Anthologie féminine/Mme Le Prince de Beaumont

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 148-157).

Mme DE BEAUMONT (Marie Le Prince)

(1711-1780)


Née à Rouen, elle est l’auteur du Magasin des enfants et de la suite, dite Magasin des adolescentes, ouvrage par dialogues qui fit le bonheur de nos mères dans un temps où les livres pour les enfants étaient excessivement rares. Celui-là était un traité de morale récréatif et instructif. Il a été réédité encore en 1850. Son succès a donc duré près de cent ans. Quel est le livre, aujourd’hui, qui peut se vanter d’être réédité dans un siècle ? et surtout de valoir autant ?

Cet ouvrage ferait plus encore aujourd’hui pour l’éducation des enfants que tous les Verne et les Hetzel parus et à paraître. Mme de Beaumont, longtemps institutrice en Angleterre, écrivit d’abord son livre en anglais, de là certains termes qui font croire à une traduction. C’est un dialogue entre une institutrice et ses élèves, lesquelles amènent des amies de tout âge. Non seulement les jeunes filles répètent leurs leçons de géographie, d’histoire, etc., mais elles causent avec leur institutrice un peu sur tout. C’est un véritable cours pédagogique qui est fait en causeries.


AVERTISSEMENT DU SECOND VOLUME

Le bon accueil qu’on a fait au Magasin des enfants, tant à Londres que dans les pays étrangers, m’a déterminée à donner celui des Adolescentes.

De toutes les années de la vie, les plus dangereuses commencent à quatorze et quinze ans. C’est à cet âge qu’une jeune personne entre dans le monde, où elle prend, pour ainsi dire, une nouvelle manière d’exister. Toutes ses passions, contraires dans l’enfance, cherchent alors à se développer, à s’autoriser par l’exemple des nouveaux personnages avec lesquels elle commence à figurer. En lui supposant la meilleure éducation, il est à craindre que les impressions n’en soient effacées par celles que font les maximes dangereuses et corrompues qu’elle entend alors. Que ne doit-on pas craindre pour celle qui n’apporte dans ce pays, si nouveau pour elle, que des passions indomptées ou flattées, une ignorance totale, des préjugés puérils, pour ne rien dire de pis ? Sa perte devient inévitable.

On est surpris de voir augmenter tous les jours le nombre des femmes méprisables ; un peu de réflexion, et l’on s’étonnera plus sensément de ce qu’on en trouve encore un si grand nombre de vertueuses.

N’écoutons point l’amour-propre dans l’éternel panégyrique qu’il nous fait de nous-mêmes. Jetons les yeux sur notre cœur, et avouons de bonne foi que nous trouvons en nous le germe de tous les vices, l’estime de tous les faux biens, la haine de la contrainte, l’amour de la liberté, qui touche à celui du libertinage. C’est avec toutes ces dispositions aux maladies mortelles de l’âme que nous nous jetons sans précaution au milieu d’un air pestiféré sans le moindre préservatif. Faut-il s’étonner des chutes fréquentes qui frappent et effrayent le spectateur.

La vertu peut seule diminuer les maux inévitables de cette vie. Voilà ce que la plus grande partie des gouvernantes sont incapables de faire. Les mères le sont-elles davantage, elles qui devraient sur cela donner le ton aux gouvernantes ? Il y en a un grand nombre qui sont aussi ignorantes que ces dernières, beaucoup plus dissipées, et qui ont moins de mœurs. Leurs exemples font une contradiction perpétuelle avec leurs maximes. Celle-ci, par une sévérité outrée, ferme le cœur de ses filles, qui, réduites à la confiance d’une amie ou d’une domestique, font autant de chutes que de pas. Celle-là, par une mollesse dangereuse, craint d’altérer leur santé en les contredisant, et choisit de laisser aller les choses comme elles peuvent, plutôt que de s’assujettir à la contrainte des moyens qui peuvent conduire au juste milieu entre la dureté et la faiblesse.


UNE LEÇON
Miss Belotte.

Je suis bien fâchée de ne vous avoir pas connue plus tôt, Mademoiselle ; je sens que je suis d’une telle ignorance, que j’en suis toute honteuse. Je veux réparer le temps perdu, et m’instruire de mille choses toutes simples que je n’entends pas.

Mademoiselle Bonne.

Outre qu’il est honteux d’être ignorantes, il y a encore une grande raison qui doit vous faire chercher à être instruites. Vous serez toutes mariées, Mesdames, et vous épouserez des hommes qui auront beaucoup étudié, voyagé, et qui devront être savants. Si vous ne savez parler que de vos coiffures, et que vous ayez un mari qui ait profité de son éducation, il s’ennuiera avec vous, il cherchera d’autre compagnie, parce qu’il ne connaîtra rien à votre conversation ; au lieu que, si vous êtes instruites, vous lui ferez aimer sa maison, et il sera charmé de s’entretenir avec vous......

Miss Molly.

Je vous avoue, ma bonne, que j’ai le défaut de rire des vieilles gens. La nourrice de maman vient nous voir quelquefois ; comme cette bonne femme n’a plus de dents, cela la fait parler d’une manière si singulière que je ris comme une folle quand elle est partie ; je suis venue à bout de la contrefaire si bien que cela fait rire aussi tous les domestiques de la maison.

Mademoiselle Bonne.

Le bel emploi pour une fille de qualité de faire le singe devant des servantes et des valets ! Comment voulez-vous qu’ils vous respectent, après vous avoir vu faire de telles bassesses ? Apprenez qu’il n’y a rien de si bas que de se moquer des vieilles gens, ou de ceux affligés de quelque défaut naturel. Les premiers méritent du respect, les seconds de la compassion. Je vous avoue, ma chère, que je serais bien fâchée si vous ne vous corrigiez pas de ce défaut ; il annonce ordinairement un cœur méchant et malin. Lady Spirituelle, dites à ces dames comment on en agissait à Sparte avec les vieillards.

Lady Spirituelle.

La république de Sparte passait pour avoir les meilleures et les plus sages lois. Je ne pense pas comme cela, Mesdames, car je trouve la plus grande partie de ces lois ridicules et mauvaises ; mais j’aime beaucoup celles que les Spartiates suivaient à l’égard des vieillards. Il n’était pas permis aux jeunes gens de s’asseoir en leur présence ; et quand ils venaient dans les assemblées publiques, on leur cédait les meilleures places.

Les Athéniens n’avaient pas les mêmes attentions. Un jour qu’il y avait à Athènes des ambassadeurs de Sparte, ils furent scandalisés de voir dans la foule de pauvres vieillards qui étaient poussés sans pouvoir trouver une bonne place pour voir le spectacle. Les ambassadeurs, qu’on avait mis dans la place d’honneur, ne purent souffrir cela ; et, s’étant levés, ils forcèrent ces vieillards à s’asseoir en leur place, et donnèrent par là une bonne leçon aux Athéniens.

Lady Violente.

Je suis bien fâchée quand j’entends raconter quelque sottise des Athéniens ; je suis comme lady Spirituelle, je les aime beaucoup plus que les Lacédémoniens, dont je trouve les lois barbares.

Mademoiselle Bonne.

Vous êtes bien hardies, Mesdames, d’oser blâmer les lois des Lacédémoniens, que les plus grands hommes admirent. Il me prend envie de vous demander pourquoi vous aimez les Athéniens, et pourquoi vous haïssez les Lacédémoniens : car il ne faut jamais aimer ou haïr par caprice, et sans pouvoir donner de bonnes raisons de son amour ou de sa haine.

Lady Violente.

Mon amour et ma haine sont fondés sur de bonnes raisons. Je hais les Lacédémoniens, parce qu’ils étaient cruels, qu’ils voulaient toujours rester ignorants, et que leurs femmes n’avaient point de modestie. J’aime les Athéniens, parce qu’ils étaient savants, qu’ils punissaient l’oisiveté, l’ingratitude. Il est vrai qu’ils avaient de grands défauts ; mais pourtant j’aime mieux les défauts des Athéniens que les vertus des Lacédémoniens. Permettez-moi de dire à ces dames comment on traitait les enfants à Sparte.

Mademoiselle Bonne.

J’y consens de bon cœur ; mais souvenez-vous qu’en nous faisant remarquer les défauts des Lacédémoniens, la justice demande que vous disiez quelque chose de leurs vertus.

Lady Spirituelle.

Je ne leur trouve pas de vertus, je vous assure.

Mademoiselle Bonne.

Comment pouvez-vous dire cela ; ma chère ? la grande obéissance qu’ils avaient pour les lois n’était-elle pas une vertu ?

Lady Spirituelle.

Non, en vérité, ma chère Bonne ; je vous demande pardon de n’être pas de votre sentiment, mais vous voulez que nous vous disions toujours la vérité, et je mentirais si je disais que je trouve cela une vertu. Tenez, ma Bonne, je dois vous obéir : mais si vous me disiez de tuer lady Mary, mon obéissance serait-elle une vertu ? Obéir à de mauvaises lois, n’est-ce pas être bien méchant ?

Lady Violente.

Voilà justement ce que je pensé : par exemple, une des lois de Sparte était d’accoutumer les enfants à mépriser la douleur : cela est fort bien ; mais pour leur faire prendre cette bonne habitude, il y avait certains jours de fête où on les menait dans les temples pour les fouetter jusqu’au sang, sans qu’ils eussent fait aucune faute : encore il ne fallait pas pleurer. Un enfant qui aurait pleuré aurait perdu sa réputation ; aussi est-il arrivé plusieurs fois que ces malheureux enfants sont morts sous les coups sans jeter une larme ; et, ce qu’il y a de plus abominable, c’est que les pères et les mères étaient là : ils voyaient tranquillement déchirer leurs pauvres enfants et les exhortaient à souffrir sans se plaindre.

Mademoiselle Bonne.

Voilà une raison sans réplique, et un motif légitime pour les jeunes dames de haïr les Lacédémoniens. J’avoue aussi que je n’ai rien à répliquer à lady Spirituelle. Pour que l’obéissance aux lois soit une vertu, il faut que ces lois soient bonnes ; si elles sont mauvaises, plus on est exact à les observer, plus on est méchant.

Miss Belotte.

Pour moi, je n’y fais pas tant de façons : d’abord que les choses me plaisent, je les crois bonnes ; si elles me déplaisent, je dis d’abord qu’elles ne valent rien.

Mademoiselle Bonne.

C’est le moyen de juger tout de travers. J’espère que vous n’agirez pas ainsi à l’avenir. Vous avez beaucoup d’esprit, ma chère, et même un esprit supérieur : il n’est question que de mettre de la justesse dans cet esprit-là, et, si vous voulez m’aider, nous y travaillerons ; je suis sûre que nous y réussirons. Lady Violente, vous m’avez dit que les Athéniens punissaient l’ingratitude ; il me semble que je vous ai donné, il y a deux ans, une fort jolie histoire à ce sujet ; voudriez-vous nous la raconter ?

Lady Violente.

Oui, ma Bonne, je m’en souviens fort bien. Il y avait dans la ville d’Athènes des juges qui étaient chargés de punir les ingrats ; mais c’était une chose si rare qu’ils n’avaient rien à faire. Ils s’ennuyèrent d’aller tous les jours à leur tribunal sans y trouver personne et mirent une cloche à la porte de leur maison, afin qu’on la pût sonner quand on aurait besoin d’eux. On fut si longtemps sans sonner cette cloche que l’herbe qui croissait à la muraille s’entortilla avec la corde. Dans ce temps-là il y avait dans la ville un homme qui, voyant que son cheval était devenu si vieux qu’il ne pouvait plus travailler, ne voulut pas le nourrir à rien faire et le mit hors de son écurie. Ce pauvre cheval marchait tristement dans la rue, comme s’il eût deviné qu’il était en danger de mourir de faim. Il passa par hasard proche de la maison des juges dont j’ai parlé, et, voyant de l’herbe à la muraille, il s’éleva sur le bout de ses pieds pour tâcher de l’attraper : il eut beau faire, il ne prit que la corde, ce qui fit sonner la cloche plusieurs fois. Les juges vinrent aussitôt pour voir ce qu’on leur voulait, et, voyant que c’était un cheval qui sonnait la cloche, ils demandèrent à qui il appartenait. Quelques-uns des voisins leur dirent qu’il n’appartenait plus à personne, et que son maître lui avait donné son congé parce qu’il ne pouvait plus travailler. « Vraiment, dirent les juges, cette affaire nous regarde ; c’est une véritable ingratitude à cet homme de jeter dehors un pauvre animal domestique qui a usé sa vie à son service ; nous ne pouvons souffrir cela. Effectivement, ils firent venir le maître de ce cheval et l’obligèrent à donner une somme pour nourrir cet animal le reste de ses jours......