Antonia (1863)
Calmann Lévy (p. 87-123).



III.


Marcel, voyant que la vanité horticole reprenait le dessus et pensant qu’il pourrait exploiter la joie de son oncle au profit de ses protégés, donna les plus grands éloges à la future Antonia.

— Vous comptez sans doute en faire hommage au Jardin du Roi ? lui dit-il. MM. les savants doivent vous tenir en grande estime !

— Oh ! pour celle-ci, bernique ! répondit M. Antoine : ils pourront la regarder tout leur soûl, la décrire dans leur beau langage, la spécifiquer, comme ils disent ; mais l’exemplaire est unique, et je ne m’en séparerai point avant que j’aie beaucoup de caïeux.

— Mais si elle meurt sans se reproduire ?

— Eh bien, mon nom vivra dans les catalogues !

— Ce n’est point assez ! À votre place, en cas d’accident, je la ferais peindre.

— Comment peindre ? est-ce qu’on peint les fleurs, à présent ? Ah ! j’entends, tu veux dire que je devrais la faire tirer en portrait ? J’ai bien songé à ça pour d’autres plantes rares ; mais j’étais brouillé avec mon frère, et, quand j’ai fait travailler d’autres peintres, je n’ai jamais été content de leur barbouillage de fous. J’ai payé cher, et, après, j’ai crevé la toile ou déchiré le papier.

— Et vous n’avez jamais pensé à Julien ?

— Bah ! Julien ! un apprenti !

— Avez-vous vu quelque chose de sa façon ?

— Ma foi, non, rien !

— Voulez-vous que je vous apporte… ?

— Non, rien, je te dis. Nous sommes brouillés.

— Pas du tout ! Il vous a rendu visite tous les ans au 1er janvier, et vous n’avez jamais été mécontent de ses manières avec vous.

— C’est vrai, il est bien élevé, il n’est pas sot, ni mal tourné ; mais, depuis que j’ai refusé de lui avancer de quoi racheter la maison de Sèvres…

— Julien n’a pas dit un mot de blâme ni de mécontentement, je vous l’atteste sur l’honneur.

— Tout ça ne fait pas qu’il ait le talent qu’il faudrait…

— Tenez ! un petit échantillon en dit aussi long qu’un grand. Prenez votre loupe et regardez ça ! Marcel tira de sa poche une jolie tabatière d’écaillé, sur laquelle était encadré un bouquet peint en miniature par Julien. Bien que ce ne fût pas sa partie, il s’était appliqué à la reproduction microscopique d’une de ses toiles pour faire ce cadeau à Marcel, et c’était véritablement un petit chef-d’œuvre.

L’oncle Antoine ne s’y connaissait pas assez pour en apprécier les qualités sérieuses ; mais il connaissait l’anatomie de chaque détail d’une plante aussi bien qu’un botaniste consommé, et, avec sa loupe, s’il ne put compter les étamines de chaque fleur et les nervures de chaque feuille, il put du moins constater que, dans les sacrifices faits par l’artiste à l’effet général, il n’y avait aucune erreur, aucune fantaisie, aucune hérésie, si minime qu’elle fût, contre les imprescriptibles lois de la création.

Il regarda longtemps, puis il demanda ingénument si Julien était capable de faire aussi grand que nature, et, sur la réponse affirmative de Marcel, il décida que Julien ferait le portrait de l…Antonia Thierrii, mais sous ses yeux, afin qu’il pût veiller sur l’exactitude des plus petites choses.

— Ces peintres, dit-il, je sais ce que c’est ! ça veut deviner, ça veut faire mieux que ce qui est. Ça vous donne des raisons d’air, de lumière, d’effet ! Oh ! j’ai retenu tous leurs bêtes de mots ! Si Julien veut être obéissant, à nous deux nous réussirons peut-être à faire quelque chose de beau ! Va-t’en l’avertir, afin qu’il se tienne prêt à venir passer une heure ici après-demain ; ce sera le beau moment de la floraison.

Marcel alla consulter Julien et revint dire à l’oncle que l’artiste voulait deux jours au moins pour étudier son modèle, et qu’il fallait le laisser dessiner sans lui faire d’objections, jusqu’au moment où il en demanderait avec l’intention de s’y rendre, si elles lui semblaient justes.

— Il est bien fier ! dit l’oncle avec humeur. Le voilà qui fait déjà des embarras comme son père ! Croit-il que je lui demande ça comme un service ? j’entends le payer, et tout aussi cher que n’importe qui. Qu’est-ce que ça vaut, une journée de travail de ce monsieur ?

— Il ne veut pas être payé. Il vous demandera votre pratique, si vous êtes content de lui.

— On sait ce que ça veut dire, il me demandera…

— Rien. Vous réglerez tout vous-même. On vous sait généreux quand vous ne haïssez pas les gens, et vous ne haïrez pas Julien quand vous le connaîtrez mieux.

— Eh bien, qu’il vienne tout de suite, qu’il commence !


— Non, il a de l’ouvrage qui presse ; demain, il vous donnera quelques heures pour commencer. Le lendemain, en effet, Julien commença à regarder la plante, et il en fit plusieurs croquis en la prenant dans tous ses aspects. M. Antoine, fidèle aux conventions tracées, ne vit ces essais que lorsque l’artiste les lui soumit. Il en fut plus satisfait qu’il ne voulut le dire. Cette manière consciencieuse d’étudier la structure et l’attitude l’étonnait et lui plaisait. Julien parlait peu, il regardait toujours, et il avait l’air d’aimer passionnément son modèle. L’horticulteur conçut dès lors quelque estime pour lui, et, comme jamais madame Thierry n’avait révélé à son fils la folle conduite de son beau-frère envers elle, comme rien dans la physionomie et les manières du jeune homme ne trahissait la moindre aversion, Antoine, qui avait d’autant plus besoin de s’attacher à quelqu’un qu’il était devenu plus égoïste, le prit en une sorte d’amitié latente et sourde, si l’on peut ainsi parler.

Le second jour, Julien commença à peindre ; mais, cette fois, l’oncle ne comprit plus rien, et commença à s’inquiéter. Ce fut bien pis quand Julien lui déclara qu’il avait besoin de finir son travail dans son atelier, où il avait des conditions de lumière disposées à son gré, et une foule de petits objets qu’il ne pouvait transporter sans en oublier quelques-uns. Il y avait loin du pavillon à la serre de l’hôtel Melcy, et, le lendemain, on n’aurait pas de temps à perdre en allées et venues ; il fallait saisir au vol l’expression de la plante dans son état de floraison complète.

Mais faire voyager le modèle, c’était le compromettre ; c’était hâter sa floraison, fatiguer sa tige, ternir sa fraîcheur ! L’oncle Antoine, trouvant l’artiste inébranlable, se résolut à porter lui-même la précieuse Antonia à son atelier avec tous les soins possibles, au risque de rencontrer madame Thierry et d’être forcé de la saluer.

En imposant ce dur sacrifice à l’oncle Antoine, Julien n’avait pas cédé aux petites manies d’un artiste vétilleux. Il avait suivi le conseil de Marcel, qui voulait amener une sorte de réconciliation entre les parties, et qui, désespérant d’entraîner madame Thierry à la moindre avance, avait jugé nécessaire de la surprendre par une entrevue fortuite avec son ennemi.

Madame Thierry, que nous vous avons montrée parfaite, et qui l’était autant que possible, avait pourtant un petit travers : sans coquetterie, sans prétention, et sans se croire jeune, elle ne s’était jamais bien dit : « Je suis vieille. » Quelle femme de son temps était plus raisonnable et plus clairvoyante ? Sa jeunesse avait fleuri dans les madrigaux, les paroles et les façons galantes. Elle avait été si jolie, et elle était si bien conservée ! Son mari, tout en la ruinant par son imprévoyance, avait été amoureux d’elle jusqu’à son dernier jour, et vraiment on eût dit que ce vieux couple était destiné à faire revivre Philémon et Baucis. À force de s’entendre dire qu’elle était toujours charmante, ce qui était vrai relativement à son âge, la bonne madame Thierry se croyait et se sentait toujours femme, et, après trente-cinq ans écoulés, elle n’avait pas oublié combien les prétentions de l’armateur l’avaient blessée dans sa dignité et dans son amour-propre. Cet homme grossier, qui avait eu l’audace de lui dire : « Me voilà, je suis riche, vous pouvez m’aimer à la place de mon frère, » lui avait causé la seule mortification réelle attachée à ce que le monde avait, dans ce temps-là, appelé sa faute. Plus tard, l’agrément et la sûreté de son commerce l’avaient fait rechercher par les admirateurs de son mari. Elle avait pu relever la tête, triompher du préjugé, prendre une place réservée, exceptionnelle et des plus agréables dans l’opinion. Elle avait donc été heureuse, sauf une seule amertume restée saignante au fond de son cœur. Il lui semblait avoir été souillée une fois en sa vie, et cela par les offres et les espérances de M. Antoine.

Marcel ne sut pas pénétrer le labyrinthe de ces délicatesses féminines. Il crut que le temps avait fait justice de cette ridicule aventure, et que madame Thierry disait la vérité en déclarant qu’elle était prête à tout pardonner pour assurer à Julien les bonnes grâces de son riche parent.

Julien n’était pas homme à convoiter les richesses de l’oncle Antoine. Il ne s’était jamais dit qu’en l’adulant il pouvait prétendre à une bonne part dans son héritage. Longtemps il avait repoussé même l’idée de lui demander un léger service ; mais le désir de recouvrer pour sa mère, à force de travail, la maison où elle avait été si heureuse avait vaincu sa fierté. Résolu à consacrer toute sa vie, s’il le fallait, au soin de s’acquitter, il ne rougissait plus des démarches que faisait Marcel pour obtenir d’Antoine l’avance des fonds nécessaires.

Pourtant, au moment de voir arriver l’oncle, Julien eut quelque scrupule de tromper sa mère. Il craignit qu’elle ne fût trop surprise, et il essaya de la préparer à la visite qu’il attendait. Madame Thierry fit contre fortune bon cœur ; mais elle eut à peine salué M. Antoine, qu’elle monta dans sa chambre sous le premier prétexte venu, et s’y tint renfermée, ne pouvant prendre sur elle d’affronter la présence de cet antipathique personnage. Antoine, qui ne l’avait pas vue depuis une trentaine d’années, ne la reconnut pas tout de suite, et n’eut pas la présence d’esprit de s’en excuser. Il était venu à pied à travers son enclos, dont une porte de service donnait sur la rue de Babylone, tout près du pavillon. Ne se fiant qu’à lui-même du soin de toucher à son lis panaché, il l’avait apporté lui-même. Il le déposa lui-même sur la table du petit atelier. Il enleva lui-même le vaste cornet de papier blanc qui le protégeait, et, quand il vit l’artiste à l’œuvre, il prit une gazette que madame d’Estrelle envoyait tous les matins à madame Thierry, et s’assoupit dans un coin de l’atelier.

Julien attendait Marcel, qui lui avait promis d’essayer le rapprochement provoqué par lui ; mais Marcel, retenu par une affaire imprévue, n’arrivait pas. Madame Thierry ne descendait pas. Julien sentait qu’il ne pouvait rompre la glace sans l’initiative de son cousin ; il ne disait mot, travaillait, faisait de son mieux, et pensait à Julie.

L’oncle Antoine ne dormait que d’un œil. Il se sentait ému, contraint, agité dans la demeure de celle qu’il haïssait, et en vue de l’hôtel d’Estrelle, où sa nouvelle fantaisie s’était logée. Il se leva, marcha en faisant crier ses gros souliers, se rassit, et, oubliant un peu son lis, il essaya de causer avec Julien.

— Est-ce que tu as beaucoup d’ouvrage ? lui dit-il.

— Beaucoup, répondit Julien.

— Et on te paye cher ?

— Assez cher. Je n’ai pas à me plaindre.

— Combien gagnes-tu par jour ?

— Une dizaine d’écus, l’un dans l’autre, dit Julien en souriant.

— Ce n’est guère ; mais, à ton âge, ton père n’en gagnait pas tant, et tu augmenteras tes prix d’année en année ?

— Je l’espère et j’y compte.

— Tu as de l’ordre, toi, à ce qu’on dit ?

— Oui, mon oncle, je suis forcé d’en avoir.

— Tu ne vas pas dans le monde, je pense ?

— Je n’ai pas le temps d’y aller.

— Mais tu connais des gens de qualité ?

— Ceux qui fréquentaient mon père ne m’ont pas oublié.

— Tu rends quelquefois des visites ?

— Rarement, et seulement quand il le faut.

— Connais-tu la baronne d’Ancourt ?

— Je connais son nom, rien de plus.

— N’est-ce pas une amie de madame d’Estrelle ?

— Je n’en sais rien.

— Mais madame d’Estrelle, tu la connais ?

— Non, mon oncle.

— Tu ne l’as jamais vue ?

— Jamais.

Julien fit ce mensonge avec résolution. Il lui semblait que tout le monde voulût pénétrer son secret, et il était bien décidé à le renfermer avec une méfiance farouche.

— C’est drôle ! reprit l’oncle Antoine, qui avait peut-être aussi quelque soupçon sur son compte, pour ne pas perdre l’habitude de soupçonner tout le monde. Ta mère passe des heures et des jours dans son jardin, on dit même dans son salon, et toi…

— Moi, je ne suis pas ma mère.

— Tu veux dire que tu n’es pas noble ?

— Je veux dire que je ne suis pas d’âge à me présenter chez une personne qui ne reçoit que des gens âgés.

— Et tu regrettes peut-être d’être trop jeune, toi.

— Moi, j’aime beaucoup à être jeune, je vous assure ! répondit Julien riant des réflexions bizarres de son oncle.

L’oncle, dérouté, recommença à marcher par la chambre d’un pas saccadé et agaçant ; puis il dit à Julien :

— Tu en as pour longtemps encore ?

— Pour deux ou trois heures.

— Peut-on regarder ?

— Si vous voulez.

— Eh ! eh ! ça n’est pas mal, ça commence à venir ; mais tu barbouilles tout le fond : où mettras-tu le nom de la plante ? Je le veux en grosses lettres d’or.

— Alors je ne le mettrai nulle part. Cela nuirait à mon effet.

— Ah ! par exemple ! je veux mon nom, pourtant !

— Vous le ferez mettre en grosses lettres noires sur un médaillon en relief, en haut ou en bas du cadre doré.

— Ah bien ! c’est une idée, ça ! Si tu me fais un chef-d’œuvre, je t’inviterai à la cérémonie du baptême.

— Bah ! une cérémonie ?

— Oui, ces messieurs du Jardin du Roi viennent demain déjeuner chez moi. Je les ai invités. Je les attends, et, comme ça m’ennuie de rester en place les bras croisés, je m’en vais voir un peu chez moi si on fait bien les choses, car je veux une espèce de fête. Aie bien soin de mon lis, ne te laisse pas déranger, travaille sans désemparer. Je reviens dans une heure.

Et, comme chaque coup de pinceau, donné désormais avec entrain et certitude par Julien, semblait faire passer sur la toile la vie de la plante merveilleuse, l’oncle en fut frappé, sourit, et s’humanisa jusqu’à taper sur l’épaule du jeune homme en disant :

— Courage, mon garçon, courage ! Contente-moi, tu ne t’en repentiras peut-être pas.

Il sortit ; mais, au lieu de rentrer dans son enclos, il se dirigea machinalement vers l’hôtel d’Estrelle. Un monde d’idées confuses, riantes, chagrines, hardies, faisait extravaguer cette tête affaiblie en même temps qu’exaltée par la solitude, la richesse, l’ennui et la vanité.

— J’ai eu tort, se disait-il, de confier ma demande à cette folle de baronne. Elle s’y est mal prise : elle ne m’a pas seulement nommé ! Elle a dit que j’étais un vieux roturier, voilà tout, et la petite comtesse n’a pas deviné du tout qu’il s’agissait d’un homme bien conservé, qu’elle a loué elle-même de sa bonne santé et de sa bonne mine, d’un homme qu’elle sait généreux et grand, et dont les talents comme amateur de jardins et producteur de raretés ne sont pas à dédaigner. J’en veux avoir le cœur net. Je veux me déclarer moi-même ; je veux savoir si je dois aimer ou haïr.

Il entra résolument dans l’hôtel, et demanda à parler d’affaires à la comtesse. Elle hésita un peu à le recevoir ; elle le savait bizarre et le jugeait maniaque. Elle eût souhaité que Marcel fût présent à l’entrevue ; mais elle connaissait la susceptibilité de son vieux voisin, et elle craignait de nuire aux intérêts de madame Thierry en refusant de le voir. Elle le fit entrer. Elle était seule, mais elle pensa qu’il serait de la dernière pruderie de s’alarmer d’un tête-à-tête avec un vieillard dont l’austérité de mœurs était avérée.

Le richard arrivait avec des idées de lutte ; il s’imaginait devoir batailler pour obtenir ce tête-à-tête. Quand il s’y trouva tout porté, et sans autre obstacle que deux minutes d’attente, quand il vit l’accueil un peu réservé, mais toujours poli et affable, de sa belle voisine, son courage l’abandonna. Comme tous les gens livrés à des pensées sans échange et sans contrôle, nul n’était plus audacieux que lui en projets : c’est cette audace qui l’avait enrichi, et il s’y fiait ; mais, comme jamais il n’avait agi que derrière la toile, il était aussi incapable de faire quelques pas en personne sur la scène du monde et de parler à une femme qu’il l’eût été de commander un navire et de traiter avec les Algonquins. Il pâlit, balbutia, remit sur sa tête le chapeau qu’il avait ôté, et tomba dans un si grand trouble, que madame d’Estrelle, inquiète et surprise, fut forcée de venir à son aide en lui parlant la première de ce qui, selon elle, faisait l’objet de sa visite.

— Nous voilà donc en délicatesse, mon voisin, lui dit-elle avec bonté, à propos de ce malheureux pavillon, qui devait, c’était mon espoir, nous établir sur un pied de bon voisinage et de bonne intelligence ? Savez-vous que j’ai envie de vous gronder, et que je ne vous trouve pas raisonnable ?

— Je suis fou, c’est connu, répondit Antoine d’un ton bourru. À force de me le dire, on finira par me le faire croire !

— Je ne demande qu’à être détrompée, reprit Julie ; mais donnez-moi quelque bon motif pour me faire accepter l’espèce de cadeau que vous m’offrez : je vous en défie !

— Vous m’en défiez ? Alors vous voulez que je parle ? C’est assez clair… Je m’intéresse à vous !

— Vous êtes bien bon ! dit Julie avec un imperceptible sourire de raillerie ; mais…

— Mais c’est comme ça, madame la comtesse, vous êtes faite pour qu’on pense à vous,… et j’y pensais, que diable !… Je me disais : « C’est dommage qu’une personne si…, une dame qui, enfin quelqu’un de bien, soit sous le pourchas des recors… Je ne suis qu’un roturier, mais je me sens moins ladre que les beaux messieurs et les belles dames de sa famille. » C’est pourquoi j’ai dit ce que j’ai dit, et vous l’avez pris de travers, ce qui prouve que vous me méprisez.

— Oh ! pour cela, non ! s’écria la comtesse. Vous mépriser pour une bonne action que vous vouliez faire ? Non, cent fois non ! Vous savez bien que c’est impossible !

— Alors,… pourquoi refuser ?

— Écoutez, monsieur Thierry, voulez-vous me donner votre parole d’honnête homme que vous me connaissez bien, que vous êtes bien sûr de la sincérité, du désintéressement personnel de ma démarche auprès de vous ?

— Oui, madame, je vous en donne ma parole d’honneur. Est-ce que sans ça, mordié ! je reviendrais vous voir ?

— Eh bien, j’accepte, dit Julie en lui tendant la main, mais à une condition, c’est que vous me rendrez votre bienveillance.

Le vieux Antoine perdit la tête en sentant cette petite main douce dans sa main sèche et dure. Il eut comme un éblouissement, et, ne sachant que faire de cette main de femme qu’il ne croyait pas devoir baiser et qu’il n’osait pas serrer, il la laissa retomber, et bégaya un remercîment fort embrouillé, mais empreint d’une sorte d’effusion.

— Puisque vous me traitez comme si vous étiez mon obligé, reprit madame d’Estrelle, je vous avertis que je deviens exigeante. Je n’ai besoin, en réalité, pour le moment que de vingt mille livres. Autorisez-moi à offrir les vingt mille autres de votre part à madame Thierry.

— Oh ! ça, ce n’est pas possible ! dit Antoine avec humeur. Elle refusera… En voilà une qui me déteste ! Je viens de lui rendre visite… Elle m’a tourné les talons et s’est sauvée dans son grenier !

— Vous avez donc eu quelque tort envers elle, mon voisin ?

— Jamais !… Si elle a voulu le comprendre autrement… Qu’elle dise ce qu’elle voudra, je suis un honnête homme.

— Elle ne m’a jamais dit le contraire.

— Elle ne vous a jamais parlé de moi ? Voyons, là, sur l’honneur, vous aussi !

— Sur l’honneur, jamais !

— Alors,… tenez ! dites-lui de me respecter comme elle le doit, et ne parlez pas de lui donner un argent qui est à vous ; car, le diable m’emporte ! si vous voulez faire cas de moi et ne pas rougir de mon amitié, je lui flanque,… oui, je lui campe un joli cadeau ! Je lui rachète sa maison de Sèvres. Hein ! qu’est-ce que vous diriez de ça ?

— Je dirais, mon voisin, s’écria madame d’Estrelle, vivement touchée, que vous êtes le meilleur des hommes !

— Le meilleur, vrai ? dit le richard flatté dans son orgueil jusqu’à l’ivresse : le meilleur, vous dites ?

— Oui, le meilleur riche que je connaisse.

— Alors ça vaut fait ! Voulez-vous venir dîner chez moi demain avec des savants, des gens d’esprit très-fameux, et assister à un baptême ? Voulez-vous être marraine et m’accepter pour votre compère ?

— Oui, à quelle heure ?

— À midi.

— J’irai ! mais avec quelqu’un, puisque vous avez des personnes qui ne me connaissent pas. J’irai avec…

— Avec ma belle-sœur, je vous vois venir !

— Eh bien, vous me le défendez ?

— Vous le défendre ? Savez-vous que vous parlez comme si j’étais votre maître, dit-il avec une sorte de fatuité mystérieuse.

— Comme si vous étiez mon père, répondit Julie avec candeur.

Un vieillard sans chasteté eût été blessé de cette parole ; mais Antoine était chaste dans sa folie, et, nous pouvons l’affirmer, il n’était pas amoureux de Julie. La comtesse seule était l’objet de sa passion. Qu’elle fût sa fille adoptive ou sa femme, peu lui importait… Pourvu qu’il pût la montrer à son austère compagnie du lendemain, à Marcel, à Julien, à madame Thierry surtout, et à tous ses jardiniers, appuyée sur son bras ou assise à sa table, et lui témoignant une amitié filiale sans s’inquiéter du qu’en dira-t-on, il lui semblait qu’il serait parfaitement heureux ainsi.

— Et si je ne suis pas encore content, se disait-il parlant de lui-même à lui-même avec une tendresse sans bornes, je serai toujours à temps de l’apprivoiser et de l’amener au mariage, au sacrifice de son titre pour le nom de Thierry aîné, qui alors vaudra bien celui de monsieur mon frère, Thierry le peintre ! — Puisque vous êtes si gentille, dit-il à Julie, moi, je vais être gentil. Je vais faire tout ce que vous souhaitez. Chargez-vous, par exemple, d’inviter pour moi madame André Thierry, et dites-lui que, si, par sa faute, vous manquiez au rendez-vous de demain, je ne le lui pardonnerais de ma vie.

— Je me charge d’elle, mon voisin. À demain, soyez tranquille !

— Ça vous ennuierait de dire mon ami ? reprit Antoine, dont la langue se déliait sous le coup du bien-être intérieur.

— Ça ne m’ennuie pas du tout, répondit Julie en riant ; mais je vous dirai ce mot-là demain, si vous tenez parole.

— Vous me le direz… publiquement ?

— Publiquement, et de tout mon cœur.

Le vieillard s’en alla en trébuchant comme un homme ivre. Dans la rue, il parlait à demi-voix tout seul, avec des yeux étincelants et des gestes emphatiques. Les passants le prenaient pour un échappé des petites-maisons.

Il suivait le mur du jardin de l’hôtel d’Estrelle, retournant machinalement voir si Julien travaillait et si son lis se portait bien. Tout à coup il se rappela que madame d’Ancourt pouvait faire tout manquer si elle révélait à madame d’Estrelle le nom du prétendant qu’elle lui avait signalé. Évidemment Julie ne se doutait de rien ; évidemment elle n’entendait pas malice à l’attachement du vieux voisin. Peu à peu elle pourrait bien en venir à l’accepter pour mari à force d’éprouver sa magnificence ; mais il avait voulu aller trop vite : il avait failli tout gâter. Il fallait, puisque la baronne ne lui était pas contraire, courir chez elle avant tout autre soin, lui dire où en étaient les choses et lui recommander le silence. Il sauta dans un fiacre qu’il rencontra vide, et se fit conduire à l’hôtel d’Ancourt.

Julie était vivement émue ; comme tout cœur généreux qui vient de provoquer et de mener à bien une bonne action, elle se sentait heureuse dans un sincère oubli de sa personnalité. Cet oubli fut si complet, qu’elle jeta sur ses épaules un léger mantelet de soie violette et courut vers le pavillon, impatiente d’annoncer la grande nouvelle à madame André, et de lui faire promettre de la chaperonner au repas de l’hôtel Melcy. Elle ne pensa pas plus à Julien que s’il n’eût jamais existé, ou, si elle y pensa, elle ne s’avisa pas du danger qu’elle courait de le rencontrer. Ce danger, dont, au reste, elle ignorait la gravité, lui semblait bien peu de chose au prix de l’événement qui la poussait vers sa mère. D’ailleurs, elle était seule. Personne dans son salon, personne dans le jardin. Les roses seraient-elles scandalisées de sa démarche, et les rossignols iraient-ils crier par-dessus les murs que madame d’Estrelle entrait dans une maison où pouvait se trouver un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu ?

Julien n’avait pas en ce moment le loisir de guetter l’approche de Julie. Il fallait peindre vite et sans distraction. Le lis ne pouvait point s’engager à ne pas se ternir et se déformer avant le dernier coup de pinceau. Madame Thierry était dans sa chambre avec Marcel, qui, après avoir échangé quelques mots avec Julien, voulait sermonner, confesser et convaincre sa tante en tête-à-tête, le sujet de sa vindicte étant resté et devant rester caché au jeune artiste.

Madame d’Estrelle frappa légèrement à la porte du pavillon. Une grosse voiture chargée de moellons passait en ce moment-là dans la rue. Le poids des roues, les cris du charretier et les claquements du fouet couvrirent le faible bruit de son signal. Pressée de voir madame Thierry avant qu’elle fût avertie et mal disposée par quelque message bourru du bizarre Antoine, madame d’Estrelle ouvrit résolument une première porte, puis une seconde, et se trouva dans l’atelier de Julien, seule et face à face avec lui ; car son modèle était placé dans le jour projeté de la fenêtre sur cette porte, et Julie apparut à l’artiste en pleine lumière, comme si elle venait à lui dans un rayon de soleil.

Julien s’attendait si peu à cette vision, qu’il faillit tomber foudroyé. Tout son sang se porta à son cœur, et sa figure devint plus blanche que le lis de M. Antoine. Il ne put ni parler ni saluer, il resta debout, la palette en main, l’œil fixe et dans une attitude véritablement pétrifiée.

Que se passa-t-il donc d’analogue dans l’âme et dans les sens de la belle comtesse ? Il est certain qu’à la vue de ce jeune homme d’une beauté accomplie et d’un type où la noblesse des lignes ne le cédait qu’à l’intelligence de l’expression, elle se sentit saisie d’une sorte de respect instinctif ; car il n’était pas un inconnu pour elle. Elle savait toute sa vie honnête et digne, son labeur tenace à la fois ardent et régulier, son amour filial, ses sentiments généreux, l’estime et l’affection qu’il méritait, et que nul de ceux qui le connaissaient ne pouvait lui refusez. Elle avait peut-être eu quelquefois la curiosité de le voir, et sans doute elle s’était interdit d’y céder, soit qu’elle eût trouvé ce désir puéril, soit qu’elle eût pressenti quelque vague danger pour elle-même.

N’en cherchons pas plus long. Elle était apparemment toute préparée à l’invasion du sentiment qui devait décider de sa vie. Elle en reçut comme une commotion terrible ; le trouble qui paralysait Julien la saisit tout entière, et elle resta un instant aussi muette, aussi immobile que lui.

Quiconque eût vu ce beau couple sorti des mains de Dieu dans quelque région inaccessible aux préjugés sociaux, et se rencontrant dans les conditions naïves et magnifiques de la logique suprême, se fût dit sans hésiter que cette logique de Dieu avait fait cet homme superbe pour cette femme charmante, et cette femme sensible et vraie pour cet homme ardent et fier. Tout était charme et douceur dans la grâce de Julie, tout était passion et magnanimité dans la beauté de Julien. En rencontrant enfin le regard l’un de l’autre dans ce rayon du soleil de mai, tout moite des parfums de la vie nouvelle, chacun d’eux prononça intérieurement, comme un cri d’irrésistible amour, les noms que le hasard leur avait donnés, Julie, Julien, comme s’ils eussent été destinés à n’en avoir qu’un pour deux.

Il fallut donc un grand effort de volonté pour qu’ils se souvinssent de ce qui séparait leur existence sociale.

— Au fait, pensa Julie, c’est ce jeune peintre ; j’ai cru voir un demi-dieu.

— Hélas ! se dit Julien, c’est cette grande dame ; j’ai cru voir la moitié de moi-même.

Elle le salua la première et lui demanda s’il était M. Julien Thierry. Il s’inclina profondément en disant d’un air de doute hypocrite :

— Madame la comtesse d’Estrelle ?

Dérision ! comme s’ils avaient à se questionner pour prendre possession l’un de l’autre !

— Est-ce que madame votre mère est sortie ? dit la comtesse.

— Non, madame, je vais l’appeler.

Et Julien ne bougeait pas ; ses pieds étaient comme cloués au carreau.

— Elle est avec mon cousin Marcel Thierry, ajouta-t-il ; dois-je lui dire, à lui aussi, de descendre pour prendre les ordres ?…

— Que personne ne descende ! Je vais monter, si vous me montrez le chemin ; mais attendez ! ajouta-t-elle en voyant que Julien était incapable de se mouvoir. Il serait peut-être bon de prévenir madame votre mère : je ne l’ai pas vue hier ; peut-être n’est-elle pas bien portante ?

— Elle souffrait un peu en effet, répondit Julien.

— Alors,… oui, vous devez la préparer à une émotion… agréable. Dieu merci, et qui pourtant peut la saisir. Faites-lui entendre doucement que je lui apporte de grandes et bonnes nouvelles de M. Antoine Thierry, relativement à la maison de Sèvres.

Julien ne sut pas et ne crut pas devoir résister au désir de remercier madame d’Estrelle. La présence d’esprit lui étant un peu revenue, il la bénit de ce qu’elle faisait pour sa mère en des termes si émus et si délicatement sentis, qu’elle en fut pénétrée, mais non surprise. Avec sa bonne renommée et sa physionomie irrésistible, Julien ne devait pas et ne pouvait pas s’exprimer autrement. Alors la glace fut rompue et toute roideur d’étiquette fut oubliée, comme si la méfiance eût été une mutuelle injure, et ils se parlèrent un instant avec un abandon extraordinaire.

— Je suis heureuse d’avoir sauvé votre mère, dit Julie ; vous le savez bien ! Elle n’a pas pu ne pas vous dire combien je l’aime !

— Vous avez raison de l’aimer, vous ne vous en repentirez jamais. C’est un cœur digne du vôtre.

— Je voudrais pouvoir dire que le mien est, en effet, digne de sa confiance. Oh ! elle m’a bien parlé de vous ! Vous l’adorez, je le sais, et, pour ce grand amour filial. Dieu vous bénira.

— Il me bénit déjà, puisque c’est vous qui me le dites.

— Et je vous le dis de toute mon âme. Pourquoi donc ne vous le dirais-je pas ? Il y a si peu de personnes à estimer sans réserve !

— Il y en a dont l’estime est un si grand bienfait, que, pour l’obtenir, on accepterait la haine et le mépris de toutes les autres.

— Oh ! c’est une politesse que vous dites là ; vous ne me connaissez pas assez…

— Je vous connais, madame, par vos bontés, par vos grandeurs d’âme et vos délicatesses de cœur. Il faudrait être sourd pour ne pas vous connaître, aveugle pour ne pas vous comprendre, et une affection, une bénédiction de plus ou de moins autour de vous ne peut pas vous étonner, pourvu qu’elle soit humble et à jamais prosternée.

Julie sentit que le feu prenait à l’atmosphère qu’elle respirait. Elle essaya machinalement de se ravoir, mais sans trouver en elle le courage de se soustraire à ce dangereux entretien.

— Êtes-vous content aussi, lui-dit elle, de recouvrer cette maison où vous avez été élevé ?

— Content pour ma pauvre mère, oh ! oui, mais pour moi… non !

— Vous aimez Paris ?

— Non, pas du tout ; mais…

Les yeux embrasés et noyés de Julien disaient assez ce qu’il pensait. Julie ne l’entendit que trop. Elle voulut parler d’autre chose ; elle regarda les toiles de l’artiste, elle loua son talent, qui se révélait à elle en même temps que son amour, et elle crut lui dire qu’elle comprenait son art ; mais en fait c’était sa passion qu’elle comprenait, et chacune de leurs paroles trahissait la vraie préoccupation de leurs âmes. Il se fit rapidement de part et d’autre un si grand trouble, qu’ils ne savaient plus de quoi ils parlaient, et que madame d’Estrelle s’en prit au lis de M. Antoine pour avoir l’air de parler de quelque chose.

— Ah ! que voilà une belle fleur, dit-elle, et comme elle sent bon !

— Elle vous plaît ? s’écria Julien.

Et, avec l’impétuosité d’un amant ivre de joie, il brisa la tige de l’Antonia Thierrii et offrit l’épi superbe à Julie.

Julie ne savait rien de l’importante affaire de cette plante ; elle n’avait pas vu Marcel depuis trois jours, et, comme madame Thierry évitait avec soin de prononcer le nom de M. Antoine, rien ne lui avait été raconté. Conviée à un baptême pour le lendemain à l’hôtel Melcy, elle s’imaginait naturellement qu’il s’agissait d’un enfant de quelque jardinier émérite. Enfin elle était à cent lieues de deviner qu’en brisant cette fleur Julien brisait tout lien avec son oncle, et jetait peut-être tout un avenir de richesse aux pieds de son idole.

Elle fit pourtant un cri d’effroi et de surprise en voyant l’action emportée de l’artiste.

— Ah ! mon Dieu, dit-elle, que faites-vous là ? Votre modèle !

— J’ai fini, répondit vivement Julien.

— Non, vous n’avez pas fini, je le vois bien !

— Je finirai sans modèle ; je le sais par cœur !

Et, comme, ressaisi un instant par l’amour de son art, il jetait sur le lis un dernier regard de possession intellectuelle, Julie replaça le lis sur sa tige en tenant dans sa main la solution de continuité et en disant, avec une grâce enjouée, pleine d’oubli et d’abandon :

— Je le tiens, achevez-le ; il ne se flétrira pas tout de suite. Allons, dépêchez-vous. C’était si beau, cette peinture ! Je ne me pardonnerais pas de vous l’avoir fait abandonner. Travaillez, je le veux !

— Vous voulez ? dit Julien éperdu.

Et, comme il y avait une autre toile blanche placée derrière son tableau, il dessina et peignit avec ardeur, avec furia la délicate et charmante main de madame d’Estrelle. Le lis n’avançait pas. Il posait là pour rien à l’insu de Julie, en attendant qu’il penchât sa tête altière pour ne plus la relever.

Ô oncle Antoine, où étais-tu pendant qu’un pareil forfait se commettait sans remords et sans terreur sous l’œil de la Providence endormie ou malicieuse ?

Un bruit qui se fit dans l’escalier rappela Julie à elle-même ; c’était Marcel qui descendait pour dire à Julien que sa mère consentait à revoir M. Thierry lorsqu’il rentrerait. Madame d’Estrelle, honteuse d’être surprise dans ce tête-à-tête et dans cette intimité inouïe avec l’artiste, planta précipitamment la tige de l’Antonia dans la terre légère et mouillée du vase. L’Antonia ne parut s’être aperçue de rien et continua d’être belle et fraîche. Marcel entra et ne prit nullement garde à la catastrophe.

Il avait bien assez à s’étonner de la présence de la comtesse. Celle-ci se sentait très-honteuse devant lui, et Julien s’en aperçut. Aussitôt il surmonta virilement toute émotion, et, avec un sang-froid imperturbable, il annonça à Marcel que madame la comtesse venait d’entrer et qu’elle désirait parler à sa mère. En même temps, il avançait un fauteuil à Julie, comme si elle ne se fût pas encore assise, et il sortait pour avertir madame Thierry, en saluant son hôtesse avec une aisance respectueuse.

Madame d’Estrelle sut un gré infini à l’artiste de cette soudaineté de résolution. Elle sentit à ce léger indice que ce n’était pas là un enfant capable de la compromettre par des ingénuités fâcheuses, mais un homme tout prêt et tout armé pour la protéger envers et contre tous, pour la préserver au besoin de ses propres témérités. Elle l’en aima tout à fait, mais elle sentit bien aussi qu’il était le maître de sa destinée, puisqu’il y avait déjà entre eux un secret à cacher au regard investigateur de leurs amis communs.

Pendant qu’elle essayait de résumer rapidement à Marcel sa conversation avec M. Antoine, Julien entrait chez sa mère. Elle vit sur son visage un tel rayonnement, qu’elle s’écria :

— Mon Dieu, que tu as de beaux yeux ce matin ! Qu’est-ce qui vient donc d’arriver ?

— Madame d’Estrelle est en bas, dit Julien. Elle t’apporte la joie et la consolation. Elle a amené M. Antoine à te racheter ta chaumière. Vite ! relève tes coiffes et viens remercier ton bon ange.

Madame Thierry, surprise, ravie et en même temps désolée, car l’œil de la mère ne pouvait plus s’y méprendre et voyait bien la passion contenue sous l’apparente franchise de Julien, éprouva un tel saisissement, qu’elle fondit en larmes.

— Eh bien, eh bien, dit Julien, qu’est-ce que c’est ? Pauvre mère, si courageuse dans le malheur, ne peux-tu supporter la joie ? Allons, laisse pendre tes coiffes, puisque tu ne peux pas les relever, et descends comme tu es… Madame d’Estrelle te verra pleurer de plaisir, et cela ne lui fera pas de peine, va !

— Julien ! Julien ! dans mon plaisir, j’ai de la peine, moi ! et de la peur surtout !

— Tu crains d’avoir à remercier M. Antoine ? Allons, boudeuse ! c’est se montrer trop enfant !

Madame Thierry était près de s’évanouir. Julien s’impatientait presque contre elle, car cette émotion lui faisait perdre des minutes, des secondes qu’il eût pu passer auprès de Julie. Marcel, qui était ravi des bonnes nouvelles apportées par elle, s’impatienta aussi du retard de sa tante, et monta pour hâter son apparition. Julie resta donc seule quelques instants dans l’atelier.

Ces instants, rapides à coup sûr, comptèrent plus tard dans ses souvenirs comme un siècle de vie, car la lumière se fit dans son âme d’un seul jet éblouissant. « Ton bonheur est trouvé, lui disait une voix intérieure douée d’une autorité souveraine : il est ici. Il n’est point ailleurs que dans la possession d’un amour immense, au sein d’une existence cachée et enfermée étroitement. La mère de Julien a connu et savouré ce bonheur durant toute sa jeunesse. Le commerce du monde et l’aisance n’ont rien ajouté à sa félicité. Ils l’ont plutôt amoindrie par des préoccupations étrangères à l’amour. Oublie le monde, tu en vaudras mieux. Compte avec tout ton passé, qui t’a leurrée et mise en guerre contre toi-même. Réconcilie-toi avec tes origines, qui tiennent plus au tiers qu’à la noblesse ; avec ta conscience, qui te reproche d’avoir écouté les conseils de la fausse gloire et cédé aux menaces de parents ambitieux ; rentre en grâce auprès de Dieu qui abandonne les âmes éprises des faux biens, sois vraie, sois forte comme ce jeune homme qui t’adore, et qui vient de te révéler dans un regard la plus grande et la plus noble passion que tu inspireras jamais. »

Et, tout en écoutant cette voix mystérieuse de son propre cœur, Julie regardait autour d’elle et s’étonnait de sentir un calme divin succéder aux agitations qui l’avaient bouleversée. Elle savourait le charme d’un petit phénomène bien simple. Sa vue courte saisissait, dans un local beaucoup plus étroit que ceux auxquels elle était habituée, le détail de tous les objets environnants. C’était une bien humble demeure que ce pavillon Louis XIII ; mais elle était rajeunie par un goût d’arrangement qui révélait l’artiste amoureux d’élégance jusque dans la pauvreté. La construction n’était pas laide par elle-même. La profonde et large embrasure de la fenêtre où la veuve avait installé, comme dans un petit sanctuaire, son fauteuil, son rouet, son guéridon et son coussin de pied, donnait un aspect d’intimité flamande à cette partie de l’atelier ; le reste avait été restauré assez récemment, mais dans les conditions d’une stricte économie. Des boiseries grises toutes nues, avec quelques encadrements en relief, des lignes droites partout, mais dessinant des proportions harmonieuses, un plafond blanc peu élevé, mais n’écrasant rien ; au-dessus des portes, un ovale en guirlande sculpté sur bois et très-sobre de feuillage, peint, ainsi que les baguettes des panneaux, en gris plus foncé que le reste ; deux ou trois belles toiles de fleurs et de fruits, ouvrages estimés d’André Thierry, quelques ébauches et deux petites études de Julien, une grande vasque de faïence de Rouen, posée sur une console, contre une glace, et toute remplie de fleurs naturelles et de grands rameaux jetés avec grâce et pendant jusqu’à terre ; un petit tapis devant le canapé, deux ou trois chevalets, des coquilles, des boîtes d’insectes, des statuettes et des gravures sur une grande table ; un ameublement tout en bois de chêne, à fond de canne, une petite harpe, seul objet brillant qui fît chatoyer ses vieilles dorures dans un coin sombre : certes il n’y avait rien dans tout cela qui sentît un grand bien-être ; mais sur tout cela il y avait un vernis de propreté assidue et une fraîcheur en même temps qu’une douceur d’éclairage qui disposait à la rêverie. L’atelier était un peu assombri par les lilas trop voisins et trop touffus du jardin ; mais ce jour verdâtre avait une poésie étrange, et il y planait je ne sais quel recueillement ému dont Julie se sentit pénétrée. Que fallait-il de plus que cette retraite si petite et si humble pour savourer les joies de l’âme et les ivresses sans fin de la sécurité morale ? De quoi servait à Julie d’avoir des meubles somptueux, mille babioles qu’elle ne regardait jamais sur ses étagères, des plafonds bleus à étoiles d’or sur sa tête, des tapis des Gobelins sous ses pieds, des vases de Sèvres pour mettre ses bouquets, des laquais galonnés pour lui annoncer ses amis, des éventails de Chine plein ses poches et des diamants plein ses écrins ? Tout cela ne l’avait amusée qu’un jour, et quels jouets peuvent distraire un cœur qui s’ennuie ? Cette vie austère et laborieuse de Julien, son touchant tête-à-tête perpétuel avec sa mère, son amour caché, prosterné, comme il l’avait dit lui-même, n’était-ce pas quelque chose de plus pur et de plus grand que l’existence et l’hommage d’un grand seigneur frivole ou blasé ?

Un moineau apprivoisé par Julien, et qui vivait en liberté sur les arbres voisins, entra dans l’atelier et vint se poser familièrement sur l’épaule de Julie. Étonnée un instant, elle crut à quelque prodige, à un augure antique, présage de bonheur ou de victoire. Elle était réellement enivrée.

Madame Thierry entra enfin toute troublée et tout attendrie. Elle avait exigé qu’on la laissât seule un instant avec la comtesse. Elle se jeta à ses pieds, et, forcée par elle de se relever bien vite, elle lui parla ainsi :

— Vous êtes bonne comme les anges, ma belle voisine. Soyez mille fois bénie ! Mais voyez ma douleur en même temps que ma joie : mon fils, mon cher Julien est perdu s’il ne renonce bien vite à l’espérance de vous revoir jamais. Il vous aime, madame, il vous aime éperdument ! Il m’a trompée, il m’a dit qu’il vous avait à peine aperçue de loin ; mais il vous voit tous les jours, il vous contemple à la dérobée, il s’enivre, il se tue à vous regarder. Il ne mange plus, il ne dort plus, il n’a plus de gaieté, ses yeux se creusent, sa voix sonne la fièvre. Il n’a jamais aimé, mais je sais comment il aimera, comment il aime déjà. Hélas ! c’est un caractère exalté avec un esprit d’une constance extraordinaire. Découragez-le, madame, s’il est possible, en ne le regardant pas, en ne lui disant pas un mot, en ne le revoyant jamais. Ayez pitié de lui et de moi, ne venez plus chez nous ! Dans quelques jours, nous partirons ; l’absence le guérira peut-être… Si elle ne le guérit pas, je ne sais pas ce que je ferai pour ne pas mourir de douleur.

Madame Thierry pleurait à sanglots, et ses larmes avaient une éloquence de conviction qui porta le dernier coup à Julie. Tout son rêve de bonheur semblait devoir s’évanouir devant ce désespoir maternel. Cette délicieuse rêverie qui l’avait bercée, n’était-ce pas une divagation dont elle-même sourirait en franchissant le seuil de son hôtel ? Était-elle décidée à briser tous les liens du monde pour se jeter dans les bras d’un homme qu’elle venait de voir pour la première fois ? Cela était absurde à se persuader, et madame Thierry avait mille fois raison de le regarder comme impossible. Julie fit un effort pour penser comme elle et pour chasser le vertige qu’elle venait de subir ; mais il faut croire que le charme en avait été bien puissant, car il lui sembla que la raison venait lui arracher le cœur de la poitrine, et, au lieu de trouver quelque chose de digne et de sensé à répondre pour rassurer cette pauvre mère, elle se jeta dans ses bras, et, comme elle, fondit en larmes.

Ces pleurs causèrent à madame Thierry une surprise à perdre la tête. Elle n’osa pas en demander l’explication ; elle n’en eut pas le temps d’ailleurs, Julien rentra avec Marcel.

— Voyons, chère mère, dit-il, tu pleures trop, et je suis sûr que tu oublies de remercier madame et de prendre un parti. Marcel vient de me dire qu’il te fallait remercier aussi M. Thierry en personne, et aller chez lui demain pour…

En ce moment, Julien, qui s’efforçait de voir le visage de Julie, tourné vers la fenêtre, aperçut le mouvement furtif qu’elle faisait pour cacher et essuyer ses larmes. Il retint un cri et fit involontairement un pas vers elle. Marcel, qui vit ce trouble étonnant des deux femmes, et qui n’y comprit rien, sinon que madame Thierry avait mal aux nerfs, et qu’elle avait dit je ne sais quoi de trop émouvant à la comtesse, essaya de reprendre la phrase interrompue de Julien pour renouer la conversation.

— Oui, oui, dit-il, nous assistons demain au baptême de…

Mais il fit comme Julien, il resta l’œil fixe et la bouche entr’ouverte, sans pouvoir articuler un mot de plus ; car il venait de jeter un coup d’œil non sur Julie, mais sur la plante qu’il allait nommer, et il la voyait réduite à un paquet de fleurs caulinaires d’où sortait une hampe brisée, humide d’une sève qui retombait en larmes.

— Où est-elle ? s’écria-t-il avec stupeur. Qu’en as-tu fait, grand Dieu ? Julien, où est l’Antonia ?

Personne ne répondit. Madame Thierry regardait Julien, qui ne regardait que madame d’Estrelle, et madame d’Estrelle, qui n’était au courant de rien, ne savait que penser de l’épouvante ingénue de son procureur.

— Que cherchez-vous donc ? dit-elle en se levant.

Et, en se levant, elle fit tomber à ses pieds l’Antonia, que, dans le moment où elle s’était trouvée seule, elle avait reprise au vase et posée assez tendrement sur ses genoux.

Madame Thierry comprit tout de suite ; Marcel ne fit que constater. Il ne devina nullement.

— Ah ! madame ! s’écria-t-il, à une autre que vous je dirais qu’elle nous ruine ! Mais à vous que peut-on dire ?… Et, après tout, quand il s’agit de vous, que peut-on craindre ? L’oncle Antoine pourra-t-il vous en vouloir, puisque vous ne saviez pas ? Julien ne vous avait donc rien dit ?

— Sans doute, dit madame Thierry, Julien n’a rien expliqué à notre bienfaitrice ; mais elle doit bien voir que tout le monde ici n’est pas raisonnable, et qu’en voulant nous faire du bien, elle risque d’aggraver nos maux.

— C’est toi, mère, qui n’es pas raisonnable, s’écria Julien avec vivacité. Vraiment je ne te comprends pas aujourd’hui ! Tu es trop émue ; tes paroles trahissent tes pensées… Il semble qu’au lieu de remercier madame d’Estrelle, tu lui fasses part de je ne sais quels rêves…

Julien grondait sa mère, qui se reprenait à pleurer. Marcel, voyant la stupeur de madame d’Estrelle, la prit à part et lui donna en trois mots la clef du mystère, en même temps que la preuve pour ainsi dire palpable de l’ardente passion du jeune artiste. Profondément touchée d’abord, elle rassembla ses forces et retrouva sa présence d’esprit pour conjurer le coup qui menaçait la famille.

— Laissez-moi faire, dit-elle à madame Thierry en s’efforçant d’être gaie ; je prends tout sur moi. C’est moi qui ai commis la faute, c’est à moi de la réparer.

— La faute ! Quelle faute ? s’écria Julien.

— Oui, oui, c’est moi qui ai pris envie de cette fleur et qui vous l’ai demandée !… Non ! qu’est-ce que je dis ? je perds l’esprit ! C’est moi qui l’ai brisée, oui, moi-même, une sotte fantaisie,… une distraction ! Vous n’étiez plus là… Je suis maladroite, je ne vois pas bien clair… Enfin j’expliquerai tout cela à votre oncle. Eh ! mon Dieu, que voulez-vous qu’il fasse ? Il ne me battra pas. Je lui demanderai humblement pardon ;… il n’est pas si méchant !

— Hélas ! dit madame Thierry, il est malheureusement fort méchant quand on le blesse, et, s’il savait que Julien a commis ce sacrilège…

— C’est donc Julien décidément ? dit à son tour Marcel ébahi. Voilà qui est bien étrange !

— Eh bien, oui, c’est moi, c’est moi seul ! reprit Julien avec feu, et il n’y a rien d’étrange à cela…

— Si fait ! lui dit tout bas Marcel, qui ouvrait enfin les yeux sur le fond de la mésaventure. Tu es un peu trop fou, mon garçon, et il faut que ton cœur soit devenu aussi léger que ta cervelle pour sacrifier ainsi l’avenir de ta mère et le tien, sans compter que madame d’Estrelle est trop bonne, et qu’elle eût mieux fait de te remettre à ta place.

— Tais-toi, Marcel, tais-toi ! dit Julien, tu déraisonnes ; tu ne comprends pas…

— Je comprends trop, reprit Marcel, et, par ma foi, je suis comme ta mère à présent, je dis que tu perds l’esprit !

Ce dialogue à voix basse se passait dans l’embrasure de la fenêtre, tandis que les deux femmes parlaient ensemble auprès du vase où madame Thierry essayait de replanter de nouveau la tige du lis décapité, parlant au hasard et sans rien dire qui eût le sens commun ; car le plus grand sujet de son trouble n’était pas l’Antonia, mais bien plutôt l’orage de passion qui avait amené sa perte. Tout à coup Julien, qui avait l’habitude de toucher le rideau et d’interroger la fente par laquelle il voyait dans le jardin, imposa brusquement silence à Marcel en lui saisissant le bras et en lui disant tout à fait bas :

— Pour Dieu, tais-toi donc ! il y a là quelqu’un qui nous écoute !