui parlant bas sur le perron) ; je vous le disais bien. Je pressentais quelque danger ; mais il ne s’agit pas de se lamenter en pure perte. L’accident le plus inquiétant est encore la fin trop soudaine du vieillard. Allons, madame, vous devez faire acte de présence auprès de ce lit de mort. Il faut remonter en fiacre. Je vous conduirai chez madame votre belle-mère. Je n’y paraîtrai pas ; il ne serait pas convenable qu’on vous vît arriver, pour cette visite de condoléance, escortée de votre procureur. Demain, je me mettrai en campagne pour vos affaires, et nous saurons le contenu du testament, si testament il y a, Dieu le veuille !

Julie, toute troublée, remonta en fiacre.

— Attendez, dit Marcel, je ne puis vous attendre à la porte de la douairière ; ses gens me verraient, et j’ai dans l’idée qu’ils lui rendent compte de tout. Je descendrai avant que vous entriez dans la cour, et, comme je ne vous verrais pas avec plaisir revenir seule dans ce sapin, vous allez donner des ordres ici pour que vos gens se hâtent d’atteler et de conduire votre équipage là-bas.

— Vous pensez à tout pour moi, dit Julie ; je ne sais pas ce que je deviendrais sans vous.

Elle donna des ordres et partit.

— Pensez encore à ceci, lui dit Marcel chemin faisant. Vous n’allez pas trouver la veuve dans les larmes, mais en prière. Que cette sainte apparence ne vous rassure pas sur l’état de son esprit. Soyez sûre qu’elle a pris acte de votre absence, et qu’elle s’arrangera pour vous faire subir un interrogatoire tout au beau milieu de ses oraisons. N’oubliez pas qu’elle vous hait, et que, pour s’autoriser à vous dépouiller le plus possible, elle ne songera qu’à vous trouver en faute.

Julie chercha comment elle expliquerait l’innocente escapade de la soirée.

— Vous ne trouverez rien de mieux que la vérité, reprit Marcel. Dites que vous êtes venue chez moi…

— Chez vous, fort bien ; mais la comédie ? Avec ou sans vous, la comédie est, aux yeux de ma belle-mère, un affreux péché.

— Alors… dites que ma femme était malade, que vous vous intéressez à ma femme,… parce que,… parce qu’elle vous a rendu quelque service… parce qu’elle est charitable, et qu’elle vous seconde dans de bonnes œuvres ! Jetez là-dessus un petit vernis de dévotion ; qu’aura-t-on à vous dire ?

On arrivait. Marcel fit arrêter, sauta à terre, et Julie entra en fiacre dans la cour de l’hôtel d’Ormonde, rue de Grenelle-Saint-Germain. C’était la propriété de la douairière d’Ormonde, mariée en secondes noces avec le marquis d’Estrelle, lequel avait dès lors habité avec elle la maison du premier mari.

La douairière était fort riche, sa maison avait un grand air de froideur cérémoniale, peu de valets, peu de dépense, une splendeur glacée, immobile. L’hôtel se composait de plusieurs corps de logis, et les appartements des maîtres étaient situés dans une arrière-cour plantée et fermée d’une grille où Julie dut sonner et attendre ; mais, certaine d’être reçue et sachant que Marcel était à pied pour s’en retourner à moins qu’elle ne lui renvoyât vite le fiacre, elle congédia le cocher, au moment où elle vit qu’on se disposait à lui ouvrir.

Au lieu d’ouvrir, le suisse entra en pourparlers étranges : M. le marquis ne pouvait recevoir par la raison qu’il était mort. Les prêtres étaient venus pour les sacrements et pour la veillée : madame la marquise était enfermée avec eux et le défunt. Elle ne donnait audience à personne en de tels moments, Julie insista vainement en qualité d’alliée au degré le plus proche. Le suisse, la laissant dehors par une préoccupation vraie ou fausse, alla aux informations, et revint dire qu’il était interdit à aucune personne de la maison de pénétrer jusqu’à madame.

Comme ces négociations avaient duré assez longtemps, la comtesse d’Estrelle comprit qu’on avait parfaitement pénétré jusqu’à la marquise, et que celle-ci refusait de la recevoir. Son devoir était rempli, elle n’insista plus. Elle jugea que sa voiture, marchant beaucoup plus vite que n’avait marché le fiacre, devait être arrivée : elle revint donc sur ses pas, traversa la première cour et franchit la porte de la rue, qui était gardée par la femme du suisse et qui sur-le-champ, avec une précipitation grossière, se referma derrière elle. Une voiture était là effectivement ; mais, malgré sa vue basse. Julie reconnut sur-le-champ que ce n’était qu’un fiacre.

Pensant que c’était celui qui l’avait amenée et qui avait mal compris ses ordres, ou que Marcel lui avait renvoyé par précaution, elle appela le cocher, profondément endormi sur son siége. Imposable de le réveiller sans le tirer par le pan de sa souquenille. Ceux qui se souviennent de ce qu’étaient les cochers de fiacre il y a quarante ans peuvent juger de ce qu’ils étaient quarante ans plus tôt. Celui-ci était si malpropre, que Julie hésita à le toucher de sa main gantée. Elle retenait avec soin ses amples jupes de soie pour ne pas effleurer les roues crottées ; jamais elle ne s’était trouvée dans un pareil embarras. Puis elle avait peur de se voir seule en pleine rue vers minuit, et les rares passants s’arrêtaient pour la regarder. Elle tremblait que, par obligeance on malice, ils ne voulussent se mêler de ses affaires.

Le cocher s’éveilla enfin, et lui répondit qu’il ne la connaissait pas, qu’il avait amené deux prêtres de la paroisse pour assister un mourant, et qu’il avait ordre de les attendre. À aucun prix, il ne voulait bouger. Julie jeta un regard d’anxiété autour d’elle. Sa voiture n’arrivait pas. Elle souleva le lourd marteau de la porte pour rentrer dans la cour de l’hôtel, La porte ne s’ouvrit pas, soit que des ordres particuliers eussent été donnés à son égard, soit que la consigne générale fût inflexible.

Une frayeur extrême s’empara d’elle ; l’idée de s’en aller seule, à pied, n’était pas admissible ; rester là devant cette porte ne l’était pas davantage. Il n’y avait pas une seule boutique dans la rue, et il lui fallait attendre sa voiture n’importe où, pourvu que ce ne fût pas dans la rue. Les dépendances de l’hôtel d’Ormonde s’étendaient assez loin à sa droite et à sa gauche. D’un côté, c’était une abbaye ; de l’autre, le couvent de la Visitation, où elle pouvait essayer de chercher un refuge ; mais il y avait au moins dix minutes de chemin à faire, et, là, il faudrait parlementer avant d’entrer. Elle avisa en face de l’hôtel d’Ormonde une grande grille qui fermait une allée mitoyenne entre l’hôtel de Puisieux et l’hôtel d’Esirées. Elle pensa qu’en donnant un louis au gardien de la grille il lui permettrait d’attendre dans sa loge. Elle traversa la rue ; mais, au moment de sonner, elle reconnut qu’il n’y avait là ni portier ni sonnette. C’était une porte de service pour les deux enclos. Julie perdait courage, lorsque tout à coup elle vit auprès d’elle, comme s’il fût sorti de terre, un homme qui l’effraya tant, qu’elle faillit s’évanouir ; mais il se nomma vite, et elle fit une exclamation de joie : c’était Julien. Elle lui expliqua sa mésaventure en quelques mots assez confus. Julien comprit parce qu’il était déjà à moitié renseigné, et qu’il ne se trouvait point là par hasard.

— Il est inutile que vous attendiez ici votre voiture, lui dit-il, elle n’arrivera probablement pas de sitôt.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai été ce soir à la Comédie-Française.

— Vous m’y avez vue ?

— Vous y étiez, madame ? Je l’ignorais.

— Alors…

— Alors je m’explique la rencontre et les paroles de M. Antoine Thierry. Il savait, lui, probablement que vous deviez y être. Il guettait ;… il m’a dit un mot ironique que je n’ai pas compris, et qui pourtant m’a donné à réfléchir. En rentrant au pavillon, je me suis arrêté un peu inquiet devant votre hôtel. Vos gens étaient en émoi. Il paraît que votre cocher était introuvable. Je me suis approché du suisse, qui connaît ma figure, et, le voyant fort troublé, je lui ai demandé s’il vous était arrivé quelque accident fâcheux. Il m’a appris la mort du marquis d’Estrelle, et comme quoi vous étiez accourue ici avec mon cousin Marcel. Votre cocher est survenu ivre-mort et ne comprenant rien à ce qu’on lui enjoignait de votre part. Le suisse m’a quitté en disant qu’une fois sur son siège, Bastien irait bien. Ceci ne m’a point paru très-rassurant. Je ne suis pas aussi flegmatique que votre suisse, et j’ai couru pour venir ici. J’espérais trouver encore Marcel et lui dire de ne pas vous confier seule à un cocher ivre ; mais j’arrive quelques minutes trop tard. Vous êtes seule en effet, et vous avez eu peur.

— C’est fini, dit Julie, me voilà tranquille ; ramenez-moi à pied. Vous êtes pour moi la Providence !

— À pied, c’est trop loin, reprit Julien, et vous n’êtes pas chaussée pour marcher. Le fiacre qui est là marchera, lui, bon gré mal gré, je vous en réponds, et je monterai derrière pour vous reconduire.

Julien conduisit madame d’Estrelle jusqu’au fiacre. Il l’y fit monter et ordonna au cocher de conduire. Le cocher refusa. Julien sauta à côté de lui et prit les guides en lui jurant qu’il allait le jeter dans le ruisseau, s’il faisait résistance. La belle prestance et l’air décidé du jeune homme intimidèrent le cocher, qui se soumit ; mais à peine avait-il fait cent pas, qu’il s’arrêta en criant au voleur et à l’assassin. Un groupe d’hommes venait de sortir d’une maison, et le pauvre diable espérait trouver quelque secours contre la violence qu’il subissait.

Le hasard voulut que ces hommes fussent des gens du bel air, sortant un peu avinés d’un souper fin. L’aventure les prit dans ce moment d’excitation où l’on se fait volontiers redresseurs de torts, surtout lorsqu’on est quatre contre un. Ils arrêtèrent brusquement les chevaux, et l’un d’eux ouvrit la portière, car le malicieux cocher criait à tue-tête :

— Au secours ! c’est un malfaiteur qui enlève une religieuse !

— Voyons si elle en vaut la peine ! répondit le groupe à peu près d’une seule voix.

Avant que la portière fût ouverte, Julien était sur ses pieds et repoussait d’une manière énergique le plus empressé des curieux. Le jeune homme rudoyé mit l’épée à la main en le traitant de cuistre, et ses compagnons l’imitèrent. Julien ne prit pas le temps de tirer la sienne. Il se préserva avec sa canne et s’en servit avec tant de sang-froid, d’adresse et de vigueur, qu’un des assaillants tomba et que les autres reculèrent. Julien, qui n’avait pas quitté le marchepied, profita de ce répit pour rentrer dans le fiacre et pour en faire sortir Julie par la portière opposée. Il la prit dans ses bras et l’entraîna à quelque distance. Là, il se retourna pour attendre ses adversaires ; mais, soit qu’ils eussent reçu quelque blessure grave, soit que l’approche du guet les eût dégrisés, ils s’éloignaient de leur côté le plus vite possible.

— Marchons, madame, dit Julien à madame d’Estrelle. Échappons aux curiosités de la police.

Julie marcha vite et bien. Si la peur l’avait paralysée un instant, la vue du danger auquel s’exposait son protecteur lui avait rendu l’énergie. Après quelques zigzags pour dérouter le guet, ils se trouvèrent en sûreté sur le nouveau cours, aujourd’hui le boulevard des Invalides. Le lieu était complètement désert et mal éclairé par des réverbères très-peu espacés. Julie n’aperçut pas une tache sur sa main gantée, mais elle sentit la moiteur du sang sur son poignet, et elle s’écria en s’arrêtant :

— Ah ! mon Dieu, vous êtes blessé !

Julien ne sentait rien, il était bien sûr de n’avoir rien de grave ; il enveloppa sa main écorchée de son mouchoir et offrit son autre bras à Julie.

— Je vous jure que je n’ai rien, lui dit-il, et quand j’aurais quelque chose ! Malheureusement, ces gens-là ne sont pas redoutables, et j’ai eu peu de mérite à vous en débarrasser. Des beaux fils, des petits-maîtres ! Et cela prend le titre de nobles, peut-être !

— Les nobles, vous les détestez donc bien !

— Moi, détester ? Non ! mais je hais l’impertinence, et comme ces gens-là ne se battent pas toujours en duel avec les roturiers, je suis bien aise de les avoir battus comme eût fait un charretier.

— Hélas ! dit Julie pensant à elle-même, ils n’en sont pas moins les maîtres d’insulter et d’opprimer le faible !

— Le faible ! Qui donc est le faible ? reprit Julien, qui se trompa sur le sens de ses paroles. L’homme sans nom ? Détrompez-vous, madame : c’est à lui que l’avenir appartient, puisqu’il a pour lui le droit, la vraie justice, et la volonté d’en finir avec les abus du passé.

Julie ne comprit pas ; mais elle trembla de nouveau, et, cette fois, ce ne fut pas des mauvaises rencontres qu’elle eut peur : ce fut de je ne sais quelle puissance mystérieuse qui lui sembla émaner de Julien. Elle le regarda à la dérobée : elle crut voir rayonner son visage dans l’obscurité, et elle s’imagina que sa faible main à elle reposait sur le bras d’un géant.

Julien était pourtant un cœur simple, un artiste sans aspiration aux choses positives pour son propre compte. Il ne se sentait pas appelé à jouer un rôle fougueux dans les orages révolutionnaires ; il ne se destinait pas à un autre travail que celui d’étudier toute sa vie les grâces de la nature. Cette puissance terrible qu’il revêtait aux yeux de Julie n’était en lui que le reflet de la puissance céleste sur l’esprit de la classe nouvelle. Il était un des cent mille parmi les millions d’hommes froissés et frustrés qui allaient dire au premier jour : « La mesure est comble, le passé a fait son temps. » La brève allusion qu’il venait de faire à cet état général des esprits, et qui à cette époque était dans tant de bouches, fut pour madame d’Estrelle comme une prophétie imposante dans la bouche d’un homme exceptionnel. C’était la première fois qu’elle entendait braver et dédaigner ce qu’elle avait toujours cru invincible. À l’espèce de frayeur superstitieuse qu’elle éprouvait se mêla aussitôt une confiance ardente, un besoin de s’appuyer d’autant plus sur ce bras vigoureux qui, poussé par un grand cœur, venait de lutter seul pour elle contre quatre épées.

— Vous croyez donc, dit-elle en continuant à marcher vite, que l’on peut secouer le joug de ce monde injuste qui oppresse les consciences et condamne les idées vraies ? Je voudrais croire avec vous que cela doit arriver !

— Vous y croyez déjà, puisque vous souhaitez d’y croire.

— Peut-être ; mais quand cela arrivera-t-il ?

— Nul ne sait quand ni comment : ce qui est juste ne peut point ne pas arriver ; mais que vous importe à vous, madame, que tout ceci dure encore cinquante ou cent ans ? N’êtes-vous pas de ceux qui profitent innocemment du malheur des autres ?

— Oh ! moi, je ne profite de rien. Je n’ai rien à moi, et je ne suis rien dans le monde.

— Mais vous êtes du monde, vous lui appartenez, il vous doit protection, et il ne vous blessera jamais personnellement.

— Qui sait ? dit Julie.

Puis, craignant d’en avoir trop dit, elle revint, afin de parler d’autre chose, à la scène qui venait de se passer.

— Quand je pense que tout à l’heure, dit-elle, un grand malheur eût pu vous arriver ! Ah ! votre pauvre mère, comme elle m’eût maudite, si j’eusse causé…

— Non, madame, cela ne pouvait pas arriver, répondit Julien ; j’avais pour moi la bonne cause.

— Et vous croyez que la Providence intervient dans ces occasions-là ?

— Oui, puisqu’elle est en nous. Elle nous donne de la force et de la présence d’esprit. Un homme qui protége l’honneur d’une femme contre des manants a pour lui toutes les chances. Le courage lui est très-facile ; il sent qu’il ne peut pas succomber.

— Comme vous avez de la foi, vous ! dit Julie émue. Oui, je me souviens, vous m’avez dit chez moi, l’autre jour, que la foi transportait les montagnes, et que vous étiez la foi en personne.

L’autre jour ! reprit Julien naïvement. Il y a de cela plus d’un mois.

Julie n’osa pas feindre d’ignorer combien de jours et de nuits s’étaient écoulés déjà depuis cette courte entrevue. Elle se tut. Julien fut respectueux au point de ne pas reprendre de lui-même la conversation, et plus le silence se prolongea, moins Julie trouva de présence d’esprit pour le rompre sans trahir l’émotion qu’elle éprouvait. Ils arrivèrent ainsi auprès du pavillon.

— Ne pensez-vous pas, lui dit-il, que je devrais quitter ici votre bras et ne pas me montrer à vos gens, mais vous suivre à distance jusqu’à ce que j’aie vu la porte de votre hôtel se refermer sur vous ?

— Oui, répondit-elle ; mais que penseront mes gens de me voir rentrer seule et à pied à pareille heure ? Tenez, le mieux est que je prenne par le pavillon et par mon jardin ; on pourra croire que M. Marcel m’a ramenée par là.

En effet, c’était le mieux. Julien avait sa clef sur lui.

— Je vais, dit-il, éveiller et faire lever ma mère, qu’en passant tantôt j’avais avertie de ne pas m’attendre. Elle croit que j’ai été souper chez Marcel.

— Ne l’éveillez pas, je m’y oppose. Lui raconter toutes nos aventures serait trop long à présent. À moitié endormie, elle s’inquiéterait. Demain, vous lui direz tout. Ouvrez-moi la porte du jardin, et je me sauve sans bruit. Merci, et adieu !

Pour traverser l’étroit couloir qui, dans l’intérieur du pavillon, menait de la porte de la rue à celle du jardin, il fallait se trouver quelques instants dans une obscurité complète. Le pauvre ménage n’entretenait pas inutilement une lampe, et Babet, servante à la journée, ne couchait pas dans la maison. Julien passa le premier, ouvrit la porte du jardin, salua profondément madame d’Estrelle, et referma aussitôt cette porte, pour lui bien montrer qu’il ne la franchissait jamais et ne prétendait pas la suivre, même des yeux, dans les allées où elle glissait comme une ombre.

Tant de discrétion, un respect si absolu, un dévouement si délicat, si prévoyant, si actif, si réellement efficace, touchèrent profondément madame d’Estrelle. Il faisait une magnifique nuit de juin. Elle savait qu’en frappant à la vitre de sa chambre à coucher, qui donnait sur le jardin au rez-de-chaussée, elle avertirait Camille, qui veillait pour l’attendre. Elle savait aussi que la veillée de Camille consistait à faire un bon somme sur la meilleure bergère de l’appartement. Elle pensa pouvoir sans inhumanité la laisser veiller ainsi quelques instants de plus, et, se sentant le cœur plein d’émotion, l’esprit noyé de rêveries, elle ne put résister au désir de s’asseoir au bord du bassin, où la lune se reflétait, immobile et claire, comme dans une glace de Venise,

Le rossignol ne chantait plus. Il dormait sur sa jeune couvée. Tout se taisait, et le zéphir (la brise de ce temps-là) était si délicieusement assoupi qu’il ne faisait pas trembler un brin d’herbe. Paris dormait aussi, du moins le quartier paisible dont l’hôtel d’Estrelle marquait l’extrémité. On eût entendu plutôt là les bruits de la campagne que ceux de la ville ; à cette heure, ils se bornaient à quelques fanfares de coq et à des aboiements de chien à de lointains intervalles. Les heures chantaient d’une voix limpide en se répondant d’un couvent à l’autre ; puis tout retombait dans la muette extase, et, si le roulement éloigné de quelque voiture résonnait sur le pavé du vrai Paris, c’était plutôt comme le mugissement sourd d’une vague que comme un bruit produit par l’activité humaine.

Julie, fatiguée et un peu égarée, respira ce calme de la nuit et ce parfum de la solitude avec un grand bien-être. Elle arrêta ses regards sur une grosse étoile blanche qui, gravitant non loin de la lune, se répétait dans la même eau. Elle resta d’abord sans penser, oubliant tout, se reposant ; bientôt elle eut des palpitations violentes qui la firent souffrir : elle trouva qu’il faisait chaud, et puis froid. Elle se leva pour s’en aller. Elle approcha de la croisée de sa chambre et n’y frappa point. Elle revint au banc de pierre. Elle s’assit et pleura. Elle se leva encore et fit le tour du bassin comme une âme en peine ; elle s’arrêta enfin, souriant comme une âme heureuse. Elle consentit à s’interroger, et, quand son cœur lui répondit : J’aime, elle s’en épouvanta et lui défendit de parler. Puis elle demanda compte à sa conscience de cet effroi, de cette austérité farouche, hors nature, inutile à Dieu. Sa conscience lui répondit qu’elle n’était là pour rien, et que l’obstacle ne venait point d’elle, mais de la raison, espèce de conscience factice où la nature et Dieu cédaient le pas à des idées de convention, à la peur, au calcul, à des prévisions toutes relatives à l’intérêt personnel mal entendu. Dans cet ordre de raisonnement, tout se traduisait en pièces de six francs. Marcel l’avait démontré. Julie n’avait pas le droit d’aimer parce qu’elle n’avait pas assez d’écus. Marcel avait raison en présence du fait. Il fallait donc sacrifier l’âme à ce fait des plus grossiers, à l’implacable menace de la misère !

— Non, se dit Julie, cela ne sera pas ! S’il le faut, je vendrai tout, je n’aurai plus rien, je travaillerai ; mais je veux aimer, dussé-je demander l’aumône ! D’ailleurs, il travaillera pour trois, lui qui travaille déjà pour deux ! Il subira cette charge, il en sera heureux s’il m’aime ! À sa place, je le serais tant !

Julie recommença à marcher avec angoisse.

— M’aime-t-il à ce point-là ? M’aime-t-il avec la passion que j’ai cru voir le premier jour ?… Ah ! oui, voilà ce que je me demande sans cesse, voilà tout ce qui me tourmente, voilà ce que ni ma conscience, ni ma raison, ni mon cœur ne peuvent m’apprendre. Il ne m’aime peut-être que d’amitié, car il est bon fils, et il me tient compte de ce que je voulais faire pour sa mère. Il me doit de la reconnaissance, et il me prouve la sienne par un dévouement admirable. Et après ? Pourquoi m’aimerait-il follement ? pourquoi voudrait-il passer sa vie à mes pieds ? Il n’en éprouve pas le besoin, puisqu’il n’est là que dans les occasions où je peux, moi, avoir besoin de lui. Le reste du temps, il pense à ses vrais devoirs, à son travail, à sa mère, peut-être à quelque jeune fille de sa condition qui lui apportera une certaine aisance,… tandis que moi, ruinée… Mais suis-je ruinée ?… Si le père de mon mari a assuré mon sort, je suis toujours une grande dame,… et alors… alors tout est changé dans mon rêve : j’oublie ce jeune homme qui n’est pas fait pour moi, j’épouse un homme du monde que je peux choisir, je suis heureuse et fière, j’aime sans trouble et sans rougeur… Ah bien, oui !… À présent, c’est lui, ce n’est pas un inconnu, ce n’est pas un autre que j’aime, c’est lui seul, et je ne sais pas si on guérit de cela. Je ne sais pas si on oublie. Je crains que non, puisque plus j’essaye, plus j’échoue ; plus je me défends, plus je suis vaincue… Mon Dieu, mon Dieu, il n’y a dans tout cela qu’une véritable terreur, un véritable supplice : c’est la crainte qu’il ne m’aime pas ! Comment le saurai-je ? Je ne le saurai peut-être jamais. Pourrai-je vivre sans savoir cela ?

En se torturant ainsi elle-même, elle se trouva sans savoir comment dans la contre-allée, assez près du pavillon. La porte était ouverte, une ombre noire s’en détachait. Julien, comme s’il eût entendu sa pensée, comme s’il eût été invinciblement entraîné à y répondre, venait droit à elle.

Julie recouvra aussitôt sa raison et sa fierté. Surprise, elle allait parler en reine offensée. Il ne lui en donna pas le temps.

— Madame, lui dit-il, pourquoi êtes-vous là ? Vous ne pouvez donc pas vous faire ouvrir ? Vos gens sont endormis, ou ils vous attendent tous du côté de la rue ? Vous ne pouvez point passer la nuit dans ce jardin, vêtue comme vous l’êtes. Il est deux heures du matin. La rosée tombe, vous serez glacée, vous serez malade… Et votre coiffe est sur votre épaule, vous voilà tête nue, les bras à peine couverts… Tenez, prenez vite ce gros mantelet de ma mère, et pardonnez-moi d’être ici.

— Mais comment saviez-vous… ?

— Je vous entendais marcher sur le sable, d’un pas bien léger, qui ne pouvait être que le vôtre, et ce pas qui s’interrompait, qui recommençait toujours… J’étais dans l’atelier, et puis là, la porte entr’ouverte, je me disais : « Elle est toujours dehors, elle ne peut pas rentrer, elle prend froid,… elle est fatiguée, elle souffre, elle a peut-être peur ! » Je ne pouvais plus y tenir, moi ; d’ailleurs, c’était mon devoir… Et voyez, cela ne peut pas durer ; quelque chose qu’on puisse penser ou dire, je ne veux pas que vous en mouriez ; non, je ne le veux pas !

Cette fois, Julien était ému, sa voix tremblait, ses mains tremblaient en posant le vêtement de sa mère autour de la taille de Julie ; mais il ne luttait point contre les surprises de la volupté : il grondait plutôt comme un père qui voit son enfant en danger. Il ne supposait même pas qu’on pût l’accuser d’un amour égoïste ou d’une entreprise perfide. Aussi oubliait-il toute convenance, et sa sollicitude avait un accent de passion qui bouleversa Julie. Elle lui saisit les deux mains, et, emportée elle-même par un mouvement de passion exaltée, le premier de sa vie, le moins prévu et le plus indomptable :

— Vous m’aimez ! lui dit-elle éperdument, vous m’aimez, j’en suis sûre ! Eh bien, dites-le-moi, que je l’entende, que je le sache ! Vous m’aimez… comme je veux être aimée !

Julien étouffa un cri, perdit la tête et emporta Julie dans son atelier ; mais elle avait eu une vie trop chaste pour que l’effroi de sa pudeur ne fît pas remonter dans la meilleure région de l’âme de son amant le respect un moment submergé. Il tomba à ses pieds et couvrit de baisers le bout de ses doigts glacés, en la suppliant d’avoir confiance entière.

— Confiance ! confiance ! lui dit-il. J’ai juré que je serais votre frère. C’est votre frère qui est là, n’en doutez pas, et c’est votre confiance qui me préservera. Je vous ai dit que je vous adorais : cela est plus vrai que je n’ai su vous le dire, plus fort que vous ne pensez, plus terrible que je ne le croyais moi-même ; mais je ne veux pas vous coûter une larme, je me tuerais plutôt ! Soyez tranquille, vous ne rougirez pas de m’avoir ordonné de vous aimer.

Eût-il pu tenir parole ? Il le croyait encore au milieu du délire de sa joie. Julie ajouta à sa force par sa propre hardiesse.

— Non, je ne veux pas rougir, lui dit-elle avec la franchise d’une prise de possession sérieuse ; je veux être votre femme, car être votre maîtresse, ce serait vous dégrader. À un homme comme vous, de vulgaires aventures ne conviennent pas ; à une femme comme moi, la galanterie est impossible. Et moi aussi, je me tuerais plutôt ! Julien, jurons-nous ici le mariage, quoi qu’il arrive, que je sois riche ou ruinée, car il y a autant de chance pour l’un que pour l’autre. Si je suis pauvre, vous n’aurez pas de défaillance de volonté, vous me soutiendrez, vous me nourrirez. Si je suis riche, vous n’aurez pas de vaine fierté, vous partagerez mon sort. Il faut que ce soit décidé, convenu, juré. Je ne suis pas courageuse, je vous en avertis, c’est pour cela que je veux m’engager sans retour, et je sais qu’alors je ne regarderai plus ni à droite ni à gauche. Mon amour deviendra en moi un devoir ; j’aurai alors de la force, de la décision, du sang-froid. J’ai su accepter le désespoir dans le mariage parce que j’ai des principes et de la religion vraie ; j’accepterai à plus forte raison le bonheur, et je lutterai pour être heureuse comme je luttais auparavant pour ne pas désirer de l’être. Jurez, mon ami ; il faut que nous soyons tout l’un pour l’autre, ou il faut ne nous revoir jamais, car voilà qui est certain, nous nous aimons, c’est plus fort que nous. Le monde n’y peut rien. Depuis quinze jours, je ne vis plus, je me sens mourir. Aujourd’hui, je devenais folle ; tout à l’heure j’aurais couru après vous si vous m’eussiez dit : « Je ne vous aime pas… » Ou bien, non, je me serais jetée dans le bassin avec la lune, avec l’étoile qui brille au fond. Julien, je perds l’esprit, je n’ai jamais dit de pareilles choses, je ne croyais pas oser jamais les dire, et je vous les dis, et je ne sais plus si c’est moi qui parle. Ayez pitié de moi, soutenez-moi, gardez-moi mon honneur, qui est à vous, gardez-vous à vous-même la pureté de votre femme.

— Oui, ma femme ! oui, je le jure ! s’écria Julien transporté. Et vous, Julie, jurez donc aussi devant Dieu !

— Mon Dieu ! dit Julie éperdue et redevenue tout à coup un peu lâche, il y a un mois que nous nous connaissons !…

— Non, il n’y a pas un mois, reprit Julien. Il y a une heure, car nous nous sommes vus il y a un mois, pendant un quart d’heure ici, un quart d’heure chez vous, et, ce soir, dans la rue, une demi-heure. Autant dire, Julie, que, selon l’apparence, nous ne nous connaissons pas du tout, et pourtant nous nous aimons. Dieu est là qui nous entend et qui le sait bien, lui, puisqu’il l’a voulu, puisqu’il le veut !

— Oui, tu as raison, reprit-elle avec exaltation, car elle se sentait retrempée par la foi exaltée de son amant ; nous ne connaissons l’un de l’autre que notre amour. N’est-ce pas assez ? n’est-ce pas tout ? Qu’est-ce que le reste ? Tu es un artiste habile, un digne jeune homme, un bon fils : voilà ce que tout le monde sait de toi ; mais est-ce pour cela que je t’aime ? Je suis une honnête personne, assez généreuse et assez douce, tu as pu l’entendre dire ; mais ce n’est pas pour cela non plus que tu m’as aimée. Il y a d’autres hommes de bien, d’autres femmes estimables à qui nous n’eussions jamais songé à nous attacher ainsi ; nous nous aimons parce que nous nous aimons, voilà tout !

— Oui, oui, dit Julien, l’amour est comme Dieu, il est parce qu’il est, c’est l’absolu ! Qu’importe que nous découvrions l’un chez l’autre telle ou telle particularité d’esprit ou de caractère ? La grande, la seule affaire de notre vie, c’est de nous aimer, et, puisque nous possédons l’amour l’un de l’autre, nous nous connaissons depuis cent ans, depuis toujours,… cela n’a ni commencement ni fin !

Ils divaguèrent ainsi pendant plus d’une heure, à voix basse, dans l’atelier, qu’éclairait vaguement la lune à travers les arbres, Julie assise, Julien à genoux, les mains dans les mains, mais ne voulant pas échanger un baiser qui les eût perdus. Et tout à coup la lune qui déclinait vers l’horizon devint si claire, qu’il fallut bien reconnaître que l’aube s’était mise de la partie. Julie se leva et s’enfuit après avoir juré et fait jurer cent fois à Julien que leur union était indissoluble.

Camille fut bien surprise, lorsqu’elle eut ouvert à sa maîtresse, de voir qu’il était près de trois heures.

— Est-ce que mes gens m’attendent encore ? dit madame d’Estrelle.

— Oui, madame ; ils pensent que madame a voulu faire les prières de nuit auprès du corps de M. le marquis. La voiture a été chercher madame. Madame a dû la trouver à la porte de l’hôtel d’Ormonde.

— Non ; je ne l’ai pas attendue, elle tardait trop. M. Marcel Thierry m’a ramenée par le pavillon, où j’ai dû m’arrêter pour causer avec lui de mes affaires. Dites aux domestiques de se coucher ; la voiture rentrera quand le cocher sera dégrisé.

— Ah ! mon Dieu ! madame sait donc… ? Ce pauvre Bastien ! je peux bien le jurer à madame !… il s’est grisé par dépit, parce que madame avait pris un fiacre.

Si cette explication fit sourire Julie, les siennes propres parurent bizarres à la soubrette ; mais elle n’y entendit pas malice. La vie de Julie était si régulière et si chaste ! Elle pensa seulement que la situation financière était en grand péril, puisqu’on passait la nuit à en parler avec le procureur, et elle fit part de ses inquiétudes aux autres valets, qui s’en affligèrent tout en songeant à ne point laisser arriérer leurs gages. Le valet de chambre, qui était l’ami de Camille et qui par contre-coup protégeait Bastien, s’en alla à l’hôtel d’Ormonde et ne l’y trouva pas. Bastien avait compris qu’on le renvoyait au cabaret et y était retourné ; il y dormait du sommeil des anges, seul sommeil réputé assez délicieux pour servir de comparaison à celui d’un ivrogne. La voiture l’attendait à la porte, et le valet de pied, son subordonné, avait consenti à garder les chevaux à la condition que, de quart d’heure en quart d’heure, on lui apporterait de quoi se réchauffer sur le siège. Ces drôles ne reparurent à l’hôtel qu’au grand jour et ne retrouvèrent leur raison qu’au bout de vingt-quatre heures. En d’autres circonstances, Julie les eût chassés ; mais elle prévit que l’aventure bachique embrouillerait le fait de l’aventure romanesque dans les idées de l’antichambre et dans les commentaires de la loge. C’est ce qui arriva, et comme les gens qui servaient madame d’Estrelle n’étaient pas malveillants à son égard, il sembla que rien ne dût transpirer de l’emploi de cette nuit insolite.

La nuit suivante, par prudence, on se tint coi : mais, la nuit d’ensuite, les deux amants, sans s’être donné rendez-vous, se retrouvèrent dans les bosquets du jardin, et se redirent avec un plaisir nouveau tout ce qu’ils s’étaient dit l’avant-veille. On continua ainsi, sans trouble et sans danger apparent, rien n’étant plus facile à madame d’Estrelle que de se glisser hors de ses appartements, et même sans de grandes précautions, ses gens ayant l’habitude de la voir prendre le frais, seule et assez tard, dans les nuits d’été.

Quelle douce existence, si elle eût pu durer ! Ces rendez-vous avaient tout l’attrait du mystère, sans que le remords en troublât les délices. Libres tous deux et n’aspirant qu’à l’union la plus sainte, soutenus par un amour assez fort pour savoir attendre, ils étaient là dans la nuit, dans les buissons de fleurs, dans la splendeur de l’été qui commence et qui conserve toutes les grâces du printemps ; ils étaient là comme deux fiancés à qui l’on a permis de s’aimer, et qui, sans abuser, se cachent pour ne point faire de jaloux. C’était la lune de miel du sentiment précédant celle de la passion. La passion en était bien déjà, mais combattue, ou plutôt réservée d’un commun accord pour la phase du combat et de la vaillance, car on savait bien ce qu’il faudrait braver, et Julien disait à son amie :

— Vous souffrirez beaucoup pour moi, je le sais ; et, moi, je souffrirai de vous voir souffrir ; mais nous nous appartiendrons alors, et l’amour aura des ivresses qui nous rendront invulnérables aux atteintes du dehors. Quand même vous ne seriez pas gardée ici par votre pudeur et par ma vénération, il me semble que l’égoïsme bien entendu me ferait une loi de ne pas épuiser tout mon bonheur à la fois.

En d’autres moments, Julien était plus agité et moins résigné à l’attente. Julie alors le calmait en le suppliant de se rappeler ce qu’il avait dit la veille.

— Je suis si heureuse depuis que nous nous aimons ainsi ! lui disait-elle. Ne changeons rien à cette situation pleine de délices. Songez donc : le jour où je dirai tout haut que je vous ai choisi pour le compagnon de ma vie, on rira, on criera, on m’accusera d’un entraînement vulgaire, et je sais des femmes vertueuses qui me diront avec cynisme : « Gardez-le pour votre amant, puisqu’il vous faut un amant ; mais voyez-le en secret, et ne l’épousez pas ! » De quel front soutiendrais-je ces impertinences, si je n’avais pas la conscience nette, et si je ne me sentais plus le droit de répondre : « Non, il n’est pas mon amant ! Il est le fiancé que j’aime, et qui m’a prouvé son respect comme aucun autre homme n’eût su me le prouver ! » Gardons nos forces, Julien ; celle de la vérité est la plus puissante de toutes pour lutter contre les idées fausses.

Julien se soumettait par dévouement et aussi par fidélité d’esprit à ce je ne sais quoi d’héroïque et de cornélien qui avait réglé sa vie et contenu les premiers élans de sa jeunesse. Il pouvait encore vaincre ses sens, ne leur ayant jamais permis de le dominer entièrement. Et puis ce roman d’amour pur, à travers la nuit embaumée, parlait à son imagination, et pour l’artiste ces nuits poétiques étaient des fêtes enivrantes. Ce jardin avait des profondeurs sombres et des masses puissantes, comme on en voit dans les compositions de Watteau. L’apparition de Julie gracieusement parée, assez grande et pleine d’ampleur dans la simplicité de ses atours, était en harmonie avec ce sentiment particulier qui fait de Watteau un peintre sans mièvrerie, un Italien réaliste et bien vivant dans un cadre de convention et dans une époque d’afféterie. Il y avait un coin retiré où, sur le fond noir des massifs, un grand vase de marbre blanc, haut monté sur un piédestal enguirlandé de lierre, se détachait vaguement dans la nuit comme un spectre. Des lueurs bleuâtres, insaisissables, glissaient sur le feuillage, et l’ombre des branches se dessinait sur le marbre, dont les contours s’effaçaient mollement sans que la forme du vase cessât d’être élégante et majestueuse.

C’est là que Julien, aussitôt que sa mère était couchée, allait attendre Julie, et, quand elle approchait, souriante, tranquille comme le bonheur, avec ses jupes de soie qui miroitaient dans l’ombre et ses beaux bras nus qui retenaient une draperie de satin rayé, Julien croyait voir je ne sais quelle muse moderne présidant à sa destinée, lui apportant les promesses de l’avenir avec toutes les grâces et toutes les séductions de la vie présente et réelle.

Le présent, il fallait bien le savourer sans trop songer au lendemain, car l’incertitude des événements s’opposait aux projets sous une forme déterminée. On ne savait pas encore si l’on vivrait ainsi, abandonnés du monde, oubliés et tranquilles dans ce jardin qui était devenu pour l’amour un paradis terrestre, ou bien si, chassés même du pavillon par des créanciers inexorables, on n’irait pas chercher dans quelque faubourg une mansarde avec un jardin sur la fenêtre. On voulait tout accepter ensemble ; c’était la seule chose certaine, le seul vouloir irrévocable.