Anthologie féminine/Mme de Maintenon

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 87-92).

MARQUISE DE MAINTENON
(Françoise d’Aubigné)

(1635-1719)


Petite-fille du célèbre Agrippa d’Aubigné, Mme de Maintenon, que le roi Louis XIV surnomma la Raison, eut une existence pénible dans ses commencements, et non dénuée d’épines dans sa dernière période, malgré son côté brillant.

Venue au monde dans la prison de Niort, où sa mère partageait la captivité de son mari. Constant d’Aubigné ; emportée aussitôt née par sa tante, Mme de Villette, elle fut bientôt ramenée à la prison de Château-Trompette, dans le préau de laquelle elle fit ses premiers pas. De la Martinique, où son père fut envoyé (nous dirions aujourd’hui exporté) par suite de sa mauvaise conduite, après avoir été près d’être jetée à la mer comme morte pendant la traversée ; ballottée en France et de nouveau à la Martinique ; laissée, après la mort de son père, en otage à un créancier, qui finit par la mettre à la porte ; rapatriée par le consul à l’âge de douze ans, toute seule ; ballottée de nouveau entre sa grand’tante maternelle, qui faisait retomber sur elle l’animosité que la famille de Condillac avait vouée à sa mère pour son mariage contre leur gré ; sa bonne tante de Villette, qui lui faisait embrasser le protestantisme ; son autre parente, l’altière Mme de Neuillant, qui la contraignait à se convertir au catholicisme en lui faisant panser les chevaux et garder les dindons ; enfin, revenue auprès de sa mère, obligée d’aller, s’enveloppant d’une mante, chercher la soupe distribuée à la porte d’un presbytère… sa mère morte, reprenant sa vie d’humiliations chez Mme de Neuillant, et, pour échapper à cette tutelle tyrannique, épousant, sans dot, le cul-de-jatte Scarron… Telle fut la première partie de l’existence de la future Mme de Maintenon. Le philosophe poète se dit qu’avec une telle femme il pourrait conjurer la pauvreté.

C’est à cette époque qu’en donnant à dîner chez son mari il lui arrivait de faire oublier à ses convives, par l’attrait de sa conversation, les plats qui manquaient. Après la mort du pauvre poète, envers lequel elle se conduisit avec dévouement, elle obtint une place de gouvernante des enfants du duc du Maine ; Louis XIV put apprécier son bon sens et son tact parfait. Ici encore, sa vertu et son esprit la servirent ; elle avait plus de cinquante ans quand le roi l’épousa secrètement. Elle utilisa le temps de son influence à de sages institutions. Elle fonda l’établissement d’éducation des demoiselles de Saint-Cyr, écrivit des Lettres et Entretiens sur l’éducation qui sont fréquemment consultés dans les cours pédagogiques. C’est à ce titre qu’elle appartient à la littérature. « Elle avait fait, nous dit M. Gréard, membre de l’Académie française et vice-recteur de la Sorbonne, son bréviaire de l’Éducation des filles, de Fénelon ; elle fut la première à s’emparer de ce livre, qui devait être d’abord une consultation privée. »

Elle fut une moraliste. Obligée d’amuser un roi inamusable, il paraît qu’elle s’ennuyait fort elle-même, ce qui peut paraître surprenant chez une personne aussi raisonnable et qui avait tant d’occupations sérieuses.

LETTRE À Mme  DE LA MAISON-FORT

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Que ne puis-je vous donner toute mon expérience ! Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu’on aurait eu peine à imaginer, et qu’il n’y a que le secours de Dieu qui m’empêche d’y succomber ? J’ai été jeune et jolie ; j’ai goûté des plaisirs ; j’ai été aimée partout dans un âge un peu plus avancé ; j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit ; je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que tous les états laissent un vide affreux, une inquiétude, une lassitude, une envie de connaître autre chose, parce qu’en tout cela rien ne satisfait entièrement. On n’est en repos que lorsqu’on s’est donné à Dieu, mais avec cette volonté déterminée dont je vous parle quelquefois ; alors on sent qu’il n’y a rien à chercher et qu’on est arrivé à ce qui est bon sur la terre : on a des chagrins, mais on a aussi une solide consolation, et la paix au fond du cœur au milieu des plus grandes peines.

LETTRE À CHARLES D’AUBIGNÉ, SON FRÈRE
1676.

On n’est malheureux que par sa faute. — Ce sera toujours mon texte et ma réponse à vos lamentations… Il y a dix ans, nous étions bien éloignés l’un et l’autre du point où nous en sommes aujourd’hui. Nos espérances étaient si peu de chose que nous bornions nos vœux à trois mille livres de rente : nous en avons quatre fois plus, et nos souhaits ne seraient pas encore remplis… Si les biens nous viennent, recevons-les de la main de Dieu, mais n’ayons pas de vues trop vastes. Nous avons le nécessaire et le commode, tout le reste n’est que cupidité. Tous ces désirs de grandeur partent du vide d’un cœur inquiet.

PENSÉE

L’économie nous met en état de faire l’aumône, et c’est là le motif qui nous la doit faire aimer.

L’INDISCRÉTION[1]

Une personne indiscrète fait tout mal à propos, elle entre à contre-temps, elle sort de même. Entrer mal à propos, c’est rendre visite à une personne quand elle est en affaire ou qu’elle est avec une autre qui lui est assez intime pour être bien aise de se trouver seule avec elle ; on sort à contre-temps quand, après avoir fait cette indiscrétion, on fait sentir à la personne qu’on s’aperçoit qu’elle serait bien aise de se trouver seule avec son amie et qu’on sort sur-le-champ : c’est l’embarrasser et l’obliger à se défendre, car il n’y a personne qui ose convenir tout franchement qu’elle est de trop dans la conversation. Quand on a tant fait de faire une visite mal à propos, il faut faire comme si on ne s’apercevait pas de l’embarras qu’on cause, rendre sa visite très courte et chercher un prétexte pour en sortir honnêtement et le plus tôt qu’on peut, sans faire sentir que c’est parce qu’on s’aperçoit qu’on interrompt la conversation commencée avec l’autre personne, à moins que celle qu’on va voir ne fût en affaire : car, pour lors, il serait de la prudence de ne pas passer outre et de remettre la visite à un autre jour.

Une personne indiscrète n’entend point ce qu’on veut qu’elle sache et elle écoute ce qu’on ne veut pas qu’elle entende, parce que, dans le premier cas, au lieu d’écouter ceux qui parlent et d’entrer dans le sujet de la conversation, elle l’interrompt pour dire ce qui lui vient dans l’esprit ; elle écoute ce qu’on ne veut pas qu’elle entende dans une conversation dont elle ne devait pas être, au lieu de se retirer prudemment. Rien ne rend si indiscrète que de n’être occupé que de soi, ne parlant que de soi, de ses maux, de ses affaires.

Pour éviter les indiscrétions, il faut être occupé des autres plus que de soi ; penser, avant que de parler, si ce qu’on va dire ne fera de mal à personne, s’il n’aura pas de mauvaises suites.

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Révéler un secret, cela passe l’indiscrétion : c’est une perfidie, c’est une infamie dont une personne d’honneur n’est pas capable.

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Encore sont des indiscrétions qu’il faut tâcher d’éviter avec soin, si l’on ne veut pas être fort désagréable en société : choisir la place la plus commode, prendre ce qu’il y a de meilleur sur la table, interrompre ceux qui parlent, parler trop haut, etc.

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  1. Conversations et entretiens de Madame de Maintenon avec les demoiselles de Saint-Cyr, rédigés par les maîtresses de classe et revus et corrigés par Madame de Maintenon (1716). Mme de Maintenon ayant demandé aux demoiselles de la classe jaune de Saint-Cyr sur quel sujet elles désiraient qu’elle leur fit l’instruction, Mlle de Chardon proposa l’indiscrétion.