Anthologie néo-romantique/Eugène Langevin

Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein, succr (p. 31-40).

EUGÈNE LANGEVIN


Né le 17 mars 1878, à Saint-Lô (Manche). Ouvrages : Lancret (étude biographique et critique) dans French Art from Watteau to Prudhon, tome 1er (Dickinson, London 1905).

Pater (id. et ibid. tome II).

J. M. de Hérédia (édition du Correspondant, 1907).

Auguste Barbier, dans la Revue Néo-Romantique mars, avril, mai, juin 1907).

Collaboration : au Correspondant, à la France de Demain, à la Revue Néo-Romantique et à diverses revues.


Bibliographie : The Athenaeum, 1905. — Gaston Deschamps, Le Temps, janvier 1907. — Gustave Lanson, Revue Universitaire, mars 1907. — Jean de Gourmont, Mercure de France, 1er mars 1907. — André Joussain, Revue Néo-Romantique, mai 1907.
J. M. DE HEREDIA ET LEGONTE DE LISLE


… Toutefois ce n’est pas pour la matière poétique plus ou moins ouvragée, si abondamment qu’il la lui ait prise, que de Heredia doit le plus à Leconte de Lisle. « Mon titre le plus sûr à quelque gloire sera d’avoir été votre élève bien aimé », lui dit-il dans l’avant-propos de son livre. Il eût pu préciser ainsi : « Je devrai ma renommée à l’heureuse fortune qui m’a fait votre élève, parce que c’est à elle que je dois ce que j’ai de talents. » Tout son art, en effet, il le tient de Victor Hugo, mais par Leconte de Lisle. Celui-ci, avec une perspicacité surprenante, a démêlé tous les procédés louables dont a usé dans le tableau ou l’épopée celui-là ; il les a pratiqués avec une extrême habileté et enseignés. Tout ce qu’il y a de bon dans la technique de Victor Hugo épique et descriptive se retrouve dans Leconte de Lisle ; tout le métier si riche de Leconte de Lisle est dans Victor Hugo. De Heredia est un Leconte de Lisle artiste plus raffiné encore ; c’est un fils qui est entré dans les travaux du père et qui a mieux compris et réalisé leur commun idéal. Achever ce qui, dans les poètes antérieurs, semblait le plus achevé ; « surpasser » ses prédécesseurs là où ils paraissaient s’être surpassés eux-mêmes, telle est la devise qu’arbore de Heredia imitateur, et il n’est guère que cela. Mais son ambition secrète était de surpasser plus particulièrement Leconte de Lisle. Malgré les très chaudes protestations de respect et d’admiration dont l’entourait son disciple, quel visage Leconte de Lisle devait-il montrer lorsqu’il lisait ou entendait lire ces sonnets des Trophées dans lesquels il voyait repris, élagué des détails seulement à demi-vifs, rendu dix et vingt fois plus éclatant et plus dramatique, tel thème qu’il avait cueilli, créé peut-être, et si diligemment ouvré ? Une grimace dut faire tomber son fameux monocle le jour où il vit les tierces rimes Romanceros. C’était La tête du Comte, La Ximena de ses Poèmes Barbares ! Il y avait cependant mis toute sa science et tout son effort pour donner une leçon de sobriété et de goût à l’auteur de la Légende des Siècles, qui avait un peu, dans le Cid exilé, dans Bivar, gâché la riche matière épique prise aux légendes espagnoles. Et ce de Heredia, déplaçant quelques vers, reproduisant avec plus d’audace et une maîtrise plus impeccable les crudités des romances du Cid, les ramenant tout entières à trois courts épisodes typiques, lui montrant du doigt ses maladresses et ses insuffisances comme lui avait fait à Hugo ! C’est pour faire passer de pareilles colères que de Heredia lui dédiant Les Trophées l’a proclamé son maître et a déclaré publiquement sa juste gratitude envers lui. Il n’est pas jusqu’à sa langue, riche et sobre, sûre, ferme, jusqu’au vocabulaire d’une propriété souveraine qu’il ne tienne de Leconte de Lisle : il n’a fait qu’y mettre un peu plus d’élégance et de brièveté. On a raillé le « Zeus », le « Kraiter », les « bobres madécasses » des Poèmes barbares : on peut tourner en ridicule « la sonore biva » des Trophées ; on ne peut pas ne pas rendre hommage à la beauté de leur français pur, choisi, solide, noble, non disparate et « sans race », si je puis ainsi parler, comme celui des romantiques, Vigny et Musset exceptés.


AUGUSTE BARBIER


… Il est en province lorsqu’éclate la Révolution de Juillet 1830, et c’est seulement le 1er août qu’il revoit Paris.

Paris si magnifique avec ses funérailles,
Ses débris d’hommes, ses tombeaux,
Ses chemins dépavés et ses pans de murailles
Troués comme de vieux drapeaux.

Aux récits des journaux, à la légende orale vite faite, il a frémi d’un enthousiasme civique et libertaire ingénu mais magnifiquement noble. Puis, devant les bourgeois démagogues qui tout de suite se sont empressés à courtiser le peuple victorieux avec la même bassesse que d’autres avaient fait le roi, son cœur honnête a un sursaut extraordinaire : une terrible et subite indignation étreint cette âme tout à l’heure si dilatée et en fait jaillir un flot de paroles tellement brûlantes et brillantes qu’il en est lui-même stupéfait. Il écrit d’une seule course de plume, sans rature, La Curée, et la porte à la Revue de Paris. Depuis qu’Agrippa d’Aubigné, l’admirable vieux reître huguenot, l’a tendue de sa main gantée de fer, jamais la langue française n’a été bandée avec cette énergie. Louis Véron publia la pièce ; non sans des réserves. « Nous sommes loin, dit-il, dans un style…, d’approuver le poète dans le fond et dans la forme de ses idées. Nous croyons que, même dans le but véritable de l’art, la satire et l’indignation ne suffisent pas pour légitimer un choix d’images et une crudité d’expression qui touchent quelquefois au cynisme. » Dans le même numéro il a soin de conclure l’article de tête sur les Trois Glorieuses par l’éloge du « chantre inspiré des douleurs de la patrie », le jeune auteur des Messéniennes. Et il donne plus loin de Casimir Delavigne une élucubration très Casimir delavignarde, sans doute pour montrer que si elle a bien voulu imprimer La Curée, la maison n’en reste pas moins fidèle à la belle poésie.

Debout, mânes sacrés de mes concitoyens !
Venez, inspirez-les, ces vers où je vous chante.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quel est-il ce guerrier suspendu dans les airs ?


Les lecteurs trouvent le dithyrambe de Casimir admirable, bien entendu ; mais ayant lu les premières lignes du poème d’Auguste Barbier, ils n’ont pu ne pas aller jusqu’au bout. Ç’a été un éblouissement. Le lendemain Auguste Barbier est célèbre.

Dans les mois qui suivent il recommence avec un égal bonheur les mêmes audaces, empoigné par les mêmes vertueuses colères ; coup sur coup paraissent Le lion, Quatre-vingt-treize, L’Emeute, La Popularité, l’Idole (août 1830, mai 1831). Plusieurs accès de divine frénésie viennent encore qui donnent lieu à plusieurs poèmes non moins ardents et splendides. Les éditions réunissant ces divers morceaux sont enlevées. Auguste Barbier accablé d’une gloire plus soudaine que jamais on n’en vit et fatigué de cette production qui a jeté tout le monde et lui-même dans l’émerveillement, part pour l’Italie avec Brizeux.

Ce voyage fut pour lui l’occasion d’une nouvelle douleur guère moins vive et féconde. À la vue de la stérilité de ce pays jadis si fertile en artistes de génie et en grands hommes, il ne put retenir un cri : et ce fut Il Pianto (le gémissement) qu’il fit imprimer en 1832 et qui, sans atteindre la vogue des Iambes, eut un beau succès. — Rentré à Paris, Barbier s’occupa à lécher des satires et des idylles, mais toutes malingres ou avortées ; puis, ayant pris le goût des voyages, et peut-être aussi sentant, au moins d’une manière sourde, que l’excitation morale et physique lui était nécessaire pour que se réagitât en lui la sève des beaux vers visiblement figée, il partit en 1833 se heurter aux gens et aux choses de Grande-Bretagne. Cela lui réussit. Lazare, groupe de poèmes qu’il en rapporta et où il raconte ses impressions sur le mode lyrique, est une fort belle chose.

Après il recommença d’écrire sans verve. Il publia en 1837 des satires nouvelles. En 1838 il composa avec Léon de Wailly le livret d’un opéra, Benvenuto Cellini, qui ne survit que par la musique de Berlioz. De 1841 à 1843 il fît paraître Chants civils et religieux, Rimes héroïques. Il redevenait de plus en plus ce qu’il avait été avant le coup de soleil de juillet 1830 : un de ces lettrés séniles avant l’âge besognant à des exercices de vieil académicien, et qu’on appelait jadis des hommes de goût sans prendre assez garde qu’ils s’ôtent, par leur manie d’écrire, le droit d’être ainsi nommés que leur mérite leur amour des grands auteurs. Le génie de M. Viennet s’était abattu sur lui et l’enlaçait chaque jour davantage : le chapeau haut de forme et la redingote de M. Legouvé s’esquissaient sur cette tête et autour de cette stature où l’on avait vu planer et flotter une Euménide. En 1848, au lieu de faire écho à la fusillade par des Iambes comme en 1830, il donnait une traduction en vers très ennuyeuse du Jules César de Shakespeare. L’on s’amusait de sa chute dans le bonasse, et, si j’ose dire, dans le mollasse. On doutait plaisamment de l’état-civil de La Curée. Celui-ci disait qu’en l’écrivant Barbier n’avait pas su ce qu’il faisait. Un autre l’attribuait à Brizeux. Il a assassiné un voyageur, disait Mme de Girardin, et il lui a volé sa valise. C’est dans cette valise qu’il a trouvé les Iambes. — Mais ce fut bien pis lorsqu’en 1831 parurent, sous le voile de l’anonymat comme on disait alors, les Rimes légères dont bientôt on sut l’auteur. Cette fois sur le front d’Archiloque c’était le bonnet de coton du « chantre de Lisette ». Puis il ne fut même plus intéressant dans le grotesque. Il voyagea. Il mit chez le libraire quelques nouvelles satires (Satires et Chants, 1853, Satires, 1865), quelques nouvelles chansons et radotages en vers imités des anciens et des modernes (Silves, poésies diverses, 1864). Mais en vain substitua-t-il sur la couverture le titre glorieux de « l’auteur des Iambes » à son nom, nul bruit n’eut lieu alentour. — Il était complètement oublié, lorsque vers la fin de 1869, pour faire pièce à leurs collègues gouvernementaux, les Académiciens de l’opposition s’avisèrent de l’introniser parmi eux. Souvent l’Académie procure deux résurrections aux Immortels : une lorsqu’elle rappelle au public leur existence en annonçant qu’ils viennent de mourir ; une seconde fois lorsque leurs successeurs, après quelques mois durant lesquels on a eu le temps d’oublier ceux qu’ils remplacent et parfois eux-mêmes, viennent sous la coupole prononcer leur discours. Elle ressuscita Barbier quatre fois : d’abord quand il fut question de solliciter sa candidature (car on lui fit des avances) ; puis le jour où il vint prendre séance ; en troisième lieu lors de sa mort physique ; et enfin lorsque Mgr Perraud, évêque d’Autun, élu à sa place, fît avec une éloquence qui ne lui était pas coutumière, presqu’avec du style, son éloge. Lorsque la compagnie apprit de deux ou trois de ses membres qu’Auguste Barbier était encore de ce monde, elle crut qu’ils voulaient rire. Montalembert, que les choses de la littérature intéressaient pourtant beaucoup pour un académicien, soutint qu’il était bien mort. Il fallut se rendre à l’évidence : il vivait ou au moins son enveloppe. Il fut élu contre Théophile Gautier. La séance où il fut reçu eut un grand succès : on était accouru pour voir ce revenant et on attendait de lui un violent discours contre l’empereur ; il fut très médiocre, sauf lorsqu’à propos des profondes comédies psychologiques de son illustre prédécesseur M. Empis il montra le cœur humain « bondissant dans la cage de l’hyménée ». M. Sylvestre de Sacy qui lui répondit émit une nouvelle et spirituelle hypothèse sur son étrange cas : celle de deux âmes jumelles dans un seul corps, l’une qui avait écrit les Iambes, l’autre les Silves.