Anthologie néo-romantique/André Joussain

Librairie Léon Vanier, éditeur ; A. Messein, succr (p. 11-30).

ANDRÉ JOUSSAIN


Né le 21 septembre 1880, à Thiais (Seine). Il écrivit ses premiers poèmes aux environs de sa dixième année. En préparant à la Sorbonne sa licence de philosophie, il méditait déjà les fondements de sa métaphysique. Il étudia les sciences naturelles au P. C. N., puis tout en suivant les cours de la Sorbonne, en vue de l’agrégation de philosophie, il publiait Les Chants de l’Aurore (Lecène et Oudin, 1905), écrivait deux ouvrages qui virent le jour l’année suivante, Les Aventures de maître Gilles (Vanier-Messein, 1906) et Le Rêve d’un métaphysicien (Lecène et Oudin, 1906) ; en même temps qu’il ébauchait une étude psychologique, encore actuellement inachevée, sur le Mécanisme de la Mémoire. Il renonça pour toujours à l’agrégation à la suite d’un échec qu’il considérait comme injuste (juillet 1905), publia dans L’Idée une curieuse fantaisie intitulée Les Etonnements de Candide, en même temps qu’une courte nouvelle, Loc-Reynoll, et donna un nouveau volume de vers, Les Ravissements et les Extases (Lecène et Oudin, 1906). Il fondait, en février 1907, la Revue Néo-Romantique, continuée en 1908 par les cinq premiers numéros du Journal des Lettrés, dans lequel il fît paraître une nouvelle humoristique, L’Expérience sentimentale. Enfin, après avoir collaboré aux Lettres, au Censeur, au Penseur, à la Revue (dans Roman et Vie), aux Poèmes, à la Vie Contemporaine, et à la Revue de Philosophie, il publia Le Fondement psychologique de la morale (Alcan, 1909) et un court travail sur L’Art de persuader, paru dans Le Spectateur de M. René Martin-Guelliot.

Aucun de ses ouvrages poétiques, quoique présenté, n’a été couronné ni mentionné par l’Académie française. Il est vrai que l’auteur s’est toujours abstenu de démarches qu’il aurait regardées, disait-il, « comme humiliantes pour lui et comme injurieuses pour ses juges ».

À l’heure actuelle, notre auteur qui vient de terminer, sous le titre Romantisme et Religion, l’esquisse d’une philosophie du romantisme, poursuit l’achèvement d’un ouvrage de métaphysique, La Vie Innombrable. Ses cartons contiennent, en outre, deux volumes de vers, La Pensée et le Désir, et les Visions profondes, et une fantaisie héroïque, La Légende du Chevalier Noir. Ses recherches philosophiques l’ont contraint d’ajourner une fantaisie satirique, La Cité des Merveilles et un roman historique, L’Echiquier vivant, mœurs du Périgord au xvie siècle. Il travaille également à une seconde série du Rêve d’un métaphysicien et à une Epopée Terrestre dont nous donnons plus loin deux fragments.

Bibliographie : Gaston Deschamps, Le Temps (9 juillet 1905). — J. Dumaset, Mois littéraire et pittoresque (novembre 1905). — G. d’Azambuja, Polybiblion (février 1906). — M. C. Poinsot, Vox (février et avril 1906). — Charles Dornier, Revue Idéaliste (1er avril et 1er décembre 1906). — Paul Tanqueray, l’idée (15 mai 1906). — Pierre Vanneur, Le Penseur (juillet 1906 et janvier 1907). — Michel Epuy, Fraternité-Revue (6 mai et 26 août 1906). — Rachilde, Mercure de France (1er juin 1906). — Marc Gitoleux, Revue des poètes (10 septembre 1906 et 10 juillet 1907). — Fernand Gregh, Les Lettres (15 mars 1907). — Tancrède de Visan, Revue catholique et royaliste (20 août 1907) et Revue de philosophie (1er mai 1909). — J.-Ernest Charles, Grande Revue (25 juin 1908). — Charles Français, Pages modernes (mai 1909). — Antoine Avinen, Renaissance Romantique (mai 1909), Cosmos (mai 1909), Nouvelle Revue (avril 1906, juillet 1906, juin 1909). — Jules de Gaultier, Mercure de France (1er juillet 1909). — Jacques Lux, Revue Bleue (31 juillet 1909), Annales de philosophie chrétienne (septembre 1909). — Fr. Paulhan, Revue philosophique (octobre 1909). — L. Maisonneuve, Polybiblion (novembre 1909). — Francelin Martin, L’enseignement secondaire (1er décembre 1909), Mois littéraire et pittoresque (décembre 1909), etc. — En Province : A. de la Villehervé, La Province (novembre 1906). — Serge Evans, La Provence (23 décembre 1906). — Lyon-Universel (26 mars 1909), etc. — À l’étranger : El Globo (21 mai 1909), Revue psychologique (juin 1909). — L. Baroncini, Rivista di psicologia (juillet 1909). — Revue de Belgique (août 1909). — G. Amendola, La Voce (28 décembre 1909) etc.
AMERTUME


Un débris de navire, au sable de la grève,
S’enfonce, desséché par l’ardeur des étés,
Et penchant tristement ses mâts déshérités,
Tend sa carcasse morne au flot qui la soulève.

Ô navire, jouet des flux plaintifs et doux !
Ma vie est là, gisante à mes pieds. Toute joie
Vainement alentour s’agite et se déploie.
Epaves de la mer, mon âme est comme vous.

Mais je n’ai pas connu vos sublimes désastres,
Tristement enlisé dans les sables amers,
Sans avoir labouré le large champ des mers,
Sous le ciel magnifique où je voyais des astres.


EN APPROCHANT DES CIMES


Je suis parti dès l’aube, en laissant sur le seuil
De la cité banale à jamais désertée,
Ainsi qu’une défroque à la hâte jetée,
L’ambition, l’envie et l’inutile orgueil.

Je me suis dirigé vers des cimes lointaines
Sous le vent et la grêle, au péril de l’éclair.
J’ai, pieux pèlerin, marché sous le ciel clair,
Sans ramasser les fruits et sans boire aux fontaines.

Mais lorsque j’ai touché les sommets convoités,
Et foulé d’un pied sûr les neiges éternelles,
J’ai vu soudain la haine enflammer les prunelles
Que d’un éclat trop vif aveuglait ma fierté.

Hommes sans foi, de quoi se plaint votre colère ?
Suis-je votre rival ? D’un front impérieux
Ai-je exigé de vous l’honneur qu’on rend aux dieux ?
Ai-je réclamé plus que mon juste salaire ?

Je n’ai point, comme vous, construit mon propre autel,
Ni mendié l’encens qui plaît aux âmes viles,
Mais libre, et dédaignant le ruisseau de vos villes,
J’ai marché le front haut, me sachant immortel.

Évitant mes regards dont la fierté vous blesse,
Vous affectez de prendre en pitié mon ardeur.
Hommes qui me raillez, je connais ma grandeur :
Je n’en rougirai point devant votre faiblesse.

Non, de peur d’alarmer vos sottes vanités,
On ne me verra pas, honteux de ma victoire,
Renier mon génie ou rabaisser ma gloire,
Et de mon œuvre altière excuser les beautés.

Votre main cache un feu que votre bouche attisée
Comme un tyran, gêné par un secret effroi,
Règne, et pourtant hésite à se proclamer roi,
Vous déguisez l’ardeur de votre convoitise.

Mais moi, je n’irai pas abdiquer ma fierté
Pour la vaine rumeur d’un peuple qui s’étonne.
Lâche celui qui prend le sceptre et la couronne
Sans oser devant tous crier sa royauté !

Je ne cacherai rien de ce que j’ai dans l’âme.
Et nul ne peut prétendre, accusant ma hauteur,
Que je me sois montré sous un masque menteur,
Car un noble désir m’a brûlé de sa flamme.

L’ardeur de vaincre au cœur, et le glaive en mon poing,
J’ai lutté d’un bras fort qu’aucun labeur ne lasse.
Vous, vous avez cherché d’une âme vile et basse
Le profit des combats que vous ne livrez point.

Votre orgueil, se drapant dans sa pourpre usurpée,
Du pouvoir souverain fuit les soucis trop lourds.
Satisfaits de la pompe inutile des cours,
Vous repoussez la main de justice et l’épée !

Brûlants de triompher sans avoir combattu,
Vous avez envié les héros aux yeux calmes.
Mais quand vous saisissiez leurs lauriers et leurs palmes,
Votre pied dédaigneux écartait leur vertu.

Loin des vaines grandeurs que le vulgaire encense,
Puissants du jour, qu’importe à ma sincérité
La pourpre des Césars si j’en ai la fierté,
Et le trône des rois si j’en ai la puissance ?

Mon empire n’est pas ce vain éclat d’un jour
Que votre turpitude à grands fracas réclame.
Il est au fond des cœurs ; il est au fond des âmes ;
Et son pouvoir magique est celui de l’amour.

Vous n’étoufferez pas ma puissante pensée.
Régner sur les esprits est mon splendide espoir.
Ma force et mon ardeur, jusqu’à mon dernier soir,
Jailliront de mon cœur sans regret dépensées.


SUR LA MONTAGNE


Sous l’abri des forêts planent tes songes. Vois,
Tandis que flotte au loin l’or vibrant des poussières,
Les arbres déchirer le manteau de lumière
Que le soleil fuyant traîne à travers les bois.

L’étoile du berger que la nuit accompagne,
Gomme une goutte d’or jaillissant dans l’air bleu,
Regarde en souriant briller d’un dernier feu
Le casque des forêts sur le front des montagnes.

Au ciel rouge, le soir lentement survenu
Déroule la splendeur de ses métamorphoses.
L’homme, rêveur, s’accoude au puits béant des choses,
Et s’étonne, muet, au bord de l’inconnu.

Les plaines à tes pieds, songe au peu que nous somme ;
Contre ces monts, le bruit du monde s’est brisé.
L’ombre du soir descend dans ton cœur apaisé.
Que t’importe à présent l’injustice des hommes ?

LA ROSE


Sans mémoire des jours ardents à disparaître,
Sans désir, sans regret, sans doute, sans tourment,
Je vis, épanouie en mon enchantement,
Tout entière livrée à la volupté d’être.

Chastement, sous l’étreinte adorable du jour,
Mon cœur s’est dilaté sans espoir et sans rêve,
Et sentant affluer en moi ma propre sève,
J’ai savouré ma joie intime avec amour.

Nul n’a su le secret de ma chair parfumée.
Charmante, et sans les voir ouverte à tous les yeux,
J’ai fleuri sur ma tige à la chaleur des cieux,
Heureuse, indifférente à ceux qui m’ont aimée !


L’ÉPOPÉE TERRESTRE
les astres
Fragment.


Plus loin, plus loin encor ! À des hauteurs sans fin,
D’autres amas, tissus aux lumineux dessins,
Superposent leurs larges toiles.
Plus bas s’étend encor leur empire profond.
L’espace formidable aux abîmes sans fond
Enfouit ses mines d’étoiles.

Comme de grands vaisseaux, sur les flots onduleux,
Eteignent tour à tour et rallument leurs feux
Dont l’horreur des nuits s’illumine,
Comme une algue phosphorescente, au fond des mers,
Navigue, lustre blême, et fend le cristal vert
Où son éclat vivant chemine,

Dans le vide effrayant voguent, esquifs perdus,
Les univers lactés, mollement suspendus.
Et les nébuleuses sans nombre.
Leur blancheur, dans l’éther, nage. Et le firmament
Est la mer transparente où flottent vaguement
Toutes ces méduses de l’ombre.



Anneaux tourbillonnants des univers en feu,
Brisez-vous et semez dans le large éther bleu
Vos fragments enflammés qui deviendront des mondes !
Lustres étincelants, multipliez vos rondes !
Niagaras de diamants, fleuves vermeils,
Faites pleuvoir aux cieux vos chutes de soleils !

Cependant que couvrant les solitudes bleues,
Vous flottez, séparés par des milliers de lieues,
Chaque astre, dans l’espace noir, comme un banni,
Se sentant seul au fond de l’abîme infini,
Flotte, poussière d’or en un désert perdue.
Partout une tristesse immense est répandue
Tant le silence est grand des gouffres éternels !
Sous les sombres plafonds glacés et solennels,
Dont la sérénité troublante nous effraie,
Des points de feu, brillant comme des yeux d’orfraie,
Semblent se regarder fixement dans la nuit.
L’horreur sacrée emplit le vide. Pas un bruit.

Rien que l’énormité tragique du mystère.
Comme l’âme ici-bas, l’étoile est solitaire,
Et brûle, morne flamme, en son ombre. Les cieux
Que la frayeur de l’homme a peuplés de ses dieux
S’assombrissent, sentant qu’ils sont vides. Les astres,
Ainsi que des vaisseaux voguent vers les désastres,
S’en vont vers l’infini de destins ignorés.

Flamboiement des soleils épars, vous périrez !
Vous vous éteindrez, voix qu’on peut’à peine entendre,
Semblables au parfum mélancolique et tendre
D’un message d’amour qui n’est point parvenu.
Longs regards échangés à travers l’inconnu,
Signaux mystérieux de l’espace à l’espace,
Appels lointains de ce qui passe à ce qui passe,
Sans plainte, sans remords, sans murmure, sans bruit,
Vous vous fondrez dans l’ombre immense de la nuit !


 
Les cieux le savent-ils qu’ils sont tout remplis d’ombre ?
Lorsque tant d’univers s’y perdent sans adieu,
L’espace se sait-il un vain gouffre où tout sombre ?
Astres qui charriez vos flux dans les nuits sombres,
Regrettez-vous le temps où vous étiez des dieux ?

Alors les larges nuits n’étaient pas éternelles.
Toutes les profondeurs s’illuminaient de jour.
Les hommes vers le ciel dirigeaient leurs prunelles,
Pour y voir, échappés de leurs prisons charnelles,
Tout un monde tissé de lumière et d’amour.


Le firmament s’ouvrait aux joyeuses chimères.
Le rire de son seuil balayait les ennuis.
L’homme immortel raillait les ombres éphémères,
Lui qui voit maintenant, dans sa détresse amère,
Sur ses jours fugitifs l’éternité des nuits !

Où vont ces feux peuplant l’ombre démesurée ?
L’homme n’y place plus ses destins immortels.
La science a noirci leur demeure azurée.
Nul ne fait plus monter à travers l’empyrée
La prière de l’âme et l’encens des autels.

Rien ne vient plus troubler leur vague léthargie.
Et mornes voyageurs des lieux inhabités,
En voyant devant eux leur carrière élargie,
Peut-être ont-ils aussi l’immense nostalgie
De l’avenir obscur et des cieux désertés !


L’EPOPEE TERRESTRE
la flore
Fragment


… Ainsi se dérobaient les jours après les jours.
Les simouns balayaient les déserts tour à tour ;
Les mers, tièdes encor, lavaient les rocs superbes ;
Les brises frissonnaient sur le sommet des herbes ;
Et l’espace écoutait, berçant son long ennui,
Dans la splendeur des jours ou dans l’horreur des nuits,
Troublant de sa rumeur l’universel mystère,
Haleter le labeur énorme de la Terre.

Des nuages couvraient le ciel ; mais par moments,
Le soleil s’y montrait ; le calme firmament,
Et la mer aplanie, et l’eau pacifiée
Riaient à l’atmosphère enfin purifiée.
Polissant la falaise aux luisantes parois,
La mer sur les écueils jetait des flots plus froids.
Le brouillard qui flottait vaguement sous les nues,
Echarpe grise errante autour des cimes nues,
Lentement condensé dans l’espace béant,
Tomba, camail de neige, au front des pics géants.
La neige s’effrondrant en brusques avalanches
Au fond de chaque cirque enfla sa nappe blanche,
Se durcit en cristal ; et des reflets d’acier
Se jouèrent au flanc des bleuâtres glaciers.
Des cours d’eau se cherchant à travers les montagnes
S’unirent ; leur déluge inonda les campagnes.
L’onde dont la vallée attentive s’emplit
Vers la mer attirée alla, creusant son lit.
Les fleuves, resserrés dans les plis des collines,
Roulèrent la douceur de leurs eaux cristallines,
Et par tout l’univers étendant leurs réseaux
Bercèrent sur leurs bords la chanson des roseaux.
L’herbe grandit. La brise y creusa son sillage.
Du levant au couchant la masse des feuillages,
Comme une sombre mer ondula sous les vents.
Et la Terre, enfin prête, attendit les vivants.

LE PHILOSOPHE AU LIVRE OUVERT


La fenêtre cintrée avec sa croix de pierre
Laisse venir à lui la brumeuse lumière.
Il médite. Son livre est ouvert devant lui.
La vérité paisible au fond d’une âme a lui
Dans une salle ombreuse où l’escalier s’élance.
Et le recueillement écoute le silence.

Bruit de la foule, éclat du monde, — illusion !
Une vie enfermée en une vision
Est là, dans la tranquille éternité du rêve.
Sur ce seuil, les clameurs de la cité font trêve,
La rumeur du dehors expire.

Instant profond
Où tout ancien désir se dissipe et se fond

Comme l’or du couchant s’éteint dans la pénombre !
Douceur grave du jour qui s’absorbe dans l’ombre !

Ô Rembrandt ! Tu rêvais loin du monde insensé.
Tu sentais et voyais ce qu’un autre eût pensé,
Sans nourrir ton esprit de subtile science
Rien ne pouvait lasser ta forte patience
Obstinée à poursuivre un rêve de beauté.
Penseur profond ! Cerveau plein d’ombre et de clarté
De nos biens passagers tu refaisais la somme :
Tu plongeais dans la nuit le vain désir de l’homme,
Et l’idéal vainqueur, front pensif et vermeil,
Religieusement s’inondait de soleil !

CHUTE DE LAMES


Au loin croule la lame haute.
Le même écho sinistre et sourd
Annonce aux rochers de la côte
La chute morne du flot lourd.

Chaque seconde le ramène.
Son fracas que rien n’a hâté
Tombe, comme la vie humain
Dans l’implacable éternité.

Sur le sable où mon pas s’enfonce
Par l’écume ardente rempli,
Son retour incessant m’annonce
Les mêmes jours d’ombre et d’oubli.

Ses coups réguliers font la somme
Du bonheur rêvé que je perds.
Ils disent : « N’attends rien des hommes
N’espère rien de l’univers.

Dissipe à jamais l’allégresse
Des espoirs dont tu t’es bercé.
Le présent reproduit sans cesse
L’âpre tristesse du passé. »

Ainsi parle la voix amère
De l’océan tumultueux,
Et lorsqu’une vague éphémère
Se fond en bouillons écumeux,


Dressant sa fumante crinière,
Une autre approche dont la voix
Et la lumineuse poussière
Se précipitent à la fois.

L’onde glisse et revient sans cesse.
Ces flots, l’un pour l’autre oubliés,
Ce sont les jours de ma jeunesse
Stérilement multipliés.

Vagues qu’une autre vague emporte,
Je vois avec leurs noirs reflux
S’enfuir les espérances mortes
Que rien ne ramènera plus.

Et j’écoute en ce flot qui tonne
Sans s’interrompre ni finir
Tomber le marteau monotone
De l’inexorable avenir.


NOCTURNE


La nuit assombrissait les arbres. Les allées
S’obscurcissaient au loin dans le parc endormi,
Et vous m’apparaissiez sous les calmes feuillées,
Par un rayon de lune argentée à demi.

Votre regard sur moi s’attardait davantage,
Mon âme qui croyait vos yeux indifférents
L’évitait, et mes yeux emplis de votre image
Se détournaient de vous dans l’ombre, tristement.


À cette heure divine où les parfums s’exhalent
Plus librement des fleurs pendant aux rosiers lourds,
Comme un bouton craindrait d’entr’ouvrir ses pétales
Nos deux âmes ont tu l’ardeur de leur amour

Ainsi, sans le savoir, nous étions l’un à l’autre.
Le calme de nos fronts cachait notre secret.
Ignorant mon amour, vous dérobiez le vôtre
Et mon désir naissant s’achevait en regret.

Et vous n’avez compris que vous étiez aimée,
Et je ne vis l’amour en votre âme enfoui,
Qu’en ce jour où, corolle obstinément fermée,
Votre cœur, malgré vous, s’ouvre et s’épanouit.


LA BLESSURE



<poem>Caprice d’un instant, joie et tourment d’un jour,
Ce que je fus pour toi, tu l’ignores toi-même :
C’est en vain que je souffre et c’est en vain que j’aime
Mais quand tu seras lasse et brisée à ton tour,

Quand tu ne pourras plus recommencer ta vie,
Quand, tes songes dorés te manquant tout à coup,
Tu sentiras grandir en toi le rêve fou
De refaire la route aveuglément suivie ;

Lorsque, te terrassant sous son effort vainqueur,
Le temps aura glacé l’orgueil dont tu t’enivres
Et qu’enfin l’impuissant désir de tout revivre
Te prendra, gémissante, et te mordra le cœur,


Peut-être que d’un doute invincible opprimée,
Ton âme dont je fus si follement épris
Se désespérera de n’avoir pas compris
Le seul être par qui, vraiment, tu fus aimée !


FOI


Abandonne à l’oubli ce que l’oubli réclame.
Chassant l’erreur qui t’a bercé,
Rejette le fardeau qui pesait sur ton âme
Et le mensonge du passé.

Si tu connus jamais l’injustice ou la haine,
Et si l’injurieux oubli,
Brisant ton noble effort, te chargea de sa chaîne,
Dans le silence enseveli,

Ce n’était là qu’un rêve, un vêtement d’une heure,
Bientôt pris et bientôt quitté.
Ta véritable vie en toi-même demeure
Sûre de son éternité.

Non, quoique ton esprit abusé l’ait pu croire,
— Jadis, un jour parmi les jours, —
Tu ne fus pas celui que méconnut la gloire,
Ni celui que meurtrit l’amour ;

Mais le poète altier, roi des strophes ailées,
Qui de son geste souverain
Fait comme les clochers aux puissantes volées
Retentir les rythmes d’airain ;

Celui qui fit éclore et jaillir, hors des ombres,
Les astres aux bouquets vermeils,
Et passer à travers les immensités sombres
L’âpre rafale des soleils ;

L’évocateur puissant des races disparues,
Le chantre d’un monde détruit,
Qui vit surgir la Terre, à sa voix accourue
Du fond de l’éternelle nuit !

Ton chant fut étouffé sur tes lèvres de flamme ;
Prêtre solitaire interdit,
Tu cherchas vainement à l’écho de ton âme
Un autre cœur qui répondit.

Mais dans ce monde obscur, fier de sa félonie,
Où la vertu marche à tâtons,
Tu prendras le flambeau sublime du génie
Des mains de Gœthe et de Platon.

Et debout sur la foule indifférente et lâche,
Tu lui crieras jusqu’au tombeau :
« Le vent peut bien rugir et souffler sans relâche :
Il n’éteindra pas ce flambeau ! »

Suprême honneur de ceux qui, penchés sur l’abîme,
Éclairent les sombres chemins,
La torche que tu tins si longtemps sur les cimes,
D’autres la prendront de tes mains.

Et tu seras celui que n’atteint pas l’envie
Et que nul ne peut plus ternir,
Sur qui se penchera, studieuse et ravie,
La jeunesse de l’avenir.


Les hommes sentiront passer dans leur poitrine
La sève qui gonfla ton cœur,
Et l’enthousiasme altier et la gloire divine
Étoileront ton front vainqueur.

Dans l’esprit attentif de l’ardente jeunesse,
Ton verbe ailé fera le jour.
Les vieillards te liront tout bas avec ivresse
Et les vierges avec amour.

Alors retentira le bruit de ta victoire
Emporté par l’essor des vents,
Et l’ivresse, l’amour, l’enthousiasme et la gloire
Qui t’avaient déserté vivant,

Te reviendront, à l’heure où tes lèvres glacées,
Taisant leurs chants intérieurs,
N’auront plus le regret des voluptés passées,
Ni le désir de jours meilleurs.