Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 152-161).


XVII.


Quelques jours après, notre jeune héroïne était installée au manoir, environnée des soins affectueux de son père, des services dévoués de son excellente gouvernante et des attentions amicales de Louis Beauchesne qui, — cela va de soi, — était un visiteur privilégié au manoir.

Cependant, malgré ce triple mur d’affection qui l’entourait, malgré son retour au calme et à la régularité de cette vie de la campagne qu’elle menait de nouveau, Antoinette conservait toujours l’apparence délicate qu’elle avait contractée durant les quelques semaines de son séjour à Montréal.

M. de Mirecourt, néanmoins, n’en conçut aucune inquiétude, persuadé qu’une quinzaine de jours de repos lui rendrait sa vigueur d’autrefois ; mais madame Gérard était loin de partager son assurance et de se satisfaire aussi facilement. Ce qui l’alarmait plus encore que l’excessive faiblesse d’Antoinette, c’était la mélancolie à laquelle celle-ci se laissait aller et l’indifférence qu’elle manifestait à l’égard de ses douces habitudes d’autrefois : l’accomplissement d’œuvres de charité et les plaisirs intellectuels auxquels elle se livrait avant sa promenade à la ville. Plus d’une fois elle essaya, par la patience, par la douceur, comme une mère seule aurait pu le faire, de provoquer quelque confidence chez son enfant bien-aimée ; mais celle-ci évitait avec terreur toute ouverture à ce sujet. Enfin, s’apercevant que ses tentatives avaient pour résultat invariable de faire Antoinette s’enfermer dans sa chambre, elle renonça à son idée, se contenta d’adresser tous les jours de ferventes prières au ciel pour qu’il rendît à ce jeune cœur le calme qu’il semblait avoir perdu, et essaya de son mieux de le distraire et de chasser sa tristesse.

Une cause de chagrins et de regrets incessants pour madame Gérard, était la correspondance régulière qui s’échangeait entre Antoinette et sa cousine madame d’Aulnay. Ce chagrin était bien fondé, car la réception ou l’envoi d’une lettre était pour sa chère enfant un nouveau sujet de mélancolie ou lui donnait des maux de tête violents. Comme l’inquiétude de la bonne gouvernante se serait accrue, si elle eût su que la moitié de ces lettres qui étaient expédiées sous couvert à Lucille faisait partie d’une correspondance suivie avec le major Sternfield !

Un jour, elle se décida à demander, tout en badinant, à voir quelques-unes des lettres en question ; mais Antoinette la refusa froidement, disant pour raison qu’elle avait promis à madame d’Aulnay de ne montrer ses missives à personne. Réellement alarmée, elle voulut s’en plaindre à M. de Mirecourt ; mais celui-ci, qui était devenu plus indulgent encore pour sa fille depuis son retour de la ville, répondit avec une certaine impatience qu’Antoinette ne devait pas être troublée pour des riens, que d’ailleurs elle n’était pas en âge d’être soumise à l’inquisition, comme une petite pensionnaire, au sujet de la correspondance qu’elle tenait avec sa cousine.

Cette réponse fut invariablement donnée par M. de Mirecourt, chaque fois que madame Gérard voulut recourir à son intervention ; car si jusque-là la jeune fille s’était montrée aussi bonne et aussi soumise, c’était dû à la douceur de ses dispositions et non à la contrainte exercée par son père. C’était donc une bonne fortune, pour le secret qu’elle gardait avec tant de soin, que le temps et les pensées de M. de Mirecourt fussent occupés par d’autres choses ; autrement, il n’aurait pas manqué de remarquer l’inconcevable changement qui s’était opéré chez elle.

Nous avons déjà dit que la plupart des Canadiens-Français, au lieu de recourir, pour le règlement de leurs difficultés, à des juges qui ne connaissaient ni leur langue ni leurs lois, s’étaient habitués à les soumettre à l’arbitrage de leur curé ou à celui de quelque notable de leurs paroisses. À Valmont M. de Mirecourt était universellement aimé et respecté ; aussi se trouva-t-il constitué juge et arbitre des différends qui s’élevaient quelques fois entre ses co-paroissiens. Jamais on n’en appelait de ses décisions, car tous étaient convaincus qu’il agissait avec la plus entière impartialité, avec la plus stricte justice.

Un matin qu’Antoinette était dans le vieux salon du manoir où les dames avaient l’habitude de passer la matinée, son père vint lui remettre une lettre qu’il tenait à la main.

— Voilà une dépêche qui pèse autant que celles ordinairement reçues au Secrétariat-Provincial, dit-il en riant.

Aucun sourire n’effleura les traits de la jeune fille en recevant la lettre, qu’elle glissa dans les plis de sa robe, en murmurant quelques mots de remerciement.

M. de Mirecourt, qui avait ce jour là un nombre plus qu’ordinaire de causes en délibéré, partit presqu’aussitôt. Quelques instants après, Antoinette se leva à son tour.

— Pourquoi ne lis-tu pas ta lettre ici, mon enfant ? demanda madame Gérard. Je te promets de ne pas dire un mot, de ne pas la regarder, pendant que tu en prendras connaissance.

La jeune fille fit quelques excuses d’une voix presqu’inintelligible et sortit.

Ah ! c’est que les lettres qu’elle recevait ne devaient pas être lues devant des personnes dont elle redoutait l’observation ; c’est qu’elles faisaient trop monter le rouge de l’émotion à ses joues et les larmes à ses yeux, pour pouvoir affronter cet examen ; c’est qu’elles amenaient sur ses traits l’expression trop claire du plaisir ou de la peine qu’elle éprouvait en les lisant et que la peine avait trop lieu de prédominer, pour qu’elle permît à qui que ce fût de l’étudier pendant cette lecture.

Arrivée dans sa chambre, elle en ferma la porte à clef et brisa l’enveloppe qui contenait, comme elle l’avait prévu, deux lettres, une du major Sternfield et l’autre de sa cousine. Nous nous permettrons de reproduire en entier celle de cette dernière qui peint au vif l’esprit et le caractère de madame d’Aulnay. Voici cette lettre :

« Ma chère Antoinette,

Pour l’amour du ciel ! fais l’impossible pour obtenir de ton père la permission de revenir immédiatement à Montréal. Audley ressemble à un parfait enragé. Il a entendu dire quelque part que le jeune Beauchesne est devenu le commençal du Manoir, qu’il te fait une cour assidue, et il en conclut que tu t’amuses à flirter avec Louis pendant que tu l’oublies entièrement, lui, ton mari. Il est venu ici hier soir, et dans un effroyable accès de colère il a déclaré que si tu persistais à rester à Valmont plus longtemps, il prendrait le parti d’aller te voir là, peu importe les conséquences que cette démarche pourrait avoir. Jusqu’ici j’ai pu, comme tu m’en avais instamment priée, l’empêcher d’agir ainsi, mais je crains bien que sa patience et mon influence soient rendues à leurs dernières limites. Qui aurait pu penser qu’un homme aussi charmant deviendrait jamais tyran ! Et cependant il y a, ce me semble, dans la violence qui le distingue et qui n’est qu’un excès de son amour pour toi, quelque chose capable de le rendre dix fois plus cher à celle qu’il a choisi entre toutes pour être sa femme. Comme est insignifiant l’amour tranquille et philosophe de la plupart des hommes, mis en regard avec sa violente passion pour toi !

Maintenant, quant à ton retour ici, comment pourra-t-il s’effectuer ? Je crois qu’il serait peut-être mieux que j’allasse cette semaine au Manoir avec M. d’Aulnay, que nous te trouvions lui et moi, l’air malade, — ce qui est vrai ou devrait l’être, puisque tu te trouves séparée de celui qui doit t’être le plus cher en ce monde, — et tourmenter M. de Mirecourt à tel point, qu’il finisse par te laisser venir avec nous. Je lui dirai que, nous trouvant dans le temps du carême, j’expie par une entière réclusion la vie mondaine et gaie que j’ai menée jusqu’ici, que par conséquent tu ne rencontreras personne chez moi ; enfin, si ces raisons ne suffisent pas, j’inviterai Louis à être de la partie. Ce dernier argument sera victorieux, car mon oncle supposera tout naturellement que Louis, t’accompagnant à la ville, aura une nouvelle occasion de poursuivre la réalisation de son cher projet de vous marier.

Mais adieu, j’entends la voix de Sternfield qui se fait entendre dans le vestibule ; je dois donc fermer ma lettre de suite. Il a probablement quelques lignes ou une longue lettre à te faire parvenir.

Ta dévouée, mais bien contrariée

Lucille. »

La lettre de Sternfield n’était pas de nature à calmer le trouble que venait de produire celle de Lucille. Le major accusait Antoinette de l’avoir oublié, déclarait énergiquement qu’il ne pourrait souffrir plus longtemps d’être exilé de sa présence, et terminait en disant qu’il tâcherait d’avoir assez de patience pendant quelques jours encore après lesquels elle devait absolument venir le voir chez madame d’Aulnay.

Ce fut en proie à une vive excitation qu’elle lut et relut ces lettres. N’y pouvant résister, elle se couvrit le visage de ses mains et éclata en sanglots.

— Oh ! Audley et Lucille ! soupira-t-elle, dans quel abîme de misères vous m’avez plongée !

Ces paroles pleines de tristesse et de désespoir qui tombaient de la bouche d’une jeune femme mariée à un homme qu’elle avait elle-même choisi, n’étaient pas, comme on pourrait le supposer, le résultat d’un moment de trouble ou d’inquiétude, mais bien plutôt le débordement d’un cœur surchargé de chagrins. Oui durant les quelques semaines qui venaient de s’écouler, loin de la société pleine de charmes de Sternfield et de l’influence pernicieuse de madame d’Aulnay, elle avait pu, dans la solitude de son cœur, jeter un coup d’œil en arrière et juger l’irrévocable passé. Quel fut le résultat de cet examen sévère ? C’est ce qu’on a pu deviner par l’exclamation qui venait de s’échapper de ses lèvres.

Si Audley Sternfield s’était toujours montré doux et tendre, il n’y a pas de doute que le goût passager qu’elle avait pris pour de l’amour se serait changé en une profonde affection, car sa nature, à elle, était aimante et aimable ; mais le système de persécution et d’intimidation qu’il avait adopté à son égard aussitôt après leur mariage avait sensiblement altéré l’attachement naissant qu’elle éprouvait pour lui : et, avec une terreur pleine d’angoisse pour l’avenir et un amer regret du passé, elle reconnaissait maintenant en son cœur ulcéré qu’elle ne faisait que craindre et trembler quand elle aurait dû aimer et espérer. Une demi-heure s’écoula pendant laquelle, la tête appuyée sur ses mains, elle regardait tristement les branches nues des arbres qui, jouet des vents de février, se balançaient doucement ou s’agitaient avec violence. Dans cette attitude mélancolique, elle rêvait combien il lui était impossible de goûter encore une fois la paix et le bonheur.

Un léger coup frappé à la porte la fit tressaillir. C’était madame Gérard qui venait lui annoncer que M. de Mirecourt et Louis l’attendaient au salon.

— Veuillez les rejoindre, chère madame Gérard, je vais descendre dans quelques instants.

Après avoir à la hâte essuyé ses yeux et lissé ses cheveux, elle se rendit au salon en se préparant une contenance indifférente. Se plaçant près des deux rideaux cramoisis afin que l’ombre qu’ils projetaient pût cacher un peu sa pâleur — précaution qu’elle tenait de madame d’Aulnay, elle fit tout son possible pour répondre avec calme aux paroles qu’on lui adressa. Quelques instants après, M. de Mirecourt fut appelé à son bureau par un voisin qui venait solliciter ses conseils et son arbitrage : les deux jeunes gens se trouvèrent seuls, madame Gérard étant occupée à des affaires de ménage.

— Qu’avez-vous donc, Antoinette ? demanda Louis qui avait deviné son trouble en dépit des rideaux cramoisis et de l’assurance qu’elle avait tenté de se donner.

— Oh ! Louis ! je suis bien misérable, bien malheureuse ! répondit-elle.

— Je m’en suis aperçu dès le premier moment de votre retour, répliqua-t-il gravement ; vous n’êtes plus la jeune fille si gaie et si heureuse d’autrefois. Mais, chère Antoinette, puis-je faire quelque chose pour vous?

— Oh ! Oui, dit-elle en l’interrompant et enjoignant ses mains. Tâchez de m’obtenir la permission de retourner prochainement, de suite, à Montréal.

— Oui, à la société si pleine de charmes de l’irrésistible major Sternfield ! continua-t-il avec une amertume pleine de jalousie dont il put se rendre maître. Assurément, s’il déplore votre mutuelle séparation la moitié autant que vous semblez la regretter, son nom et le vôtre mériteront de passer à la postérité comme un exemple du vif attachement des amoureux de nos jours.

— Oh ! Louis, épargnez-moi les reproches et les railleries, je suis bien assez malheureuse. Secourez-moi, si vous le pouvez ; sinon, plaignez-moi.

Ému, le jeune Beauchesne poursuivit impétueusement.

— Non, Antoinette ; c’est plutôt à vous de me plaindre, de me pardonner mon injustice. Dites que vous me pardonnez, et je tâcherai de me rendre digne de la confiance que vous avez placée en moi.

Ce pardon lui fut facilement accordé. Antoinette lui fit part alors de la prochaine arrivée de madame d’Aulnay et du but qu’avait cette visite. Louis promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour favoriser le projet.

Madame Gérard entrant quelques instants après, il commença, avec elle, une conversation animée, pour détourner son attention de la jeune fille encore sous l’effet d’une vive agitation.