Paul Ollendorff (Tome 2p. 1-3).
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Les Jeannin étaient une de ces vieilles familles françaises, qui, depuis des siècles, restent fixées au même coin de province, et pures de tout alliage étranger. Il y en a encore plus qu’on ne croit en France, en dépit de tous les changements survenus dans la société ; il faut un bouleversement bien fort pour les arracher au sol où elles tiennent par tant de liens profonds, qu’elles ignorent elle-mêmes. La raison n’est pour rien dans leur attachement, et l’intérêt pour peu ; quant au sentimentalisme érudit des souvenirs historiques, il ne compte que pour quelques littérateurs. Ce qui lie d’une étreinte invincible, c’est l’obscure et puissante sensation, commune aux plus grossiers et aux plus intelligents, d’être depuis des siècles un morceau de cette terre, de vivre de sa vie, de respirer son souffle, d’entendre battre son cœur contre le sien, comme deux êtres couchés dans le même lit, côte à côte, de saisir ses frissons imperceptibles, les mille nuances des heures, des saisons, des jours clairs ou voilés, la voix et le silence des choses. Et ce ne sont peut-être pas les pays les plus beaux, ni ceux où la vie est la plus douce, qui prennent le cœur davantage, mais ceux où la terre est le plus simple, le plus humble, le plus près de l’homme, et lui parle une langue intime et familière.

Tel, le petit pays du centre de la France, où vivaient les Jeannin. Pays plat et humide, vieille petite ville endormie, qui mire son visage ennuyé dans l’eau trouble d’un canal immobile ; autour, champs monotones, terres labourées, prairies, petits cours d’eau, grands bois, champs monotones… Nul site, nul monument, nul souvenir. Rien n’est fait pour attirer. Tout est fait pour retenir. Il y a dans cette torpeur et cet engourdissement une force secrète. L’esprit qui les goûte pour la première fois en souffre et se révolte. Mais celui qui, depuis des générations, en a subi l’empreinte, ne saurait plus s’en déprendre ; il en est pénétré jusqu’aux moelles ; et cette immobilité des choses, cet ennui harmonieux, cette monotonie, a pour lui un charme, une douceur, dont il ne se rend pas compte, qu’il dénigre, qu’il aime, qu’il ne saurait oublier.