Antoine Van Dyck, sa vie et son œuvre

Antoine Van Dyck, sa vie et son œuvre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 173-202).
VAN DYCK

I. Antoine Van Dyck, sa vie et son œuvre, par M. Jules Guiffrey ; Paris, 1882 ; Quantln — II. Van Dyck et ses Élèves, par M. Alfred Michiels ; Paris, 1882 ; Londres.


I

La voix forte des génies puissans n’est pas toujours celle qui retentit le mieux dans la mémoire des hommes ; la voix pénétrante des génies aimables y prolonge souvent de plus durables échos. Les peintres de main hardie et de haute imagination ne manquent pas en Europe au début du XVIIe siècle. En Italie, la réforme des Carraches avait suscité toute une génération de praticiens vigoureux, de compositeurs savans, d’éclatans décorateurs dont les œuvres auraient droit encore à l’admiration si le terrible voisinage de leurs incomparables prédécesseurs du XVe et du XVIe siècle ne les dérobait fatalement à notre pensée. Dans les Flandres, autour de ce prodigieux Rubens, qui, réunissant en lui toutes les ardeurs de la poésie italienne à toutes les énergies du labeur flamand, avait fait éclater sur l’agonie sanglante du XVIe siècle la splendeur inattendue d’une renaissance nouvelle, travaillait tout un groupe d’artistes passionnés, dont la fécondité habile rappelait, sous un autre ciel, les grands jours de Florence et de Venise. Cependant aucun de ces ouvriers infatigables, aucun de ces maîtres supérieure, ni Dominiquin, ni Pietro da Cortona, ni Ribera, ni Poussin dans le Midi, ni Gaspard de Crayer, ni Jordaens, ni Franz Hals dans le Nord, n’obtint, durant ses longs travaux, des applaudissemens pareils à ceux qui accompagnèrent la courte vie de Van Dyck ; aucun ne conserva, après sa mort, ni des admirations si universelles ni de si fidèles sympathies.

Ce n’est pas seulement en Belgique que, depuis deux siècles, les érudits recueillent avec piété tous les lambeaux de documens qui peuvent jeter quelque jour sur la rapide et brillante carrière du beau peintre d’Anvers. L’Italie, qui n’a pu oublier son passage, l’étudie comme un des siens. L’Angleterre, qui lui doit son génie pittoresque, n’a jamais laissé fuir l’occasion de lui témoigner sa reconnaissance : Reynolds s’y est proclamé son fils, Smith y a dressé le premier catalogue de ses œuvres, Horace Walpole, Carpenter, Sainsbury et bien d’autres y ont recueilli les matériaux les plus sûrs pour sa biographie. En France même, où Van Dyck n’a fait qu’apparaître, le culte de sa mémoire s’est perpétué chez tous les écrivains d’art ; de Piles a enregistré sur ses façons de peindre les plus curieux détails ; Mariette a laissé sur son compte quelques-unes de ces notes expressives qui, dans leur brièveté sans apprêt, restent des modèles de science critique appliquée aux choses d’art ; Eugène Fromentin et M. Emile Montégut ont ici même parlé de lui dans les termes les plus pénétrans et les plus émus. Enfin c’est à Paris que viennent de paraître coup sur coup, avec un grand luxe d’impression et de gravures, les deux biographies les plus étendues qu’on lui eût encore consacrées, Van Dyck et ses Élèves, par M. Alfred Michiels, et Antoine Van Dyck, par M. Jules Guiffrey.

Ces deux ouvrages, dont les allures sont très différentes, ont ceci de commun qu’ils sont tous deux le résultat d’une longue enquête vaillamment poussée par une sincère admiration et qu’ils ont tous deux pris pour base un même manuscrit, jusqu’à présent inédit, conservé dans la bibliothèque du musée du Louvre. L’existence de ce précieux document, acquis par l’administration à la vente Goddé en 1851, n’était point inconnue. M. de Montaiglon, dans sa notice sur le musée de Bruxelles, M. de Chennevières dans ses annotations de l’Abecedario de Mariette, M. Charles Blanc dans sa biographie de Van Dyck, en avaient signalé l’importance. Toutefois, nul ne s’était décidé à en faire l’objet d’un travail spécial avant M. Jules Guiffrey, qui le copia en 1865 et prépara dès lors, en vue d’un concours ouvert par une académie de Belgique, le consciencieux ouvrage qui, longuement remanié depuis, étendu et complété par d’incessantes recherches, vient enfin de voir le jour. L’attention de M. Alfred Michiels ne fut attirée que plus tard sur le manuscrit anonyme, car, dans la deuxième édition de sa Peinture flamande, publiée en 1869, on n’en trouve point mention. Ces questions de priorité, dans la découverte ou l’emploi d’un document, nous semblent, à vrai dire, avoir peu d’importance ; les écrivains se jugent sur la valeur et non sur la date de leurs recherches ; les livres s’estiment non au poids des documens qu’on y entasse, mais au prix de la pensée qui s’en dégage. Toutefois, comme on a cru devoir, dans le cas présent, soulever ce débat puéril et que des souvenirs personnels nous permettent d’apporter un témoignage concluant dans l’affaire, il était juste, en passant, d’établir sur ce point la vérité.

On sait avec quelle légèreté furent écrites en général, au XVIIe et au XVIIIe siècle, les biographies d’artistes. Chez les amateurs même les plus éclairés, qui réunissent, avec amour des anecdotes sur les contemporains, qu’ils admirent, le respect de la chronologie, sans lequel il n’est pas d’histoire, est une vertu tout à fait inconnue. Les dates n’osent dresser leurs chiffres inflexibles, au-dessus de leur prose régulière, et l’on demeure stupéfait de la grossièreté des erreurs qu’ils se transmettent sans sourciller, parce qu’ils ont regardé sans les voir des documens qui couraient toutes les bibliothèques et des signatures qui leur crevaient les yeux. Les peintres flamands et hollandais en particulier, étudiés d’abord sérieusement, mais, incomplètement par Carl Van Mander et Cornelis de Bie, furent bientôt étrangement malmenés par deux folliculaires, d’Amsterdam, Arnold Houbraken et Jacob Campo Veyerman, qui, à quelques années de distance, brassèrent en style de pamphlet leurs biographies et, pour assurer le débit de ces romans, les grossirent tant qu’ils purent d’anecdotes bizarres et de récits scabreux. En 1753, Descamps, l’honnête directeur de l’école de dessin de Rouen, dans sa Vie des peintres flamands, allemands et hollandais, se contenta de copier Houbraken et Campo Veyerman. De toutes ces mains irrespectueuses ou naïves la réputation de Van Dyck sortit fort compromise, et sans que son œuvre s’en trouvât plus éclairée. Les lecteurs friands de scandales purent contempler en lui le type de l’artiste tel que certains esprits, bornés ou romanesques, aiment à se l’imaginer : un être charmant et fatal, doué de tous les vices comme de tous les attraits, un coureur d’aventures, infatigable, et éhonté, subornant, sous tous les soleils, les femmes de tous ses bienfaiteurs, rêveur incompris, viveur effréné, joueur incorrigible, qui finit par expirer, épuisé d’honneurs, enragé de jouissances, sur un fourneau d’alchimiste en cherchant la pierre philosophale.

C’est lorsque Descamps fit passer en France tous ces commérages hollandais qu’un amateur d’Anvers, dont le nom ne nous est pas parvenu, s’émut des, calomnies qui s’amoncelaient sur la mémoire de son compatriote et résolut, d’en avoir le cœur net. Était-ce un homme de loi ? était-ce un homme de lettres ? Nous n’en savons rien. En tout cas, c’était un homme rompu aux affaires. Son enquête fut menée avec la rigueur d’une instruction judiciaire. Il visita les lieux, interrogea les témoins, dressa des procès-verbaux, copia les lettres authentiques, réunit une liasse énorme de contrats, de reçus, de lettres, qui établissaient les faits, précisaient les dates, et quand il eut rassemblé ce volumineux dossier, se mit en devoir d’écrire son rapport. Malheureusement quelque événement inconnu, la mort sans doute, l’interrompit dans la tâche commencée ; son manuscrit, durant près d’un siècle, roula de mains en mains à l’aventure sans que personne en connût le prix avant que Fr. Villot l’eût acquis pour notre Louvre. Dans l’intervalle, les érudits, belges et anglais, avec le même esprit méthodique, sans se douter du travail considérable fait avant eux, avaient d’ailleurs commencé dans les archives publiques ou privées des recherches qui, chaque année, mettaient en lumière quelques lambeaux de vérité. La publication des Pictorial Notices par W. Hookham Carpenter et celle du Catalogue du musée d’Anvers, où MM. Van Lérius, de Burbure, de Laet, Génard n’ont cessé, à chaque édition, de consigner avec scrupule et simplicité toutes les découvertes de détail faites par eux ou par d’autres, avaient en particulier établi, par preuves écrites, une série de faits désormais incontestables. Il n’est donc point extraordinaire que deux érudits, se trouvant à la fois en présence d’une pareille accumulation de matériaux, aient cru tous deux le moment venu de construire enfin l’édifice et d’élever au grand peintre admiré par eux un monument digne de sa gloire.

Rien de plus divers, nous l’avons dit, que les tempéramens de ces deux écrivains. Tous deux appartiennent à des races robustes et en ont gardé un caractère commun, la ténacité dans le travail et la vigueur dans les convictions ; mais l’un y apporte toujours la violence exubérante du Flamand de plaine à sang rouge, tandis que l’autre y conserve toujours la fermeté calme du Dauphinois de montagne au pied ferme. M. Alfred Michiels, d’humeur batailleuse, s’élance à travers l’histoire comme un chevalier armé en guerre ; il fond, tête baissée, avec une égale impétuosité dans toutes les lices qui s’ouvrent à lui, réclamant de tous côtés des rivaux pour les pourfendre. Dans sa grande histoire de la Peinture flamande et hollandaise, il a accumulé pêle-mêle, comme un amas de dépouilles enlevées sans choix dans l’ardeur du combat, les trésors les plus précieux d’une érudition passionnée avec les fantaisies les moins utiles d’une imagination romanesque. Ses livres, riches en informations, abondans en vues nouvelles, où la recherche de l’éloquence est toujours chaleureuse et mouvementée, n’inspirent pas aux esprits difficiles une confiance entière. On craint que l’enthousiasme qui le guide ne l’égaré aussi quelquefois, et que les éblouissemens de son style ne troublent la vue de son jugement. Les périphrases ingénieuses de ses descriptions ne semblent pas à tous des ornemens indispensables ; les fleurs de sa rhétorique paraissent à quelques-uns des fleurs un peu fanées. Quoi qu’il en soit, M. Alfred Michiels possède toutes les qualités de ses défauts comme tous les défauts de ses qualités et il l’a bien montré de nouveau dans son Van Dyck. Il ne nous déplaît point, quant à nous, par le temps froid qui court, d’avoir à reprocher à un historien des excès de ce genre. Si l’admiration romantique qu’il professe pour son héros marqué du sceau fatal, à la mode de 1830, peut nous sembler trop absolue, combien d’excellentes aubaines cette admiration intolérante nous procure en chemin ! L’amour que M. Michiels porte à Van Dyck s’étendant à tous les lieux qu’a visités Van Dyck, à tous les êtres qui l’ont approché, le champ de ses observations s’élargit à perte de vue, et les digressions auxquels il se livre à propos des amis, des protecteurs, des élèves du maître ne sont guère moins intéressantes que la vie du maître même. On ne se porterait point garant, à coup sûr, de tous les jugemens qu’il prononce, mais on lui sait gré de les proférer si résolument. D’ailleurs c’est justice à rendre à M. Alfred Michiels que, s’il se trompe avec hardiesse, il confesse ses erreurs avec joie. Écrire de nouveau la vie de Van Dyck était pour lui un devoir de conscience, personne n’ayant plus sincèrement que lui pris pour argent comptant les romans d’Houbraken. Il a accompli cet acte de contrition avec une résignation loyale qui devrait désarmer tous les railleurs, lors même que son livre, écrit avec l’ardeur de mémoires personnels, ne présenterait point un ensemble de faits et d’impressions si animé et si vivant. Malheureusement les erreurs où l’entraîne son impétuosité et qu’il avoue si bien ne le rendent pas plus indulgent pour celles que peut commettre autrui. Personne, dans le monde irritable des érudits, il a la dent plus dure que M. Michiels pour ses confrères moins bien informés ou moins bien doués que lui. C’est là sans doute le secret d’une sorte de silence souvent injuste qui se fait autour de ses ouvrages, malgré leur importance.

Avec M. Jules Guiffrey, on n’a point à redouter de ces digressions téméraires ni de ces emportemens hasardeux. L’auteur de l’Histoire de la tapisserie en France et des Caffieri, l’éditeur des Comptes des bâtimens du roi) le continuateur des Archives de l’art français avait toutes les qualités rigoureuses d’esprit qu’il fallait pour compléter l’enquête commencée par le grave biographe d’Anvers. Strictement enfermé dans son sujet, dissimulant avec une modestie constante sa personnalité, discutant avec impartialité chaque ouvrage de son peintre, n’ayant d’autre souci littéraire que le souci de la clarté, il interroge avec calme et sévérité chaque fait et chaque date qui se présentent et ne les laisse passer que lorsqu’ils lui ont fourni des preuves irrécusables de leur authenticité. Ce n’est point un styliste qui charme l’imagination, c’est un historien qui tranquillise la conscience ; on se sent, avec lui, dans des mains fermes et sûres. Nul admirateur de Van Dyck ne pourra se passer de son livre, car il ne trouvera nulle part un si grand nombre d’informations méthodiquement groupées. M. Guiffrey a donné d’ailleurs une valeur exceptionnelle à son ouvrage, en dressant, avec une patience exemplaire Le catalogue complet des 1,192 peintures de Van Dyck dispersées, dans le monde entier, avec l’indication des graveurs qui les ont reproduites. Ce travail suffirait à faire grand honneur à l’érudition de M. Guiffrey, qui représente dignement cette école moderne d’investigateurs patiens et exacts dont l’activité fait sortir de toutes parts les matériaux solides, avec lesquels on pourra un jour reconstruire sérieusement l’histoire des arts. En ce qui regarde, Van Dyck, bien qu’il reste plus d’un point, obscur dans sa biographie, malgré la rareté de ses écritures, malgré la perte à jamais regrettable de sa correspondance avec Paggi conservée à Gènes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on peut dès aujourd’hui, grâce aux deux livres de MM. Guiffrey et Michiels, suivre d’un œil sûr, dans une clarté suffisante, les péripéties de son existence, les évolutions de sa pensée, les développemens de son œuvre.


II

L’enfance d’Antoine Van Dyck fut une enfance heureuse. Né à Anvers, le 22 mars 1599, il avait pour père un marchand de toiles fort à l’aise et très dévot, François, Van Dyck, pour mère une jeune femme d’une grâce accomplie et d’un esprit cultivé, Marie Cupers, qui donna à son mari douze enfans, en seize ans : Antoine était le septième. Pendant sa grossesse, Marie Cupers, brodeuse habile, avait, dit-on, exécuté une garniture, de cheminée, représentant la chaste Suzanne, dont on parla par la ville. Un critique allemand n’a pas manqué cette occasion de comparer Van Dyck à Napoléon, dans l’enfance duquel une tapisserie joue aussi un rôle, sa mère Laetitia ayant accouché sur un tapis où était peint un combat de héros. Les objets au milieu desquels grandit un enfant ont une vive action sur le développement de sa sensibilité ; aussi les légendes de ce genre s’accueillent-elles toujours parce qu’elles sont toujours vraisemblables. Quoiqu’il en soit, l’enfant dut montrer de bonne heure un goût décidé pour la peinture, car, dès l’âge de dix ans, on le trouve inscrit sur les registres de la guilde de Saint-Luc comme élève d’Henri van Balen. Deux ans auparavant, le 17 avril 1607, sa mère était morte, et la perte d’une affection si éclairée avait dû troubler profondément son imagination impressionnable. Cette douleur précoce déposa peut-être dans l’âme de l’orphelin le premier germe de cette tristesse attendrie qui devait plus d’une fois, percer dans les œuvres de l’artiste et leur donner un charme, inconnu jusqu’alors à ses robustes compatriotes, d’ordinaire aussi violens dans leurs souffrances que bruyans dans leurs joies. Les habitudes pieuses de son entourage contribuèrent encore à l’affinement de sa sensibilité. Dans toute sa famille, on observait les pratiques d’une dévotion minutieuse, non par crainte du saint-office qui gouvernait encore les Flandres, mais par tradition et par conviction. Son père, directeur de la chapelle du Saint-Sacrement à la cathédrale, fit de nombreuses donations aux confréries et mourut soigné par les dominicains. De ses cinq frères ou sœurs dont le sort est connu, quatre avaient embrassé la vie religieuse, et Antoine, jusqu’à sa mort, conserva avec eux les plus affectueuses relations, les peignant dans ses toiles, leur dédiant des estampes, leur confiant ses intérêts. Lui-même garda probablement, comme la plupart des hommes de son temps, même au milieu des plus grandes dissipations, la foi dans laquelle il avait été élevé, mêlant sans effort le culte intellectuel du paganisme aux pratiques convaincues du catholicisme, comme Rubens qui, levé tous les matins à quatre heures, ne manquait pas d’entendre la messe avant de déshabiller les fortes filles qui allaient poser dans ses mythologies. C’est forcer sans preuve toutes vraisemblances que de signaler, sur le simple vu de quelques tableaux douloureux, un libre penseur dans Van Dyck. Les labeurs excessifs et les agitations mondaines dans lesquels il brûla sa vie lui auraient-ils d’ailleurs laissé le loisir d’agiter en philosophe des problèmes métaphysiques ? M. Alfred Michiels nous parait emporté par son imagination romantique lorsqu’il croit surprendre dans Van Dyck les angoisses d’un sceptique et les haines d’un révolté contre les tyrannies de la terre et du ciel « ayant d’étonnantes similitudes avec Byron. »

Ce n’est pas dans l’atelier d’Henri van Balen, l’honnête doyen de la compagnie de Saint-Luc, que le petit Antoine prit, en tout cas, ces instincts de rébellion. Van Balen, peintre bien intentionné, très soigneux, fort timide, que son séjour en Italie avait, comme tant d’autres Anversois, ébloui sans l’échauffer, jouissait alors, dans la bourgeoisie locale, d’une réputation très supérieure à celle de Rubens, novateur audacieux qu’on surveillait avec méfiance. Il passait une bonne part de son temps à grouper des figurines dans les paysages minutieux de Breughel de Velours et de Josse de Monper. Quand il travaillait pour son compte, il préférait la mythologie à l’évangile, relisait les Métamorphoses d’Ovide, rêvait, au milieu de verdures bleuâtres, des déesses blanches d’une nudité froide s’efforçant de sauver, par des attitudes italiennes, l’incertitude de leurs formes flamandes. Ce bonhomme qui visait à l’Albane avait, à sa façon, un sentiment assez vif de la beauté des femmes et de la grâce des enfans ; il aimait le travail soigné, la peinture luisante, le contour exact, le détail précis, et ne détestait point les allégories. Son enseignement, par bien des côtés, convenait à la nature fine de Van Dyck, qui s’en souvint toujours. Il ne nous reste rien des travaux de l’adolescent chez Van Balen. Ces premiers essais durent être remarquables, puisque, dès 1615, Rubens, dès lors surchargé de travaux, et n’aimant point à former des débutans, le prit avec lui comme collaborateur autant que comme élève. Van Dyck alla vivre dans le somptueux palais de la place de Meir, que le maître triomphant venait de bâtir, au milieu des statues antiques et des tableaux vénitiens rapportés d’Italie, dans la compagnie des riches seigneurs, des lettrés spirituels, des belles femmes qui s’y réunissaient. C’est là qu’il respira ardemment l’amour des sociétés choisies, des divertissemens élégans, de l’existence fastueuse et magnifique, amour qui devait toute sa vie le tourmenter et l’enivrer. Il s’y trouvait avec d’autres jeunes gens, presque tous appelés à devenir célèbres. Jordaens, Van Thulden, G. de Crayer, Quellin, Jean van Hoock, Diepenbeck, Van Egmont, Van Mol, sur lesquels il prit vite le pas. Rubens, à ce moment, par un coup de génie, renouvelait l’art de graver comme il avait renouvelé l’art de peindre. En faisant reproduire son œuvre sous ses yeux par une troupe de graveurs enthousiastes sur des planches de grande dimension, il leur apprenait à lutter hardiment, par le mouvement des tailles, avec le mouvement des couleurs, et à transposer l’harmonie des valeurs sur la toile en une harmonie correspondante sur le papier, au lieu de traduire, comme on l’avait presque toujours fait jusqu’alors, même pour les plus grands Vénitiens, des couleurs par des formes et des tons par des contours. Pour mieux expliquer sa pensée à ses graveurs, il commençait par traduire ses symphonies éclatantes en grisailles monochromes ; souvent il chargea Van Dyck d’exécuter ces grisailles ; souvent aussi il lui faisait préparer, sur ses esquisses, des cartons entiers. C’est, dit-on, Van Dyck qui ébaucha en grande partie l’Histoire de Décius, en six toiles, qui est aujourd’hui l’orgueil de la galerie Lichtenstein, à Vienne. Un pareil exercice sous un pareil maître devait promptement développer toutes les facultés inventives du jeune homme. Comment s’étonner qu’en sortant des mains de Rubens, Van Dyck, encore tout enivré des hautes conceptions qu’il avait concouru à exprimer, se soit cru d’abord destiné à la grande peinture monumentale et qu’il n’ait jamais pu, jusqu’à son dernier jour, renoncer à ces premières ambitions ?

Rubens, toutefois, ne s’y était pas trompé. Discernant d’abord avec une clairvoyance expérimentée dans son élève favori ce qui n’était que souplesse d’esprit de ce qui était le fond même du tempérament, il l’engagea pour sa gloire à s’adonner au portrait. Les biographes du XVIIIe siècle ont vu dans ce conseil la preuve d’une jalousie honteuse. Les biographes d’aujourd’hui n’y voient avec raison qu’un témoignage de judicieuse amitié, La noblesse du caractère de Rubens, dans ses rapports avec Van Dyck, ressort d’ailleurs de tous les documens avec un touchant éclat, et toutes les calomnies débitées à ce sujet sont définitivement anéanties par les pièces authentiques. On y voit la protection généreuse du maître s’étendre sur la vie entière de l’élève. Van Dyck était déjà indépendant et reçu franc-maître depuis deux ans, lorsque Rubens lui procura ses premiers travaux d’importance en stipulant, le 29 mars 1620, par un contrat passé avec le père Tirinus, supérieur des jésuites à Anvers, que Van Dyck, son principal collaborateur pour les trente-neuf grands plafonds à exécuter dans leur église, serait chargé d’exécuter seul et en son nom un grand tableau d’autel dans le même édifice. C’est Rubens qui, quelque temps après, le confie à son ami le chevalier Vanni pour qu’il l’accompagne en Italie ; c’est Rubens qui lui donne l’un de ses chevaux pour faire la route. Van Dyck laissa en souvenir à son maître trois tableaux qui restèrent chez lui jusqu’à sa mort, la Pénitence de saint Jérôme, le Couronnement d’épines, l’Arrestation du Christ : on les retrouve aujourd’hui au musée de Madrid. L’année précédente, il avait déjà fait un court voyage à Londres, sur l’invitation du comte d’Arundel, et c’était encore chez Rubens qu’il avait été présenté à la comtesse d’Arundel. Le portrait de Jacques Ier, qu’on voit au château de Windsor, date probablement de cette époque ; et la somme de 100 livres que Van Dyck toucha le 16 février 1621, d’après les registres de l’échiquier, dut en être le paiement.

Au départ pour l’Italie se rattache, dans toutes les biographies, le roman du Saint Martin conservé dans le village de Saventhem, près de Bruxelles. Au dire d’Houbraken, le jeune Van Dyck, faisant étape à Saventhem, s’y serait attardé plusieurs mois dans les bras d’une belle fille, paysanne ou bourgeoise, pour laquelle il aurait peint deux tableaux, le Saint Martin et une Sainte Famille. Rubens, accouru d’Anvers pour arracher son élève à cette séduction intempestive, aurait éprouvé toutes les peines du monde à lui faire reprendre sa route. Il ne restait déjà rien de cette histoire après deux enquêtes faites au XVIIIe siècle, l’une par le prince de Rubempré, l’autre par l’anonyme du Louvre. Le Saint Martin et la Sainte Famille avaient été simplement commandés par le seigneur de Saventhem, Ferdinand de Boichot, pour le prix de 300 florins ; on en avait les preuves écrites. Cependant un érudit belge, M. Galesloot, a dernièrement trouvé mieux ; il a mis la main sur un texte établissant que Van Dyck avait demandé une jeune fille de Saventhem en mariage et ne l’avait pas obtenue. La jeune fille, de bonne maison bourgeoise, se consola, se maria deux fois et ne mourut qu’en 1701, presque centenaire, ayant toujours de sa première inclination conservé un grand goût pour la peinture.

Van Dyck quitta Anvers le 3 octobre 1621. On connaît à peu près son itinéraire ; c’est un point intéressant à déterminer lorsqu’il s’agit d’un artiste aussi sensible que Van Dyck aux influences nouvelles, aussi prompt à les refléter dans ses ouvrages. Probablement, il traversa la France ; dès le 20 octobre, on le trouve à Gènes. Restée, comme Venise, république indépendante au milieu de l’asservissement de l’Italie, Gênes était alors le centre commercial le plus actif et le plus riche de la péninsule. Une noblesse intelligente et une opulente bourgeoisie y rivalisaient de luxe et d’ostentation. Douze ans auparavant, Rubens y avait reçu le plus généreux accueil ; il avait fait, en souvenir de ce séjour, graver, d’après ses dessins, les palais magnifiques et les somptueuses églises de Gênes, et depuis cette époque n’avait cessé de correspondre avec le chef d’une maison patricienne, chef en même temps de l’école de peinture locale, l’infatigable décorateur Paggi. Paggi sans doute introduisit le nouvel arrivé dans cette société brillante où les arts étaient non-seulement aimés, mais encore pratiqués ; Van Dyck y retrouva plusieurs compatriotes, entre autres Lucas et Cornelis de Wael, les deux fils du vieux Jean de Wael, ancien doyen de la guilde des peintres, à Anvers : l’un, peintre de paysages, l’autre, peintre de genre, avec lesquels il se lia d’une solide amitié. Un portrait peint de la National Gallery, qu’on peut compléter par la description écrite de Bellori, nous permet d’imaginer la personne de Van Dyck à vingt-deux ans : vif, alerte, bien pris dans sa petite taille, d’un teint clair et rose, les lèvres fraîches et fines, presque imberbe encore, en assez bon point, avec ses cheveux châtains et bouclés en désordre, avec sa main soignée qu’il affectait de montrer, avec sa tournure élégante et un peu dédaigneuse, il avait presque l’air d’une jeune fille. Tous les contemporains constatent la grâce de ses manières, le charme de sa parole, la distinction de son esprit. Il se trouva à l’aise dans les fastueux salons de la Via-Nuova comme dans son milieu naturel ; les Spinola, les Brignole, les Durazzo, les Pallavicini l’accueillirent comme cavalier avant de l’employer comme peintre. Chez les Lomellini, il gagna les bonnes grâces d’une des dernières survivantes du grand XVIe siècle, la célèbre Sofonisba Anguisciola, de Crémone, octogénaire aveugle, autrefois peintre en titre du roi d’Espagne, qui, après avoir perdu son premier mari, le vice-roi de Sicile, s’était remariée à un gentilhomme génois. Sofonisba, qui aimait à grouper autour d’elle les artistes, parla longtemps au jeune peintre de Titien qu’elle avait connu ; Van Dyck disait volontiers plus tard que cette aveugle lui en avait plus appris sur les couleurs que la plupart des clairvoyans. N’était-ce pas déjà Titien qu’il avait appris à admirer dans le palais de Rubens ? Aussi lui tardait-il de voir Venise. Cependant, il ne paraît point, comme on l’a cru longtemps, qu’il se soit dirigé vers la Haute-Italie avant d’avoir vu Rome et Florence. Faut-il croire que les conseils de Rubens dirigeaient encore de loin son élève et l’invitaient à passer par l’école des grands dessinateurs avant de s’abandonner à l’enivrement des grands coloristes ? On l’a supposé sans invraisemblance. Quoi qu’il en soit, dès le mois de février 1622, il débarque à Civita-Vecchia, visite Rome, remonte bientôt à Florence, où il est accueilli par Sustermans, son compatriote, peintre du grand-duc, traverse Bologne, s’installe quelques mois à Venise, puis va faire à Mantoue le portrait de Ferdinand de Gonzague, le fils de l’ancien protecteur de Rubens. Au commencement de l’année 1623, il est de retour à Rome et s’y établit avec la pensée d’y faire un long séjour.

Dès lors, on peut l’affirmer, il s’était assimilé, avec une pénétration singulière, toutes les qualités des maîtres d’Italie qui pouvaient compléter son talent. M. Alfred Michiels a étudié avec une attention spéciale dans ses ouvrages la marque successive des diverses influences qu’il put subir. Ses observations sont souvent fondées. Il ne faut pas toutefois s’exagérer l’impression que produisirent sur l’élève de Rubens l’énergique Caravage et certains Bolonais. Quoiqu’il soit en effet possible de saisir à ce moment chez lui un goût inattendu pour les oppositions violentes et pour les tonalités sombres, ce goût, contraire à sa nature comme à son éducation, ne devait pas durer. C’est une observation plus juste de dire que le génie de Véronèse ne fut pas à Venise moins instructif pour lui que celui de Titien. Si Titien lui apprit la fermeté de l’attitude, la noblesse de l’expression, l’éclat profond des couleurs, la puissance des sacrifices utiles, Paul Véronèse lui inspira le sentiment des attitudes charmantes, l’amour des colorations brillantes et fraîches, le goût des harmonies d’ensemble, enveloppant dans la tendresse d’une lumière délicate les formes adoucies des choses. Quand Van Dyck revint à Rome, il se sentait donc armé de toutes pièces. Il se mit au travail avec cet entrain surprenant qui lui a permis de laisser, partout où il a passé, un nombre à peine croyable de tableaux et de dessins. Le premier portrait en pied qu’il eut à faire fut celui du cardinal Bentivoglio, ancien légat des Flandres. Tous les voyageurs qui ont visité le musée Pitti, à Florence, où cette admirable toile a été recueillie, ont gardé dans la mémoire l’image à la fois grave et brillante de ce prêtre diplomate. La tête maigre et sèche, aux lèvres pincées, aux yeux noirs et pénétrans, toute pâle au milieu des rouges étincelans, — rouge du camail, rouge de la robe, rouge des draperies, — semble avec une vivacité inquiétante poursuivre le spectateur de son regard. Le succès qu’obtint ce chef-d’œuvre attira sur le peintre l’attention générale. Les grands seigneurs anglais, qui déjà visitaient Rome en grand nombre, à l’exemple du comte d’Arundel, recherchant les antiquités et encourageant les artistes, lui témoignèrent un vif intérêt. George Gage, l’envoyé d’Angleterre (encore un ami intime de Rubens) se fit peindre par lui ; plusieurs de ses riches compatriotes en firent autant. C’était la gloire qui venait, c’était aussi la fortune. Est-il surprenant qu’un jeune homme de vingt-quatre ans s’en soit trouvé étourdi ?

Bellori raconte qu’on commença dès lors à voir le « peintre chevaleresque » se promener par les rues de Rome tout vêtu de velours, chargé de colliers d’or, portant plumes et joyaux à sa toque, toujours suivi d’une longue escorte de serviteurs. Pour peu qu’il eût déjà cette façon de regarder les gens par-dessus l’épaule, qu’on remarque dans quelques-uns de ses portraits, c’était plus qu’il n’en fallait pour offusquer les peintres de son âge, presque tous mal vêtus et mal rentes qui, venus de tous les bouts de l’Europe pour faire leur apprentissage, battaient les dalles de la ville éternelle. Ses succès d’artiste et ses succès mondains s’ajoutant à ces habitudes fastueuses et à ces allures impertinentes, exaspérèrent au plus haut point la jalousie de ses compatriotes. Un certain nombre de peintres flamands et hollandais, grosses gens pour la plupart, d’intelligence inculte et de gaîté bruyante, avaient tenté de frayer avec lui lors de son arrivée. Dans ce cénacle septentrional, on ne se piquait ni de mœurs délicates ni de manières choisies. Un érudit italien a dernièrement recueilli sur leur compte, dans les archives des notaires et dans les registres de police, toutes sortes de détails peu édifians. La plupart d’entre eux connaissaient le chemin de la justice autant que le chemin de l’atelier[1]. Ce ne sont qu’arrestations et amendes pour rixes au cabaret, querelles chez les filles, tapages nocturnes, bris de clôture, guet-apens, coups et blessures, tentatives de meurtre. Quelquefois la chose se passe entre Italiens et Flamands ; le plus souvent cela reste en famille, entre gens du Nord endurcis aux coups. L’Osteria della luna était le théâtre ordinaire de ces réjouissances ; c’est là qu’on fêtait, suivant un vieil usage, par une ripaille gigantesque, la bienvenue à tout Flamand nouveau débarqué. La fête se terminait par le baptême de l’invité, auquel on décernait un sobriquet. Van Dyck avait, paraît-il, décliné cet honneur. Quand on le vit choyé et fêté par toute la société romaine, la fureur de ceux qu’il avait dédaignés ne connut plus de bornes. Nous ignorons quels mauvais tours on lui joua, quelles calomnies infâmes on débita sur son compte ; toujours est-il que, suivant le prudent anonyme du Louvre comme suivant ses prédécesseurs, le séjour de Rome ne tarda pas à lui devenir insupportable et qu’il s’en échappa au plus vite pour regagner le Nord. Il rencontra en chemin la comtesse d’Arundel, qui le pressa de visiter Milan et Turin ; mais, après quelques mois de séjour dans cette dernière ville, il rentra le 7 juin 1624 dans sa bonne ville de Gênes.

Ce nouveau séjour à Gênes se prolongea deux ans et ne fut interrompu que par un voyage à Palerme sur l’invitation du vice-roi. La peste ayant éclaté en Sicile et le vice-roi succombé l’un des premiers, le peintre, chargé d’exécuter un tableau votif pour obtenir l’intercession de sainte Rosalie, crut prudent de revenir l’achever sur le continent. La longue liste des œuvres qu’il a laissées à Gênes prouve que ces deux années furent pour lui aussi laborieuses qu’heureuses et que ses bonnes fortunes, assez nombreuses si l’on en croit la tradition, ne nuisirent en rien à son activité. Les célèbres portraits équestres du palais Balbi et du palais Brignole, les portraits de l’Enfant bleu et de l’Enfant blanc au palais Durazzo, les portraits de femmes et les tableaux d’histoire disséminés dans diverses collections, montrent le peintre en pleine possession de tous ses moyens. Plus tard, sans doute, il fondra dans une harmonie plus particulière les élémens recueillis chez les divers maîtres. Ses tableaux de Gênes, comme tous ceux qu’il fera pendant longtemps encore et qu’on classe dans sa manière italienne, portent la marque de ses récentes admirations. Ici, on surprend un mouvement de Véronèse ; là, un profil de Dominiquin ; plus rarement, un accent violent de Caravage ; et toujours, le souvenir de l’aisance, de la force, de l’éclat profond de Titien ; car c’était Titien, en définitive, qui devait rester son dernier guide. Si l’on analyse, à partir de ce moment, toutes ses œuvres, on y trouve constamment, dans une proportion variable, suivant l’influence du moment, quelques parties de Titien mêlées aux élémens primitifs qu’il tenait de Rubens et des vieux Flamands. S’il devait brosser dans la suite des morceaux plus personnels, il ne devait pourtant jamais, pour la fierté du dessin, pour la noblesse des allures, pour l’ardeur des expressions, faire des chefs-d’œuvre supérieurs à ceux de Gênes. On comprend son triomphe et l’action immédiate de son talent sur les artistes italiens. Cependant le désir de revoir les siens le reprit au milieu de ses succès. Il quitta Gênes dans les premiers jours de juin 1625, s’arrêta quelques jours à Aix en Provence chez le conseiller Peiresc, avec lequel Rubens était en correspondance, passa à Paris, où il fit le portrait du marchand d’estampes François Langlois, dit Ciartres, gravé sous le titre de l’Homme à la musette, et à la fin de septembre, il était réinstallé à Anvers.


III

Le retour dans sa patrie fut d’abord pour Van Dyck le réveil amer d’un beau rêve. Pendant son absence, son père était mort. François Van Dyck avait-il perdu sa fortune ? Avait-il avantagé ses autres enfans ? Il ne semble avoir laissé à Antoine, en fait d’héritage, que la charge de peindre un tableau, le Christ en croix[2], pour les dominicains qui l’avaient soigné dans sa dernière maladie. Antoine, selon les apparences, n’aurait même exécuté que tardivement et d’assez mauvaise grâce les dernières volontés de son père. Il était en proie à plus d’un souci. S’il avait pu rêver, dans les enivremens de Gênes, un palais de marbre, plein de bruits de fêtes, regorgeant de serviteurs, d’élèves, de nobles invités, dressant ses colonnades superbes en face du luxueux palais de Rubens, il se trouvait, pour lors, fort déçu dans ses ambitions. Ses anciens camarades, parmi lesquels se trouvaient sans doute quelques-uns des Romains qu’il avait blessés par son luxe, se montrèrent, à l’abord, assez mal disposés pour lui ; on se tint sur la défensive comme on avait fait pour Rubens lui-même une vingtaine d’années auparavant. On contesta son talent, on le rabaissa devant ses maîtres, on le compara à ses condisciples, on le déclara dessinateur lâche et flottant à côté de Crayer, coloriste timide à côté de Jordaens, en définitive homme d’invention pauvre et, comme compositeur, inférieur à tous. Il ne trouva pour établir son atelier que de grandes salles froides et nues, dans un entrepôt de la ligue hanséatique ; il en garnit les murs avec les tableaux du Titien qu’il avait achetés en Italie et les nombreuses copies d’après les maîtres vénitiens qu’il en avait rapportées. Là il attendit les commandes qui ne venaient guère.

Tout se réunissait d’ailleurs pour aigrir dans son âme cette nostalgie du ciel italien à laquelle échappent peu d’artistes et qui avait autrefois si profondément accablé Rubens à son retour. A la tristesse de la lumière s’ajoutait la tristesse des choses. Sur le grand quai d’Anvers, ruiné par de longues guerres, Van Dyck cherchait en vain la gaîté active et le mouvement pittoresque du port de Gênes. La vieille cité était encore mal remise des saccages que les Espagnols lui avaient fait subir et des épouvantes que lui avait imposées l’inquisition. Partout des magasins transformés en couvens, partout de longs murs silencieux s’élevant à la place des chantiers bruyans, partout les corporations d’arts et métiers remplacées par d’innombrables confréries de toute couleur, se multipliant sous l’impulsion des jésuites. Le silence de la paix avait succédé au fracas des guerres, mais quel silence ! un silence de lassitude, plein de terreurs inquiètes, où s’élevait par instans encore le crépitement des bûchera brûlant quelques sorcières. Magna urbs, magna solitudo ! s’écrie un voyageur qui traverse cette ville dépeuplée. Quel contraste avec cette vivante cité de Gênes, où s’agitait, sous un vif soleil, une population active et joyeuse dans toute sa liberté méridionale d’allure et de langage ! Quelle différence entre cette bourgeoisie de Belgique, honnête, mais renfermée et craintive, et cette aristocratie d’Italie, souvent corrompue, mais d’une hospitalité si avenante, d’une intelligence si cultivée, d’une imagination si éveillée !

Ce fut encore Rubens qui, dans cet affaissement, tendit la main au jeune homme dont son génie avait allumé les nobles ambitions. Pour lui donner une preuve publique de sa haute estime, il lui acheta toute une série de tableaux qu’il venait de faire, parmi lesquels une répétition du Saint Martin de Saventhem. Ce tableau selon M. Michiels, serait le célèbre Saint Martin de Windsor qu’on a toujours pris pour un Rubens : c’est une opinion à examiner sur place. Cette intervention puissante décida la fortune. Le bourgmestre Roccox, que Rubens avait peint en compagnie de sa femme sur les volets du fameux triptyque de l’église des Récollets (musée d’Anvers), demanda son portrait, celui de sa nièce et de sa petite-nièce à Van Dyck[3]. Les corporations religieuses dont faisaient partie ses frères et sœurs voulurent avoir de sa main des tableaux d’autel. L’église de Notre-Dame de Termonde lui demanda le Crucifiement qui s’y trouve encore, dans lequel il groupa au pied de la croix saint François, la Vierge, la Madeleine, saint Jean, saint Longin. Il s’efforça dans cette composition pathétique, de montrer tout ce qu’il savait comme dramaturge religieux formé par Rubens, tout ce qu’il pouvait comme praticien éclatant exercé à l’école des Italiens, et il attira dès lors les imaginations émues par la touchante exaltation des passions douloureuses qu’il sut imprimer sur les nobles visages de ses acteurs sacrés. Le Saint Sébastien de la Pinacothèque de Munich date de la même époque ; ce fut, semble-t-il, un morceau de bravoure qu’il exécuta, moins pour exprimer un sentiment religieux que pour montrer à tous sa virtuosité ; ce morceau, d’une sentimentalité froide, mais d’une exécution surprenante, plut particulièrement aux dilettanti. On en trouve des répétitions ou copies dans presque toutes les grandes galeries d’Europe (musée du Louvre, n° 139). La même année, il fut appelé à Bruxelles pour y peindre cette étrange et pâle figure de l’archiduchesse Claire-Eugénie, avec ses yeux fixes et son bec crochu d’oiseau de proie, immobile sous son costume austère des clarisses qu’elle ne quitta plus depuis la mort de son mari. Le musée de Turin possède l’original, et le Louvre une excellente répétition (n° 145). L’exactitude parlante de cette image le mit tout à fait bien en cour. Dès lors, il fut question de lui pour de grands travaux.

Malgré ces encouragemens multipliés, l’âme inquiète de l’artiste s’accommodait toujours mal de la régularité froide des habitudes flamandes ; ses regards ne cessaient de se tourner vers l’Angleterre, où l’appelaient ses meilleurs amis d’Italie, faisant luire à ses yeux l’attrait d’une vie facile au milieu d’une société cultivée. En 1627, il retourna à Londres avec l’intention de s’y faire présenter à la cour. Il était descendu chez son compatriote Geldorp, conservateur des tableaux du roi, peintre médiocre, intrigant habile, négociateur d’affaires délicates, quelque peu entremetteur, dont la grande maison de Drury-Lane servait d’auberge aux artistes étrangers, de magasin aux brocanteurs, et de rendez-vous, dit Walpole, aux galans du grand monde. La protection du comte d’Arundel eût été plus sérieuse si le duc de Buckingham n’eût à ce moment accaparé toutes les faveurs royales. Deux peintres de mérite, protégés par Buckingham, deux Hollandais, Daniel Mytens et Cornelis Jansen Van Ceulen, étaient prêts d’ailleurs à bien défendre leurs titres de peintres officiels[4]. Van Dyck ne put voir Charles Ier et revint à Anvers. Cette tentative infructueuse pour changer sa destinée détermina en lui une crise morale dont il sortit victorieux. Dès son retour, virilement résigné à sa situation, il se mit au travail avec un renouvellement d’énergie, et, durant trois années, produisit sans relâche. C’est la période la plus noblement laborieuse de sa vie.

Coup sur coup, en effet, on le voit achever le grand Saint Augustin en extase, commandé par le père Marinus Jansenius pour l’église des Augustins à Anvers, les Crucifiemens de Saint-Michel à Gand et de la cathédrale à Malines, et l’immense composition de l’hôtel de ville de Bruxelles, le Conseil échevinal, qui faisait face au Jugement de Cambyse, par Rubens, et dans laquelle étaient groupés vingt-trois personnages[5]. Plusieurs faits prouvent qu’un grand calme s’était établi à ce moment dans son esprit et qu’il acceptait, avec une tranquillité complète au moins en apparence, les nécessités de la vie régulière dans laquelle il était rentré. En 1628, il se fait affilier à la confrérie des célibataires, dirigée par la société de Jésus, pour laquelle il peint deux de ses meilleures toiles, le Mariage mystique du bienheureux Herman avec la sainte Vierge, le Mariage mystique de sainte Rosalie avec l’Enfant Jésus (musée du Belvédère à Vienne). En même temps, il fait son testament, par lequel il institue légataires universelles ses deux sœurs Suzanne et Isabelle, à la charge d’assurer la subsistance de sa vieille servante. Il n’y est point question encore d’une fille naturelle, dont il s’occupera dans un testament postérieur. Les succès éclatans qu’il venait d’obtenir lui permettaient de réparer rapidement sa fortune, et la correspondance relative à l’Érection de croix de Courtrai, qui nous a été conservée, prouve qu’il s’entendait à merveille à défendre ses intérêts. Il dut accepter toutefois dans cette affaire une réduction de 200 florins sur le prix de 800 florins qu’il demandait. Le malin chanoine Roger de Braye, qui avait obtenu cette concession par une épître en vers, remplaça, lors du règlement, les 200 florins supprimés par une douzaine de gaufres, dont le peintre le remercia. La négociation se fit de part et d’autre dans les termes les plus courtois. C’est alors qu’il peignit d’innombrables Christ en croix, Dépositions de croix, Ensevelissemens du Christ et Madones, dans lesquels il sut toujours mettre, sans varier beaucoup ses ordonnances, une expression pathétique d’une distinction séduisante qui leur attira immédiatement de nombreux dévots. Entre temps, il allait en Hollande, où il se rencontra avec Hals, pour y peindre le prince d’Orange, et il achevait, soit à Anvers, soit à Bruxelles, de nombreux portraits tantôt en bustes, tantôt en pied, tantôt à cheval, tous exécutés avec une résolution radieuse, dans des gammes hardies de couleurs vibrantes, où la précision expressive des vieux Flamands éclatait sous les chaudes enveloppes de l’Italie. D’une habileté sans pareille à saisir promptement le caractère d’une physionomie et à l’exprimer vivement par ses traits les plus délicats, il déployait dès lors, dans ce genre de travail, une souplesse qui se pliait à toutes les exigences et une aisance qui ne se déconcertait jamais. Toute la noblesse flamande et espagnole de la cour de Claire-Isabelle passa par son atelier ; Marie de Médicis et sa petite cour d’exilés français, Gaston d’Orléans, le comte de Moret, tinrent à honneur d’y venir, poser. Le pinceau du peintre ne lui suffisant plus, saisit l’outil du graveur, et, d’une pointe résolue dont la dextérité n’a pas été surpassée, il donna, dans dix admirables eaux-fortes, des modèles désespérans même pour les vaillans graveurs formés par Rubens, qu’il invita à l’imiter en leur fournissant des esquisses peintes d’après les contemporains célèbres. C’est alors que fut continuée méthodiquement la série célèbre des portraits d’artistes, probablement commencée en Italie, qui devait former plus tard le recueil des Centum Icones. Cette fécondité, ces succès, cette prospérité n’étouffaient point cependant au cœur du peintre, ses aspirations, un instant refoulées, vers les magnificence de la vie anglaise. En 1630, l’un de ses amis, Endymion Porter, pour faire sa cour au roi Charles Ier, lui offrit une peinture de Van Dyck, Armide et Renaud. Ce petit tableau galant fit ce que n’avaient pu autrefois ni la recommandation de Rubens, ni celle du comte d’Axundel ; ce fut le talisman, qui ouvrit au grand portraitiste les portes, de White-Hall. L’impatience du peintre était telle qu’ayant appris que l’agent du roi à, Bruxelles, Balthasar Gerbier, chargé de négocier secrètement son départ, avait gardé vis-à-vis de. lui une discrétion trop longue au gré de ses désirs, il en conçut un dépit amer et lui joua un vrai tour de rapin. Il déclara qu’un de ses tableaux, acheté par Gerbier pour le roi, était un tableau faux. Le malheureux Gerbier, accusé d’ignorance ou même de pis, tremblant pour sa faveur, en fut réduit à ouvrir une enquête judiciaire. Le procès prouva l’authenticité de la toile. Van Dyck n’en avait jamais douté, mais il se tint heureux. d’avoir mystifié, en lui donnant une peur blanche, le trop prudent diplomate qui s’était permis de ne pas lui ouvrir avec plus d’empressement la route d’Angleterre.


IV

Le fait est que Van Dyck, une fois à Londres, se sentit sur son vrai terrain (avril 1632). Présenté cette fois par son ami Kenelm Digby, il obtint immédiatement la faveur de peindre le roi en pied et la reine en buste. Ces deux essais réussirent si bien qu’on lui commanda le grand tableau de la famille royale qui est aujourd’hui au château de Windsor. Il déploya cette fois une telle séduction dans le jeu des couleurs, donna une telle vivacité aux ressemblances, une telle délicatesse dans les expressions, avec un sentiment si délicieux de la beauté féminine chez la reine Henriette-Marie et de la grâce enfantine chez le prince de Galles en béguin et chez le petit duc d’York en maillot, que ses prédécesseurs et rivaux, Daniel Mytens et Cornélis Van Ceulen, se virent supplantés sans retour. L’un s’enfuit en Hollande ; l’autre s’alla cacher dans le comté de Kent. Van Dyck fut nommé peintre principal de leurs majestés ; le 5 juillet 1632, il reçut le titre de chevalier, si envié à Rubens, avec une chaîne d’or, sans laquelle il ne se montra plus ; le 17 octobre 1633, on lui assigna une pension annuelle de 2Û0 livres sterling. Le roi s’était occupé lui-même de son logement ; on a retrouvé une note de sa main portant ces mots : « Parler à Inigo Jones du logement de Van Dyck. » Il lui avait donné, à Londres, des appartemens et des ateliers dans l’ancien couvent de Black-Friars, et, pour l’été, une résidence à Utham. Le prix des portraits de la famille royale était alors fixé à 50 livres sterling pour les figures en buste, à 100 livres pour les figures en pied. Pendant neuf ans, le roi et la reine ne se lassèrent point d’admirer ni d’employer leur peintre ordinaire. On connaît encore actuellement dix-neuf portraits de Charles Ier et dix-sept portraits d’Henriette-Marie, sans compter ceux de leurs enfans.

Il était difficile, pour un artiste, de trouver un protecteur plus enthousiaste et plus éclairé que Charles Ier. Ce malheureux roi, d’une intelligence si ouverte, d’un jugement si fin en tout ce qui ne touchait pas l’art de régner, le plus bienveillant des princes, le meilleur des hommes privés, venait de s’assurer, par une mesure qu’il croyait hardie et qui n’était qu’imprudente, une trêve apparente à des préoccupations politiques dont il avait horreur. Trois-ans avant l’arrivée de Van Dyck, il avait pour la troisième fois dissous son parlement grondeur, et, livrant l’autorité sans contrôle aux mains énergiques du comte de Strafford et de l’évêque Laud, il s’abandonnait tout entier à son goût pour les joies de l’esprit. La cour, de son côté, prenant le silence du pays pour une soumission définitive, s’était hâtée de reprendre sa vie joyeuse, trop longtemps interrompue. Poètes, musiciens, artistes de toute espèce étaient accourus de nouveau en foule à Londres. Pendant quelques années, l’élégant Charles, et la toute charmante Henriette purent, dans le bruit des fêtes incessantes, fermer l’oreille au grondement lointain de la grande tempête qui devait les emporter.

Le roi Charles allait souvent passer ses après-dîners à Black-Friars, dans l’atelier de Van Dyck, qui devint bientôt le rendez-vous de l’aristocratie. Le peintre s’était mis sans peine sur le pied qu’il fallait pour faire honneur à de pareils cliens. N’était-ce pas la grande existence qu’il avait toujours rêvée ? Nombreux domestiques, chevaux d’attelage, chevaux de selle, équipages brillans, musiciens à gages, chanteurs et bouffons, il réunit autour de lui tout ce qui pouvait faire de sa vie fastueuse une fête continue, comme celle qui s’agitait sous les colonnades ensoleillées de Paul Véronèse. « C’est avec ce luxe, dit Bellori, qu’il recevait les plus grands personnages, dames et seigneurs, qui, chaque jour, se venaient faire peindre chez lui. Il avait l’habitude de les retenir à sa table, dépensant en mets exquis 30 écus par jour, ce qui semblera incroyable à ceux qui ont l’habitude de notre parcimonie italienne, mais non à ceux qui connaissent les pays étrangers et songent au nombre de gens qu’il nourrissait. En outre, il entretenait des hommes et des femmes comme modèles pour ses portraits, car une fois la ressemblance du visage assurée, il faisait le reste au moyen de ces modèles… Il avait l’habitude de peindre du premier coup, et quand il faisait des portraits, il les commençait le matin de bonne heure et, sans interrompre son travail, retenait à déjeuner ces nobles seigneurs, si hauts personnages et si grandes dames qu’ils fussent ; ils allaient d’ailleurs volontiers chez lui, comme en partie de plaisir, attirés par la variété des divertissemens. Après dîner, il se remettait à l’ouvrage de façon à peindre deux tableaux en un jour, qu’il terminait ensuite avec quelques retouches. » Ces détails, que Bellori tenait de sir Kenelm Digby, devenu plus tard le représentant du roi Charles II auprès du saint-siège, nous montrent quelle rapidité Van Dyck apportait dès lors à exécuter ses portraits et par quels expédiens il parvenait à satisfaire promptement toutes les exigences de sa noble clientèle sans avoir à lui imposer de trop longs ennuis. De Piles y ajoute des renseignemens non moins curieux que lui avait communiqués Jabach, dont Van Dyck avait fait trois fois le portrait : « Van Deik ne travailloit jamais plus d’une heure par fois à chaque portrait, soit à ébaucher, soit à finir, et, son horloge l’avertissant de l’heure, il se levoit et faisoit la révérence à la personne, comme pour lui dire que c’en étoit assez pour ce jour-là ; après quoi son valet de chambre lui venoit nettoyer ses pinceaux et lui apprêter une autre palette pendant qu’il recevoit une autre personne à qui il avoit donné heure. Il travailloit ainsi à plusieurs portraits en un même jour d’une vitesse extraordinaire. Après avoir légèrement ébauché un portrait, il faisoit mettre la personne dans l’attitude qu’il avoit auparavant méditée et avec du papier gris et des crayons blancs et noirs, il dessinoit en un quart d’heure sa taille et ses habits qu’il disposoit d’une manière grande et d’un goût exquis. Il donnoit ensuite ce dessein à d’habiles gens qu’il avoit chez lui pour le peindre d’après les habits mêmes que les personnes avoient envoyés exprès à la prière de Van Deik. Pour ce qui est des mains, il avoit chez lui des personnes à ses gages de l’un et de l’autre sexe qui lui servoient de modèle[6]. » Jabach, il est vrai, l’amateur délicat, s’étonnait un peu de ces façons expéditives, qu’il comparait avec le travail scrupuleux et patient auquel il avait vu le peintre se livrer autrefois, mais Van Dyck lui répondait avec désinvolture que, s’il avait autrefois beaucoup peiné, c’était qu’il travaillait alors pour sa réputation, tandis qu’il travaillait maintenant pour sa cuisine.

La cuisine, en effet, pour laquelle il travaillait, et au feu de laquelle venaient se chauffer tant de parasites, devenait une cuisine de plus en plus dévorante qui absorbait tout, engloutissait tout, brûlait tout. Aux dépenses de table, de domestiques, d’équipages, de représentation, de divertissemens s’ajoutaient les dépenses de galanteries. Un jour que Charles Ier s’entretenait, dans son atelier, avec lord Strafford, de ses embarras financiers, il se retourna brusquement vers le peintre qui les écoutait avec attention : « Et vous, seigneur cavalier, avez-vous jamais su ce que c’était que d’avoir besoin de mille écus ? — Sire, répondit Van Dyck, quand on tient table ouverte à ses amis et bourse ouverte à ses maîtresses, on trouve vite le fond du coffre. » Le peintre qui tournait tant de têtes put avoir, en effet, quelquefois la tête tournée, mais il apporta, en véritable homme du monde, dans ses bonnes fortunes, une discrétion qui n’a jamais permis, ni à la malveillance des contemporains, ni à la curiosité de la postérité, d’en pénétrer le mystère. « Si l’amour des femmes, dit l’anonyme d’Anvers, est un faible instinct chez quelques hommes, c’est une passion impérieuse chez d’autres, surtout quand elle est justifiée par l’usage et l’habitude. Comme Van Dyck craignait les propos, le scandale, il apportait, dans ses amours tant de bienséance et de circonspection qu’il eût rendu cette faiblesse excusable si elle pouvait l’être. » On n’a donc aucune preuve de la liaison que le bruit public lui attribua avec la femme même de son protecteur Kenelm Digby, la célèbre lady Venetia Stanley, qu’il représenta une première fois sous la figure de la Prudence repoussant la Calomnie, et qu’il peignit bientôt, sur son lit de mort, une rose fanée à la main. Une lettre de lord Conway au comte de Strafford, du 22 janvier 1636, montrerait, il est vrai, le peintre mêlant, d’une façon assez peu chevaleresque, les questions d’argent aux questions d’amour. En réalité, la seule liaison publique qu’on lui connut fut celle qu’il contracta avec miss Marguerite Lemon, fille d’un alderman, déjà fort compromise par des galanteries bruyantes lorsque Van Dyck l’installa à Black-Friars. Miss Lemon, d’une intelligence cultivée, d’un tempérament passionné, d’un caractère violent, ne contribua pas médiocrement, sans doute, à accroître le désordre d’existence qui ne tarda pas à troubler l’esprit de l’artiste et à compromettre sa santé.

Il n’y eut qu’un moment d’accalmie dans cette excitation fiévreuse ; ce fut le temps que Van Dyck alla passer en 1634 à Anvers, où il avait conservé des intérêts de diverse nature. Martin van den Enden y gérait toujours, en son nom, l’atelier de gravure qu’il avait fondé. Ses sœurs y élevaient une petite fille naturelle encore en bas âge dont la mère était probablement morte. Il venait, en outre, de faire un placement hypothécaire sur la seigneurie de Steen, que Rubens allait bientôt acheter. Cette fois, on l’accueillit en triomphateur. Ses confrères l’élurent doyen de Saint-Luc. La cour l’appela à Bruxelles, où il assista à l’entrée de l’archiduc Ferdinand. Il y fit, avec plusieurs portraits de dames et de seigneurs français, le portrait équestre de Thomas de Savoie, prince de Carignan, généralissime des troupes espagnoles. M. Michiels suppose qu’il ne rentra en Angleterre qu’à la fin d’avril 1635, après avoir aidé Rubens, déjà souffrant de la goutte, dans la direction des travaux pour l’entrée triomphale du cardinal-infant à Anvers, le 17 avril. Cette supposition n’a rien d’invraisemblable.

A dater de ce retour, Van Dysck surmène plus que jamais ses forces avec un inconcevable aveuglement. L’ardeur au travail s’exagère chez lui en même temps que d’ardeur au plaisir. Le gouffre l’attire à mesure qu’il se creuse. On ne parviendra jamais à dresser la liste complète des portraits grands ou petits, isolés ou de famille, qu’il peignait alors. Cependant ni la renommée de premier portraitiste de son temps, ni les ressources énormes que cette renommée lui assurait ne suffisent à assouvir ses ambitions de gloire, mon plus que ses besoins d’argent. Le désir mal contenu d’être aussi le premier parmi les peintres d’histoire se réveille en lui avec une violence inattendue. Remarquons qu’il ne perdit jamais une occasion d’entrer, sur ce terrain, en lutte ouverte avec Rubens ; d’abord, en 1626, c’est à Bruxelles, où il oppose son Assemblée échevinale au Jugement de Cambyse ; bientôt, en 1641, ce sera à Paris, où il demandera à décorer la galerie du Louvre, comme son martre avait décoré la galerie du Luxembourg. A Londres, à l’époque où nous sommes parvenus, en 1636, ce sont les quatre murailles de la salle de White-Hall qu’il veut couvrir de tapisseries, fabriquées d’après ses cartons, sous le plafond rayonnant que Rubens venait d’y achever. En poursuivant avec opiniâtreté toutes les occasions de se mesurer avec le puissant créateur qui l’avait formé, Van Dyck montrait-il un juste sentiment de ses propres forces ? Il est permis d’en douter. En tous cas, de toutes façons, le moment était fort mal choisi pour se prendre à de si gigantesques projets. D’une part, dans cette fabrication ininterrompue de portraits souvent insignifians, il avait pris de telles habitudes ’d’improvisation qu’il s’était déjà en plusieurs occasions trouvé presque impuissant à traiter des sujets historiques. Le Mariage mystique de sainte Catherine, le Sauveur guérissant les malades, Samson et Dalila, l’Amour et Psyché révèlent, avec l’affaiblissement de la main, un grand affaiblissement de l’imagination. D’autre part, les finances royales étaient dans un état déplorable. Strafford et Laud défendaient ce qui restait du trésor contre les prodigalités de la cour avec une énergie désespérée. Le malheureux Charles en était réduit à vérifier lui-même ses factures avec une rigueur d’usurier. Rien de plus lamentable que l’aspect du mémoire de fournitures qui lui fut remis en 1638 par son premier peintre, dont la pension n’avait pas été payée depuis cinq années. Cette note nous est parvenue toute couverte d’annotations et de ratures. C’est un marchandage sans pitié. Tous les portraits en buste marqués 20 livres sont vérifiés au maximum à 15 livres ; « une Teste d’un valiant poète » tombe de 20 à 12 livres ; « le Roi à la ciasse, » le chef-d’œuvre du Louvre ou le chef-d’œuvre de Windsor, se voit cruellement réduit de moitié : le peintre demande 200 livres, le roi n’en donne que 100. L’heure fatale venait de sonner où, endetté jusqu’au cou, ne pouvant plus rien payer, ni frais de guerre, ni frais de paix, Charles avait dû se résoudre à convoquer de nouveau le parlement. Comment Van Dyck put-il choisir ce moment pour demander à son souverain aux abois, pour ses seuls cartons, une somme si extravagante qu’Horace Walpole ose à peine l’écrire ? Rubens, pour son grand plafond, avait reçu 3,000 livres sterling (75,000 francs), chiffre déjà énorme si l’on pense à la valeur de l’argent à cette époque. Van Dyck, pour ses quatre cartons, demande 80,000 livres (2,000,000 de francs)[7].

À ce moment, il est vrai, exténué de fatigues, altéré de richesses, Van Dyck n’avait plus confiance dans son pinceau pour achever sa fortune et, en compagnie de son ami Digby, il demandait aux pratiques de l’alchimie l’assouvissement de sa grande soif d’or. Le fait ne peut guère être mis en doute. Charles Ier, qui portait toujours à son artiste favori la plus vive affection, le voyant dépérir chaque jour en proie à tant de passions qui l’épuisaient, résolut de le sauver malgré lui ; il ne crut pouvoir mieux s’y prendre qu’en le mariant. Il lui fit épouser une jeune fille d’une grande famille longtemps disgraciée, Marie Ruthven. Ce mariage fit grand bruit. Marguerite Lemon, exaspérée, s’embusqua plusieurs fois avec l’intention de couper le poignet à son infidèle. N’y parvenant pas, elle finit par se jeter au cou d’un beau garde du corps qui fut tué quelque temps après dans une escarmouche. La pauvre femme ne survécut pas à cette dernière catastrophe ; elle se tira un coup de pistolet. Van Dyck, dans ce mariage correct, trouva-t-il l’apaisement qui lui eût été nécessaire pour reprendre son équilibre ébranlé et la force dont il allait avoir besoin pour traverser la crise qui se préparait ? Il était déjà si usé de corps et d’âme qu’aucun remède, physique ou moral, n’eût sans doute réussi à le sauver. Tout l’édifice de sa fortune commençait d’ailleurs à craquer. Non-seulement Charles Ier ne payait plus, mais il ne régnait plus. Le long parlement était entré en scène. De tous côtés, la guerre civile se préparait. La noblesse se retirait dans ses châteaux. La tristesse puritaine commençait à envahir Londres. Van Dyck crut-il le temps venu de quitter l’Angleterre et d’aller chercher sur le continent une destinée moins agitée ? Cela paraît probable, car au mois de janvier 1641 on le trouve à Paris, où il demande à faire les peintures de la galerie du Louvre. Par malheur pour lui, Poussin venait d’arriver, mandé exprès de Rome par le cardinal de Richelieu pour exécuter ce travail. L’étranger ne fut même pas écouté. Cette déception, jointe à la douleur qu’il avait dû éprouver durant son passage à Anvers en n’y retrouvant plus son maître Rubens, mort quelques mois auparavant, acheva de l’accabler. Les nouvelles qui lui arrivaient d’Angleterre étaient encore plus faites pour le désespérer. Dans le mois de mai, l’un de ses protecteurs les plus fidèles, lord Strafford, avait été arrêté et exécuté ; tous ses autres amis étaient menacés. Il ne se décida pourtant à quitter Paris qu’à la fin de novembre[8]. Quelques jours après son arrivée, le 1er décembre, sa femme accouchait d’une fille, Justiniana. Le jour même, il faisait son testament et, malgré les efforts des médecins que le roi avait appelés près de lui avec une sollicitude plus affectueuse que jamais, il expira le 9 décembre. Il fut enterré dans la cathédrale de Saint-Paul.


V

Si les faits certains recueillis soit dans le judicieux ouvrage de M. Guiffrey, soit dans le livre enthousiaste de M. Michiels, permettent de reconstituer, mieux qu’on ne l’avait pu l’aire encore, la vie agitée de l’artiste mondain dans les milieux divers qu’il traversa, les dates établies par ces faits, en constituant la chronologie de ses travaux, jettent aussi de vives lumières sur son œuvre dont elles montrent les transformations étroitement liées aux transformations de son esprit. Van Dyck, presque autant que Rembrandt, s’est complu à se peindre lui-même. Trois de ses portraits sont spécialement intéressans : celui de la National Gallery, où le jeune homme, brillant et frais, presque imberbe, assez gras, montrant d’un air dégagé sa belle main, sourit doucement à l’avenir ; celui du recueil des eaux-fortes, reproduit sur le frontispice des Centum Icones, où l’homme radieux, en pleine possession de sa virilité élégante, confiant en son destin, sûr de sa gloire, le front haut, la lèvre pincée sous sa moustache retroussée, lance de ses yeux perçans par-dessus son épaule un regard de maître un peu dédaigneux ; celui du musée du Louvre, où, dans une toilette à la fois plus luxueuse et plus négligée, il dresse déjà moins fièrement la tête et laisse voir sur son visage bouffi et pâli les traces d’une fatigue précoce. Il suffit d’avoir vu l’un d’eux pour comprendre qu’on se trouve en face d’un tempérament extrêmement vif et nerveux, d’une intelligence déliée et sagace, d’un caractère prompt et impressionnable.

Érasme Quellin eut un jour la fantaisie, dans un dessin qu’a gravé Pontius, d’accoler l’image du chevalier Van Dyck à l’image du chevalier Rubens ; quelles différences entre ces deux physionomies ! Chez le maître, l’œil largement ouvert, la bouche forte et parlante, le port franc et ferme, un superbe épanouissement de santé, de force souriante, de naturelle volonté ; chez l’élève, le regard aigu et perçant, les lèvres fines et serrées, quelque chose à la fois de plus distingué et de plus réservé, une sorte de délicatesse efféminée, avec une pointe de fatuité dans les traits, l’allure, l’expression. Les contemporains, du reste, sentaient bien le contraste des deux natures et des deux talens ; au-dessus du médaillon de Rubens voltige une flamme avec des foudres ; au-dessus du médaillon de Van Dyck, deux colombes se becquètent. « Vous qui l’avez aimé, disent les hexamètres du titre, vous doutiez en tremblant, si c’était Cupidon lui-même ou le dieu porteur de l’arc. » Apollon ou l’Amour, tels étaient, en effet, les dieux avec lesquels les goûts allégoriques du temps lui pouvaient trouver quelque parenté. Lui-même s’est peint une fois en berger Paris. Cette tournure d’esprit sentimentale explique à la fois dans sa vie certaines vanités et dans son œuvre certaines afféteries ; cette sensibilité excessive donne le secret des mobilités apparentes de son talent dont le fond, assez limité, ne se modifia jamais.

L’enseignement scrupuleux de Van Balen avait déposé dans son esprit des principes de respect pour l’exactitude du dessin, au moins dans les têtes, dont il ne se départit jamais, même aux jours de ses plus grands relâchemens. Cette analyse consciencieuse de la physionomie le rattache, plus que Rubens même, à tous ces bons et loyaux portraitistes, fidèles aux vieux systèmes, soit en Flandre, soit en Hollande, Mireveld, Moreelse, Ravestein, Van der Helst, Pourbus, mais le passage chez Rubens lui donna, en plus, la flamme étincelante et la chaleur communicative. Dans son commerce prolongé avec ce génie exubérant, le jeune homme, exalté et troublé, put même se croire transformé et s’exagérer sa vigueur. Il s’élança avec l’ardeur de son âge vers les hautes conceptions de l’art historique et religieux. Tous les dessins qui nous restent de cette époque, les esquisses pour l’Arrestation du Christ, pour le Martyre de sainte Catherine, pour le Serpent d’airain, révèlent la surexcitation dans laquelle il vivait alors ; quels déploiemens de mise en scène dramatique, quelles exagérations de mouvemens violens, quelles préoccupations des brusques effets de lumière ! Pourtant, dans ces dessins, jetés à la hâte sur n’importe quel papier, avec n’importe quel instrument, par une main qu’on sent nerveuse et fiévreuse, en réalité rien ne se précise, ni ne s’achève ; le crayon glisse, l’encre coule, les figures s’effilent ; la pensée fuit avant d’être saisie, et, quand l’effort du rêveur a pu dégager, dans un pêle-mêle de formes flottantes, la figure principale entourée de quelques physionomies très expressives mais sans corps, sa volonté est déjà fléchissante et sa force près de succomber. Malgré la puissance d’une éducation singulièrement vigoureuse, on sent que le jeune homme, trop frêle pour porter le poids de longues méditations, n’est vraiment à l’aise qu’en face d’un beau visage exprimant des passions nobles ou des sentimens délicats ; on devine qu’il se surmène lorsqu’il veut, à toute force, grouper, dans des attitudes résolues, des figures entières. Comme les doux poètes et les tendres rêveurs qui réussissent toujours mai à paraître terribles, quand il traite des sujets tragiques, il en exagère gauchement l’horreur. Ses bourreaux sont d’une laideur invraisemblable et peu effrayante.

Le voyage d’Italie eut pour effet de calmer cette exaltation. Ce ne furent pas seulement les Vénitiens, malgré tant d’affinités intimes, qui, à l’abord, s’emparèrent de lui pour l’éclairer et l’apaiser. Les compositions correctes des académiciens bolonais, l’exécution vigoureuse des réalistes lombards, les figures coquettes des praticiens romains l’attirèrent tour à tour par quelques qualités spéciales. Il sera telle de ses œuvres, postérieure au séjour d’Italie, où l’on surprendra encore, bien longtemps après, dans la grandeur ou dans la froideur d’une pose, dans la fermeté ou dans la dureté d’une opposition de couleurs, dans la grâce ou dans l’insignifiance d’une tête, une réminiscence tenace des Carraches, de Caravage, de Pietro da Cortona. Ces influences secondaires, dont il n’eut pas d’ailleurs à souffrir, lui donnèrent le goût des figures bien assises, des ordonnances claires, des distributions décoratives, et lorsqu’il se présenta devant Titien et Véronèse, il en put subir l’éblouissement sans trouble. Dans cette voluptueuse séduction de Venise qui décida la floraison de son talent, on ne le voit pas perdre pied un seul instant. Tout en fondant ses couleurs, encore troublées par de vifs éclats flamands, dans l’unité plus grave de ces harmonies calmes et profondes dont Titien venait de lui révéler la puissance, il conserve son dessin résolu et précis, et assure ainsi des dessous toujours fermes et résistans à ces flottantes expansions de lumières dans lesquelles devaient désormais apparaître toutes ses figures parées, comme par une grâce native, d’une élégance indéfinissable. Les femmes de croquis conservées chez le duc de Devonshire, sont un admirable témoignage de la perspicacité avec laquelle il analysait, en un instant, les physionomies les plus diverses et de la décision savante avec laquelle il en résumait, d’un trait sûr, le caractère expressif. M. Guiffrey a fait reproduire plusieurs de ces petites feuilles qui contiennent dix ou douze têtes ; on distingue, du premier coup, quand c’est un portrait, la race, le tempérament, la profession, le caractère, et, si c’est une tête d’imagination, le personnage représenté. On ne saurait pousser plus loin l’intelligence de la figure humaine. Aussi, pour beaucoup d’amateurs, les portraits de cette période italienne, avec leurs contours accentués, leurs expressions décidées, leurs colorations ardentes, restent-ils les meilleurs de Van Dyck ; ils le seraient, en effet, si l’on s’en tenait au nombre des mérites que l’artiste y réunit, sous des influences diverses et souvent juxtaposées.

Durant son séjour en Belgique (1626-1632), nous l’avons vu, il chercha surtout à se mesurer avec ses condisciples, Grayer, Jordaens, Schut et les autres, dans la peinture religieuse. Mais il y apporta cette fois, avec plus d’expérience, une prudence réservée qui contraste avec les tumultueuses ambitions de sa première jeunesse. Dans ses grands tableaux, l’Extase de saint Augustin, les Mariages mystiques de sainte Rosalie et du bienveillant Herman, même dans l’Érection de croix, les personnages sont peu nombreux, groupés côte à côte dans des attitudes bien déterminées. Nul encombrement de mise en scène, peu de contorsions des corps, même lorsqu’une passion violente les secoue et les tend. Il en est de même, à plus forte raison, dans les scènes simples, à deux ou trois personnages, les Madones, Ensevelissemens, Pietà. Souvent même tes ordonnances sont monotones, les gestes convenus, les fonds sacrifiés, les draperies encombrantes ; malgré tant de causes d’infériorité, ces compositions, ou souriantes on pathétiques, restent supérieures par une puissance expressive, séduisante ou poignante, d’une intensité irrésistible ; toutefois, qu’on le remarque, la secousse morale qu’elles donnent part presque toujours d’un même point. Ce qui parle chez Van Dyck, ce ne sont point, comme chez les grands dramaturges, chez Michel-Ange ou chez Rubens, ni les groupes par leurs attitudes, ni les figures par leur geste, ce sont les visages, les seuls visages sur lesquels le désespoir irrémédiable ou la souriante sérénité s’expriment avec une vivacité sympathique. Tous les efforts que renouvelait Van Dyck pour se montrer un grand peintre d’histoire contribuaient donc en réalité à affermir les progrès qu’il ne cessait de faire comme portraitiste. L’exercice de l’art religieux lui donnait seulement un idéal supérieur d’expression qui l’élevait bien au-dessus des préoccupations méticuleuses des spécialistes du portrait, sans que son imagination en fût d’ailleurs assez agitée pour perdre de vue la réalité.

La force de création, assez vive chez lui pour le tenir toujours animé en face de la vie, n’y devint donc jamais assez dominante pour lui faire oublier ou transformer la nature. De là l’enchantement qu’on éprouve devant toutes ses figures, d’une noblesse si vraisemblable et d’un charme si naturel, sans qu’on ait à concevoir de doutes, malgré la séduction, ni sur l’exactitude des traits ni sur la vérité des expressions. Les gens qu’il peint ou dessine en ce moment sont d’ailleurs presque tous ou d’anciens camarades, ou des confrères aimés, ou des protecteurs respectés. Il met, à les immortaliser, une conscience et une verve qu’il ne retrouvera plus toujours, en Angleterre, devant la foule des cliens indifférens. Les plus belles feuilles du Centum Icones, Vorstermans, Pontius, Breughel de Velours, de Wael, Snyders, etc., les superbes portraits de Marie de Tassis à la galerie Lichtenstein, ceux de François de Moncade, du Gentilhomme et d’un Enfant, d’une Dame et sa Fille au musée du Louvre, la plupart des portraits en pied de la Pinacothèque de Munich datent de cette période bénie et montrent la fusion décidément accomplie entre les élémens divers qui composent son originalité.

Durant la période anglaise, cette originalité se raffine, s’attendrit, s’aiguise avec une sensibilité croissante, qui, vers la fin, tourne à la subtilité ou à la fadeur. C’est le moment où, comme peintre, il invente les combinaisons les plus séduisantes. Sa peinture, allégée et éclairée, d’une pâte plus fine, d’un éclat plus souple, d’une touche plus rapide, d’une impression plus frémissante, devient par instans, pour la vue ravie, une caresse exquise. Quels yeux resteraient insensibles à ces adorables fraîcheurs de tons nacrés, à ces voluptueux accords de nuances attendries au moyen desquels il exprime alors ce qu’il aima toujours le mieux au monde, ce qu’il sentit d’un cœur si sincèrement ému, la délicate beauté des femmes et la gentillesse câline des enfans ? Quels bouquets de fleurs savamment nuancées offrent des harmonies aussi rares que les groupes des Enfans de Charles Ier au musée de Turin, au château de Windsor, au musée d’Amsterdam ? Enchantement des yeux, enchantement de l’âme. Tous ces beaux enfans, malgré le luxe de leurs chatoyantes soieries, malgré la gêne de leur attitude imposée, restent, au fond, si naïfs et si étonnés, avec leurs petites mines sérieuses, avec leurs grands yeux brillans de fils de rois adulés et précoces ! Ces mêmes colorations affaiblies et alanguies, d’un charme subtil et presque maladif, donnent aux nobles dames de l’aristocratie anglaise un attrait de mélancolique élégance que la terre de Shakspeare sut bien comprendre et que l’art anglais, depuis ce jour-là, n’a cessé de rechercher. Même aux derniers jours de sa vie, alors que ses forces sont brisées, l’artiste, plus sensible que jamais, a tout à coup des réveils surprenans de vigueur ; mais son pinceau brillant mêle alors à ses éclats, avec une tristesse souriante, d’étranges pâleurs d’automne. Notre Charles Ier à la chasse du grand Salon, le Prince Guillaume d’Orange et sa Fiancée Henriette-Marie d’Angleterre au musée d’Amsterdam, d’innombrables portraits en Angleterre, sont dus à ces dernières intermittences de génie.

Il n’est donc pas besoin de vouloir à toute force mettre Van Dyck presque sur le même pied que Rubens, comme on l’a fait quelquefois par une singulière exagération, pour lui être équitable et le juger à sa valeur. Rubens est un de ces génies exceptionnels qui se dressent par instans dans l’histoire des arts pour en changer le cours et entraîner le monde à leur suite. Sans Rubens on ne conçoit ni la peinture flamande au XVIIe siècle, ni la peinture en Europe depuis trois siècles, tandis que l’absence de Van Dyck n’eût pas troublé profondément l’aspect général des productions pittoresques. Sa part de gloire, d’ailleurs, reste encore assez belle pour qu’il ne faille pas la compromettre en l’exagérant. Dans ce genre admirable du portrait, Van Dyck n’a pas seulement résumé tout ce qui avait été acquis, avant lui, soit dans les Flandres, soit en Italie, en fait de naturel, d’exactitude, de sensibilité. Il y apporta quelque chose de plus. L’aisance extraordinaire qu’il mit à dégager sans effort, de la figure humaine, tout ce qu’elle peut contenir, même chez les personnages les moins intéressans, de distinction morale, d’élégance corporelle, de charme communicatif, de personnalité expressive, fut d’un exemple surprenant, à la fois plein d’attraits et de périls, qui, dans tous les cas, ne peut plus être oublié. Peintre attentif d’une société raffinée, il se trouva, par suite de sa vie répandue, posséder, sans pédantisme, à un degré supérieur, cette pénétration psychologique qui est la qualité dominante, au XVIIe siècle, de tous les beaux esprits dans les grands centres de la civilisation européenne. Du bout de son pinceau alerte, historien impartial, curieux et fidèle, il peint les patriciens de Gênes, les bourgeois d’Anvers, les princes, de France, la cour espagnole à Bruxelles, la cour, de Charles Ier à White-Hall avec la précision, la désinvolture, le laisser-aller aristocratique et la finesse légère d’aperçus que montreront un peu plus tard Saint-Evremond et Hamilton en décrivant la cour de Charles II du bout de leur plume dédaigneuse. Seulement Van Dyck, plus que ces courtisans sceptiques, tient encore à la grande renaissance par la vivacité des impressions ; et par la chaleur de l’âme. C’est pourquoi, même après les Brugeois, même après les Florentins, même après Dürer, Titien, Holbein, il trouve encore, pour éclairer, pour expliquer, pour faire aimer la figure humaine, une manière de voir nouvelle, moins forte peut-être et moins souveraine, mais pourtant si heureuse et si nécessaire que, depuis son passage, aucun peintre n’a pu essayer à son tour de fixer sur le papier ou sur la toile un visage vivant sans être obligé de penser à lui et de redouter son souvenir. La France ne doit guère moins de reconnaissance à Van Dyck que l’Angleterre elle-même. Sans parler de nos illustres graveurs du XVIIe siècle formés à son école, n’est-ce pas de lui que procèdent chez nous, Rigaud, Largillière et toute la suite de nos portraitistes élégans, aussi bien que là-bas Reynolds, Gainsborough et Lawrence ? Pierre Puget, notre grand sculpteur, a voulu mourir entouré de ses œuvres. Sa gloire, à quelque rang qu’on la veuille mettre, est de celles qui ne périront point. Comme tous les poètes sincères, il a payé sa science de l’âme au poids de ses propres douleurs, et parce qu’il a vécu, son œuvre reste vivante.


GEORGE LAFENESTRE.

  1. A. Bertolotti, Artisti belgi ed olandesi a Roma nei secoli XVI, XVII ; Firenze, 1880, p. 91, 111.
  2. Ce tableau est aujourd’hui au musée d’Anvers (n° 401). François Van Dyck était mort en 1622. Antoine ne livra la toile qu’en 1629. La composition est un peu vide et l’exécution lâchée. Sur une grosse pierre, au pied de la croix, on lit : Ne patris sui manibus terra gravis esset, hoc saxum cruci advolvebat et huic loco donabat Antonius Van Dyck. M. Michlels voit dans les termes ambigus de cette inscription la confirmation du peu d’ardeur que le peintre, selon la tradition, aurait mis à faire cette toile.
  3. M. A. Michiels croit avoir retrouvé l’esquisse de ces portraits, aujourd’hui passés à Saint-Pétersbourg (coll. Strogonsof), dans une toile du musée de Turin attribuée à Lely. (Cat. 1879, n° 427. )
  4. Cette année même, Mytens venait de faire le beau portrait en pied de Charles Ier qui se trouve au musée de Turin (n° 415).
  5. Les deux peintures furent anéanties par un incendie lors du bombardement de Bruxelles par le maréchal de Villeroy (1685).
  6. Cours de peinture par principes, composé par M. de Piles ; Paris, 1708, p. 291 et 292.
  7. I wouls not specify the sum, it is so improbable, if I did not find it repeated in Fenton’s notes on Waller. It was fourscore thousand pounds. (Walpole’s Anecdotes of painting ; London, 1826, I, 336.) M. Michiels pense qu’on a dû se tromper d’un chiffre et qu’il faut donner 8,000 au lieu de 80,000. Nous ne demanderions pas mieux de le croire si l’affirmation de Bellori ne venait se joindre à celle de Walpole. Non dubito domandare trecentomile scudi. (Bellori, Vite dei pittori, 1821, I, 268.) Les chiffres sont bien approchans.
  8. La date de ce départ est prouvée par une curieuse lettre de Van Dyck, ayant fait partie de la collection Benjamin Fillon, et mise en lumière par M. Guiffrey, dans laquelle il fait demander au cardinal un passeport pour lui, ses cinq serviteurs, son carrosse et ses quatre chevaux (15 novembre 1641). Ainsi tombe la supposition faite par M. Michiels su sujet du portrait de lord Strafford avec son secrétaire, portrait qu’il croyait exécuté à Londres en avril ou mai 1641, et dans lequel il voyait une allusion à l’envoi fait par Strafford au roi de la lettre héroïque par laquelle il le priait de ratifier sa sentence de mort.