Paul Ollendorff (Tome 2p. 86-97).
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L’impression d’arrivée fut sinistre. Dès la gare, ils furent consternés par la bousculade des gens dans la salle des bagages, et le tumulte des voitures enchevêtrées devant la sortie. Il pleuvait. On ne pouvait trouver de fiacre. Il fallut courir loin, les bras cassés par les paquets trop lourds, qui les forçaient à s’arrêter au milieu de la rue, au risque d’être écrasés ou éclaboussés par les voitures. Aucun cocher ne répondait à leurs appels. Enfin, ils réussirent à en arrêter un, qui menait une vieille patache d’une saleté repoussante. En hissant leurs paquets, ils laissèrent tomber un rouleau de couvertures dans la boue. Le facteur de la gare, qui portait leur malle, et le cocher abusèrent de leur ignorance pour se faire payer le double. Mme Jeannin avait donné l’adresse d’un de ces hôtels médiocres et chers, achalandés par les provinciaux, qui, parce qu’un de leurs grands-pères y alla trente ans auparavant, continuent d’y aller, malgré tous les inconvénients. On les y écorcha. L’hôtel était plein, disait-on : on les empila tous ensemble dans un étroit local, en leur comptant le prix de trois chambres. Au dîner, ils voulurent faire des économies, en évitant la table d’hôte ; ils se commandèrent un modeste menu, qui leur coûta aussi cher, et qui les affama. Dès les premières minutes de leur arrivée, leurs illusions étaient tombées. Et, dans cette première nuit d’hôtel, où, entassés dans une chambre sans air, ils n’arrivaient pas à dormir, ayant froid, ayant chaud, ne pouvant respirer, tressautant au bruit des pas dans le corridor, des portes qu’on fermait, des sonneries électriques, le cerveau meurtri par le roulement incessant des voitures et des lourds camions, ils eurent l’impression terrifiée de cette ville monstrueuse, où ils étaient venus se jeter, et où ils étaient perdus.

Le lendemain, Mme Jeannin courut chez sa sœur, qui habitait un luxueux appartement, boulevard Haussmann. Elle espérait, sans le dire, qu’on leur offrirait de les loger dans la maison, jusqu’à ce qu’ils fussent hors d’affaire. Le premier accueil suffit à la désabuser. Les Poyet-Delorme étaient furieux de la faillite de leur parent. La femme surtout, qui craignait qu’on ne la leur jetât à la tête, et que cela ne nuisît à l’avancement de son mari, trouvait de la dernière indécence que la famille ruinée vint s’accrocher à eux et les compromettre encore plus. Le magistrat pensait de même ; mais il était assez brave homme ; il eût été plus secourable, si sa femme n’y eût veillé, — ce dont il était bien aise. Mme Poyet-Delorme reçut donc sa sœur avec une froideur glaciale. Mme Jeannin en fut saisie ; elle se força à déposer sa fierté : elle laissa entendre à mots couverts les difficultés où elle se trouvait, et ce qu’elle eût souhaité des Poyet. On fit comme si on n’avait pas entendu. On ne les retint même pas à dîner pour le soir ; on les invita cérémonieusement pour la fin de la semaine. Encore l’invitation ne vint-elle pas de Mme Poyet, mais du magistrat, qui, un peu gêné lui-même de l’accueil de sa femme, tâcha d’en atténuer la sécheresse : il affectait de la bonhomie ; mais on sentait qu’il n’était pas très franc, et qu’il était très égoïste. — Les malheureux Jeannin revinrent à l’hôtel, sans oser échanger leurs impressions au sujet de cette première visite.

Ils passèrent les jours suivants à errer dans Paris, cherchant un appartement, harassés de monter les étages, écœurés de voir ces casernes où s’entassent les corps, ces escaliers malpropres, ces chambres sans lumière, si tristes après la grande maison de province. Ils étaient de plus en plus oppressés. Et c’était toujours le même ahurissement dans les rues, dans les magasins, dans les restaurants, qui les faisait duper par tous. Tout ce qu’ils demandaient coûtait un prix exorbitant ; on eût dit qu’ils avaient la faculté de transformer en or tout ce qu’ils touchaient : seulement, cet or, c’était eux qui devaient le payer. Ils étaient d’une maladresse inimaginable, et sans force pour se défendre.

Si peu qu’il lui restât d’espérances à l’égard de sa sœur, Mme Jeannin se forgeait encore des illusions sur le dîner, où ils étaient invités. Ils s’y préparèrent, avec des battements de cœur. Ils furent reçus, en invités et non pas en parents, — sans qu’on eût fait d’ailleurs d’autres frais pour le dîner, que ce ton cérémonieux. Les enfants virent leurs cousins, à peu près de leur âge, qui ne furent pas plus accueillants que le père et la mère. La fillette, très élégante et très coquette, leur parlait, en zézayant, d’un air de supériorité polie, avec des manières affectées et sucrées, qui les déconcertaient. Le garçon était assommé de cette corvée du dîner avec les parents pauvres ; et il fut aussi maussade que possible. Mme Poyet-Delorme, droite et raide sur sa chaise, semblait toujours, même quand elle offrait d’un plat, faire la leçon à sa sœur. M. Poyet-Delorme parlait de niaiseries, pour éviter qu’on parlât de choses sérieuses. L’insipide conversation ne sortait pas de ce qu’on mange, par crainte de tout sujet intime et dangereux. Mme Jeannin fit un effort pour amener l’entretien sur ce qui lui tenait à cœur : Mme Poyet-Delorme l’interrompit net, par une parole insignifiante. Elle n’eut plus le courage de recommencer.

Après dîner, elle obligea sa fille à jouer un morceau de piano, pour montrer son talent. La petite, gênée, mécontente, joua horriblement. Les Poyet, ennuyés, attendaient qu’elle eût fini. Mme Poyet regardait sa fille, avec un plissement de lèvres ironique ; et, comme la musique durait trop, elle se remit à causer de choses indifférentes avec Mme Jeannin. Enfin, Antoinette, qui avait complètement perdu pied dans son morceau, et qui s’apercevait avec terreur qu’à un certain passage, au lieu de continuer, elle avait repris au commencement, et qu’il n’y avait pas de raison pour qu’elle en sortît jamais, coupa court, et termina par deux accords qui n’étaient pas justes, et un troisième qui était faux. M. Poyet dit :

— Bravo !

Et il demanda le café.

Mme Poyet dit que sa fille prenait des leçons avec Pugno. La demoiselle, « qui prenait des leçons avec Pugno », dit :

— Très joli, ma petite…

et demanda où Antoinette avait étudié.

La conversation se traînait. Elle avait épuisé l’intérêt des bibelots du salon et des toilettes des dames Poyet. Mme Jeannin se répétait :

— C’est le moment de parler, il faut que je parle…

Et elle se crispait. Comme elle faisait un grand effort et allait se décider enfin, Mme Poyet glissa incidemment, d’un ton qui ne cherchait pas à s’excuser, qu’ils étaient bien fâchés, mais qu’ils devaient sortir vers neuf heures et demie : ils avaient une invitation, qu’ils n’avaient pu remettre. Les Jeannin, froissés, se levèrent aussitôt pour partir. On fit mine de les retenir. Mais un quart d’heure après, quelqu’un sonna à la porte : le domestique annonça des amis des Poyet, des voisins, qui habitaient à l’étage au-dessous. Il y eut des coups d’œil échangés entre Poyet et sa femme, et des chuchotements précipités avec les domestiques. Poyet, bredouillant un prétexte quelconque, fit passer les Jeannin dans une chambre à côté. (Il voulait cacher à ses amis l’existence, et surtout la présence chez lui, de la famille compromettante.) On laissa les Jeannin seuls, dans la chambre sans feu. Les enfants étaient hors d’eux, de ces humiliations. Antoinette avait les larmes aux yeux ; elle voulait qu’on partît. Sa mère lui résista d’abord : puis, l’attente se prolongeant, elle se décida. Ils sortirent. Dans l’antichambre, Poyet, averti par un domestique, les rattrapa, s’excusant par quelques paroles banales ; il feignait de vouloir les retenir ; mais on voyait qu’il avait hâte qu’ils fussent partis. Il les aida à passer leurs manteaux, les poussa vers la porte, avec des sourires, des poignées de main, des amabilités à voix basse, et il les mit dehors. — Rentrés dans leur hôtel, les enfants pleurèrent de rage, Antoinette trépignait, jurait qu’elle ne mettrait plus les pieds jamais chez ces gens.

Mme Jeannin prit un appartement au quatrième, dans le voisinage du Jardin des Plantes. Les chambres donnaient sur les murs lépreux d’une cour obscure ; la salle à manger, et le salon — (car Mme Jeannin tenait à avoir un salon) — sur une rue populeuse. Tout le jour, passaient des tramways à vapeur, et des corbillards, dont la file allait s’engouffrer dans le cimetière d’Ivry. Des Italiens pouilleux, avec une racaille d’enfants, flânaient sur les bancs, ou se disputaient aigrement. On ne pouvait laisser les fenêtres ouvertes, à cause du bruit ; et, le soir, quand on revenait chez soi, il fallait fendre le flot d’une populace affairée et puante, traverser les rues encombrées, aux pavés boueux, passer devant une répugnante brasserie, installée au rez-de-chaussée de la maison voisine, et à la porte de laquelle des filles énormes et bouffies, aux cheveux jaunes, plâtrées et grasses de fard, dévisageaient les passants avec de sales regards.

Le maigre argent des Jeannin s’en allait rapidement. Ils constataient, chaque soir, avec un serrement de cœur, la brèche plus large qui s’ouvrait à leur bourse. Ils essayaient de se priver ; mais ils ne savaient pas : c’est une science, qu’il faut bien des années d’épreuves pour apprendre, quand on ne l’a point pratiquée depuis l’enfance. Ceux qui ne sont pas économes, de nature, perdent leur temps à vouloir l’être : dès qu’une nouvelle occasion de dépenser se présente, ils y cèdent ; l’économie est toujours pour la prochaine fois ; et quand par hasard ils gagnent ou croient avoir gagné la plus petite chose, ils se hâtent de faire servir le gain à des dépenses, dont le total finit par le dépasser dix fois.

Au bout de quelques semaines, les ressources des Jeannin se trouvaient épuisées. Mme Jeannin dut abdiquer tout reste d’amour-propre, et elle alla, à l’insu de ses enfants, faire une demande d’argent à Poyet. Elle s’arrangea de façon à le voir seul, dans son cabinet, et elle le supplia de lui avancer une petite somme, en attendant qu’ils eussent trouvé une situation qui leur permît de vivre. L’autre, qui était faible et assez humain, après avoir essayé de remettre sa réponse à plus tard, céda. Il avança deux cents francs, dans un moment d’émotion, dont il ne fut pas le maître, et dont il se repentit d’ailleurs aussitôt après, — surtout quand il lui fallut en convenir avec Mme Poyet, qui fut exaspérée contre la faiblesse de son mari et contre son intrigante de sœur.