Anthologie féminine/Mme Roland

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 185-193).

TROISIÈME PÉRIODE


PREMIÈRE PARTIE

(1789-1830)


Mme ROLAND DE LA PLATIÈRE

(1754-1793)


Manon-Jeanne Philippon est plutôt une femme à caractère qu’une femme de lettres proprement dite ; elle ne nous a laissé que ses Mémoires, écrits dans sa prison, et les Lettres aux demoiselles Cannel, qu’elle écrivait jeune fille de la petite cellule de son couvent. On lui attribue aussi une Étude sur la femme révolutionnaire.

C’est un grand caractère de femme politique et philosophe. M. Bernard Ferez, dans un de ses livres de psychologie, la prend comme modèle du caractère des équilibrés. Elle se maria par raison plutôt que par amour ; son mari, brave et excellent homme, l’adorait. « Roland se tuera », avait-elle dit quand on la jugeait ; en effet, lorsqu’il apprit que la tête de sa chère femme était tombée sur l’échafaud, il alla au pied d’un chêne dans les bois, et se perça la poitrine de sa canne armée.

Elle fut comprise dans les poursuites dirigées contre les Girondins par les Jacobins vainqueurs, et condamnée avec ses amis à mourir sur l’échafaud. Michelet nous la montre par ce fatal soir de novembre 1793, toujours belle sur le tombereau qui la mène à la guillotine. En passant place de la Révolution, au pied de la statue géante de la Liberté, elle s’écria en regardant la déesse : « Que de crimes commis en ton nom ! », et son regard embrassa pour la dernière fois une mer de têtes humaines. Jules Claretie assure que, si on lui eût accordé le crayon demandé pour écrire ses dernières impressions, elle eût mis : « Liberté, je meurs néanmoins fidèle à ton culte ! »

Pour connaître Mme Roland, pour avoir une idée de son style énergique en même temps que de ses idées sérieuses, nous n’avons qu’à la laisser parler dans ses Mémoires.


MÉMOIRES

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Fille d’artiste, femme d’un savant devenu ministre et demeuré homme de bien, aujourd’hui prisonnière destinée peut-être à une mort violente et inopinée, j’ai connu le bonheur et l’adversité, j’ai vu de près la gloire et subi l’injustice.

Née dans un état obscur, mais de parents honnêtes, j’ai passé ma jeunesse au sein des beaux-arts, nourrie des charmes de l’étude, sans connoître de supériorité que celle du mérite, ni de grandeur que celle de la vertu.

À l’âge où l’on prend un état, j’ai perdu les espérances de fortune qui pouvoient m’en procurer un conforme à l’éducation que j’avois reçue. L’alliance d’un homme respectable a paru réparer ces revers ; elle m’en préparoit de nouveaux.

Un caractère doux, une âme forte, un esprit solide, un cœur très affectueux, un extérieur qui annonçoit tout cela, m’ont rendue chère à ceux qui me connoissent. La situation dans laquelle je me suis trouvée m’a fait des ennemis ; ma personne n’en a point : ceux qui disent le plus de mal de moi ne m’ont jamais vue.

Il est si vrai que les choses sont rarement ce qu’elles paroissent être que les époques de ma vie où j’ai goûté le plus de douceurs ou le plus éprouvé de chagrins sont souvent toutes contraires à ce que d’autres pourroient en juger. C’est que le bonheur tient aux affections plus qu’aux événements.

Je me propose d’employer les loisirs de ma captivité à retracer ce qui m’est personnel depuis ma tendre enfance jusqu’à ce moment ; c’est vivre une seconde fois que de revenir ainsi sur tous les pas de sa carrière ; et qu’a-t-on de mieux à faire en prison que de transporter ailleurs son existence par une heureuse fiction ou par des souvenirs intéressants ?

Si l’expérience s’acquiert moins à force d’agir qu’à force de réfléchir sur ce qu’on voit et sur ce qu’on a fait, la mienne peut s’augmenter beaucoup par l’entreprise que je commence.

La chose publique, mes sentiments particuliers, me fournissent assez, depuis deux mois de détention, de quoi penser et décrire sans me rejeter sur des temps fort éloignés ; aussi les cinq premières semaines avoient-elles été consacrées à des Notices historiques dont le recueil n’étoit peut-être pas sans mérite. Elles viennent d’être anéanties ; j’ai senti toute l’amertume de cette perte que je ne réparerai point ; mais je m’indignerois contre moi-même de me laisser abattre par quoi que ce soit. Dans toutes les peines que j’ai essuyées, la plus vive impression de douleur est presque aussitôt accompagnée de l’ambition d’opposer mes forces au mal dont je suis l’objet, et de le surmonter ou par le bien que je fais à d’autres, ou par l’augmentation de mon propre courage. Ainsi, le malheur peut me poursuivre et non m’accabler ; les tyrans peuvent me persécuter, mais m’avilir ? jamais, jamais !

Manon on m’appeloit ; j’en suis fâchée pour les amateurs de romans : ce nom n’est pas noble ; il ne sied point à une héroïne du grand genre ; mais enfin c’étoit le mien, et c’est une histoire que j’écris. Au reste, le plus délicats se seroient réconciliés avec le nom en entendant ma mère le prononcer et voyant celle qui le portoit. Quelle expression manquoit de grâce quand ma mère l’accompagnoit de son ton affectueux ? Et, lorsque sa voix touchante venoit pénétrer mon cœur, ne m’apprenoit-elle pas à lui ressembler ?

Vive sans être bruyante, et naturellement recueillie, je ne demandois qu’à m’occuper, et je saisissois avec promptitude les idées qui m’étoient présentées. Cette disposition fut mise tellement à profit que je ne me suis jamais souvenue d’avoir appris à lire ; j’ai ouï dire que c’étoit chose faite à quatre ans, et que la peine de m’enseigner s’étoit pour ainsi dire terminée à cette époque, parce que, dès lors, il n’avoit plus été besoin que de ne pas me laisser manquer de livres. Quels que fussent ceux qu’on me donnoit ou dont je pouvois m’emparer, ils m’absorboient tout entière, et l’on ne pouvoit plus me distraire que par des bouquets. La vue d’une fleur caresse mon imagination et flatte mes sens à un point inexprimable ; elle réveille avec volupté le sentiment de l’existence. Sous le tranquille abri du toit paternel, j’étois heureuse dès l’enfance avec des fleurs et des livres : dans l’étroite enceinte d’une prison, au milieu des fers imposés par la tyrannie la plus révoltante, j’oublie l’injustice des hommes ; leurs sottises et mes maux, avec des livres et des fleurs.

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L’occasion étoit trop belle pour négliger de me faire apprendre l’Ancien, le Nouveau Testament, les catéchismes petit et grand ; j’apprenois tout ce qu’on vouloit, et j’aurois répété l’Alcoran si l’on m’eut appris à le lire. Je me souviens d’un peintre nommé Cuibal, fixé depuis à Stuttgard, et dont j’ai vu, il y a peu d’années, un éloge du Poussin couronné à l’Académie de Rouen ; il venoit souvent chez mon père : c’étoit un drôle de corps qui me faisoit des contes de Peau-d’Ane que je n’ai point oubliés et qui m’amusoient beaucoup ; il ne se divertissoit pas moins à me faire débiter ma science. Je crois le voir encore avec sa figure un peu grotesque, assis dans un fauteuil, me prenant entre ses genoux, sur lesquels j’appuyois mes coudes, et me faisant répéter le Symbole de saint Athanase ; puis récompensant ma complaisance par l’histoire de Tangu, dont le nez étoit si long qu’il étoit obligé de l’entortiller autour de son bras quand il vouloit marcher. On pourroit faire des oppositions plus extravagantes !

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Cependant je voulois apprendre, et je n’aimois point à laisser ce que j’avois entrepris. Il fut arrêté que j’irois chez l’abbé Bunant, trois fois par semaine, dans la matinée ; mais il ne savoit pas s’assujettir à conserver sa liberté pour me consacrer quelques instans ; je le trouvois occupé d’affaires de paroisse, distrait par des enfants ou déjeunant avec un ami : je perdois mon temps ; la mauvaise saison survint, et le latin fut abandonné. Je n’ai conservé de cette tentative qu’une sorte d’instinct ou commencement d’intelligence qui, dans le temps de ma dévotion, me permettait de répéter ou chanter les psaumes sans ignorer absolument ce que je disois, et beaucoup de facilité pour l’étude des langues en général, particulièrement pour l’italien, que j’ai appris, quelques années après, seule et sans peine.

Mon père ne me poussoit pas vivement au dessin, s’amusoit de mon aptitude plus qu’il ne s’occupoit à développer chez moi un grand talent ; je compris même, par quelques mots échappés d’une conversation avec ma mère, que cette femme prudente ne se soucioit pas que j’allasse très loin dans ce genre. « Je ne veux pas qu’elle devienne peintre, disoit-elle ; il faudroit des études communes et des liaisons dont nous n’avons que faire. » On me fit commencer à graver ; tout m’étoit bon ; j’appris à tenir le burin, et je vainquis bientôt les premières difficultés. Lors de la fête de quelqu’un de nos grands-parents, qu’on alloit religieusement souhaiter, je portois toujours pour mon tribut ou une jolie tête que je m’étois appliquée à bien dessiner dans cette intention, ou une petite plaque de cuivre bien propre, sur laquelle j’avois gravé un bouquet et un compliment soigneusement écrit, dont M. Doucet m’avoit tourné les vers. Je recevois en échange des almanachs qui m’amusoient beaucoup et quelque présent d’objets à mon usage, destinés ordinairement à la parure que j’aimois. Ma mère s’y plaisoit pour moi ; elle étoit simple dans la sienne et même souvent négligée ; mais sa fille était sa poupée, et j’avois dans mon enfance une mise élégante, même riche, qui sembloit au-dessus de mon état. Les jeunes personnes portoient alors ce que l’on appeloit des corps de robe : c’étoit un vêtement fait comme les robes de cour, très juste à la taille, qu’il dessinoit fort bien, très ample par le bas, avec une longue queue traînante et ornée de divers chiffons, suivant le goût ou la mode ; on me donnoit les miens en belles étoffes de soie, légères pour le dessin, modestes pour la couleur, mais de prix et de qualité pareils aux robes de ma mère. La toilette me coûtoit bien quelques chagrins, car on me faisoit souvent les cheveux avec des papillotes, des fers chauds, tout l’attirail ridicule et barbare dont on se servoit dans ce temps-là ; j’avois la tête extrêmement sensible, et le tiraillement qu’il falloit souffrir était si douloureux qu’une grande coiffure me faisoit toujours verser des larmes arrachées par la souffrance, sans être accompagnées de plaintes.

Il me semble que j’entends demander pour quels yeux étoit cette toilette dans la vie retirée que je menois. Ceux qui feroient cette question doivent se rappeler que je sortois deux fois la semaine ; et s’ils avoient connu les mœurs de ce qu’on appeloit les bourgeois de Paris de mon temps, ils sauroient qu’il en existoit des milliers dont la dépense, assez grande en parure, avoit pour objet une représentation de quelques heures aux Tuileries tous les dimanches ; leurs femmes y joignoient celle de l’église, et le plaisir de traverser doucement leur quartier sous les yeux du voisinage. Joignez à cela les visites de famille aux grandes époques des fêtes et du premier de l’an, une noce, un baptême, et vous verrez assez d’occasions d’exercer la vanité. Au reste, on pourra remarquer dans mon éducation plus d’un contraste. Cette petite personne, qui paroissoit le dimanche à l’église et à la promenade dans un costume qu’on auroit pu croire sorti d’un équipage, et dont l’apparence étoit fort bien soutenue par son maintien et son langage, alloit fort bien aussi dans la semaine en petit fourreau de toile au marché avec sa mère ; elle descendoit même seule pour acheter, à quelques pas de la maison, du persil ou de la salade que la ménagère avoit oubliés. Il faut convenir que cela ne me plaisoit pas beaucoup ; mais je n’en témoignois rien, et j’avois l’art de m’acquitter de ma commission de manière à y trouver de l’agrément. J’y mettois une si grande politesse, avec quelque dignité, que la fruitière ou autre personnage de cette espèce se faisoit un plaisir de me servir d’abord, et que les premiers arrivés le trouvoient bon ; je remboursois toujours quelque compliment sur mon passage, et je n’en étois que plus honnête. Cette enfant, qui lisoit des ouvrages sérieux, expliquoit fort bien les cercles de la sphère céleste, manioit le crayon et le burin, et se trouvoit à huit ans la meilleure danseuse d’une assemblée de jeunes personnes au-dessus de son âge, réunies pour une petite fête de famille ; cette enfant étoit souvent appelée à la cuisine pour y faire une omelette, éplucher des herbes ou écumer le pot. Ce mélange d’études graves, d’exercices agréables et de soins domestiques ordonnés, assaisonnés par la sagesse de ma mère, m’a rendue propre à tout ; il sembloit prédire les vicissitudes de ma fortune et m’a aidée à les supporter. Je ne suis déplacée nulle part ; je saurois faire ma soupe aussi lestement que Philopœmen coupoit du bois ; mais personne n’imagineroit, en me voyant, que ce fût un soin dont il convînt de me charger.