Anton Bruckner (Korth)

ANTON BRUCKNER


Pour le quarantième anniversaire de sa mort


Intimité avec Dieu, voilà la devise de sa vie. Innocence et piété naïve sont les symboles de sa création artistique. Extase fervente en Dieu, tel est son état d’âme. On l’a qualifié de grossier et de vulgaire : cependant, c’était un philosophe comme tous les grands musiciens, comme Bach, Mozart, Beethoven. Il était pieux comme Bach. Mais Bach était protestant et son berceau se situait loin au Nord. C’est pourquoi il créa cet art de marbre, sévère dans sa forme et sublime à l’extrême, dont la vie est tout intérieure. Bruckner, par contre, était catholique et, de plus, Autrichien. En ce climat, la chaleur du sentiment est plus directe, une splendeur de fête et de grandeur étincelante flotte sur l’ensemble. Orgues, encens, hosanna !

Bruckner procède de Schubert. Si Schubert, le lyrique, était déjà le type du musicien non littéraire, Bruckner le fut aussi et dans une proportion beaucoup plus forte et plus émouvante. Beethoven-Brahms-Schubert : nous osons ajouter : Bruckner. C’est du même coup donner à entendre que ses symphonies sont des rhapsodies surabondantes. Il était de la lignée de Schubert et un plus petit que lui, Wagner, lui délia la langue. Chez Wagner, ce raffiné à l’extrême, qui franchit presque les limites du raffinement, le rustique Bruckner trouva le courage et la force que nécessite une création absolument personnelle. Cas singulier ! Mais Bruckner ne prit que ce dont il avait besoin. Il laissa de côté ce qui était sensualité et érotisme. Cette chaleur lourde ne lui plaisait pas. On dit qu’il n’a jamais eu de rapports intimes avec les femmes. Et celui qui a entendu les purs élans de ses symphonies le croira et le comprendra. Il fut « le simple au cœur pur ». Il put ainsi donner son amour ardent au musicien de Bayreuth qui avait besoin d’amour.

On dit volontiers que l’art de Bruckner est sans forme et sans mesure, et donc que ce n’est pas un art. Mais qui osera soutenir pareille opinion ? Il avait dépassé la quarantaine lorsqu’il composa sa première symphonie. De même Beethoven et Brahms, en atteignant l’âge mûr, s’approchèrent d’une forme plus sublime. (Sentiment de la responsabilité, peut-être ?)

On trouve chez Bruckner le naturel de la forme, la spontanéité, la fraîcheur de la première impression, qui jaillit de la surabondance intérieure. Comme son style sévère de maître d’école se meut étrangement dans la liberté de la symphonie, dans la forme universelle de la musique ! Cette minutie rigoureuse dans le détail et, par contre, l’accent dominateur, le don royal qu’offre l’ensemble ! Ainsi il se dresse, unique et fortement caractérisé, comme les autres héros de la musique.

On retrouve dans son art un paysage et un dialecte. Il parle, écrit, chante et gémit en autrichien. Est-il grave ? Voilà le philosophe qui apparaît. Scrupuleux ? C’est le maître d’école en lui. Solennel ? C’est l’organiste pieux. Plaintif ? C’est la voix du solitaire. De bonne humeur ? C’est qu’alors il se contente de son sort et plane au-dessus de la vie.

Mais la forme ? Qu’est-ce que la forme ? Une expression qui épuise la substance, la traduit en entier, n’en laisse aucun résidu. Dans une œuvre d’art, plus le contenu de la pensée est riche de sens et divers, plus la forme est susceptible de changement et de variations. À quel point de telles « lois » sont intimement liées à l’âme créatrice, renouvelées pour chacun et étrangement personnelles ! La création de Bruckner est un combat entre une nature indomptable, primitive, jaillissant en étincelles (le chant venu tout droit du cœur) et une intelligence supérieure qu’il admirait chez les autres avec tant de candeur et de fougue. Et pourtant, quand le génie conduisait sa plume, il savait à peine se préserver de l’abondance. Ainsi il avait de commun avec d’autres grands créateurs la richesse qui permet de dilapider ses trésors avec insouciance puisque la source ne tarit pas.

On ne peut pas parler chez Bruckner d’une absence de forme. Il amplifiait, mais ne brisait pas les limites. Son respect de tout ce qui existe et des traditions classiques était beaucoup trop grand pour le lui permettre. Il n’était pas né pour devenir un réformateur, pour frayer consciemment de nouvelles voies. Il chantait comme Dieu lui inspirait de chanter.

Quand on le rencontrait à Windhag sur la Maltch (où il était instituteur auxiliaire), se promenant toujours avec son papier-musique, s’arrêtant de temps en temps, plongé dans ses méditations et commençant à écrire ce que le vent lui chantait dans les oreilles, les gens du village le prenaient pour un fou. Lorsqu’à Vienne, bien des années plus tard, sa grosse tête de paysan émergeait de la foule des élégants, illuminée par son regard olympien, l’un ou l’autre riait bien de l’air villageois et peu distingué de cet homme étrange. Mais une fois qu’on avait eu l’âme submergée par les ondes de ses symphonies, on ne pouvait rompre le charme.

Son art était pour lui une chose sainte. Il dédiait ses symphonies « au bon Dieu ». Il se considérait seulement comme le messager d’une puissance supérieure, incompréhensible, comme un vase dans lequel son Dieu aurait mis des merveilles sonores. C’est pourquoi il ne pouvait pas faire école. Seuls les solitaires et les originaux suivent les mêmes chemins que lui. La plénitude du génie, au point où il le possédait, ne se communique pas. Et la joie créatrice ne se prêche pas, non plus que les félicités de la forme inconsciemment donnée. On ne peut pas les concevoir et les divulguer.

Mais un tel art, si profondément vécu, qui est une partie même du Créateur, ne se laisse pas non plus analyser et justifier par des paroles. Il exige des êtres qui le suivent à leur tour, qui aspirent aux délices de s’abandonner à lui, des êtres qui l’aiment, oui, c’est bien cela : des êtres qui l’aiment.

Dr Clément Korth.