Anthologie féminine/Mme Deshoulières

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 96-105).

Mme  DESHOULIÈRES
(Antoinette du Ligier de La Garde)

(1638-1694)


Mme Deshoulières eut une grande réputation, une grande influence, un grand crédit, qu’elle ne dut qu’à son talent, à ses qualités, aux agréments de son esprit, car elle était pauvre, et, quoique belle, elle se piqua de rester toujours honnête femme. Voltaire, qui n’avait pas connu la femme, goûtait fort le poète, et, dans la liste des écrivains du règne de Louis XIV, il a formulé ce jugement : « De toutes les dames françaises qui ont cultivé la poésie, c’est celle qui a le mieux réussi. » Lemontey a renchéri sur cet éloge en ne trouvant que Voltaire lui-même, dans le genre léger, supérieur à Mme Deshoulières.

Sa vie fut accidentée dans sa première partie, avant d’être dans la seconde tranquille, d’apparence au moins, sinon de réalité, vouée aux devoirs de la famille et consolée de plus d’un chagrin, dont l’amertume a mis un pli à son sourire, même dans ses rêveries les plus idylliques.

Elle épousa, à quatorze ans, un mari de trente ans. Elle avait reçu une éducation brillante et raffinée sous le rapport littéraire ; elle avait appris non seulement l’espagnol et l’italien, mais encore le latin. Partie de la France pour fuir la pauvreté, car la disgrâce des proscrits les atteignait dans leurs biens, la jeune femme retrouvait la pauvreté en Belgique, mais compensée par les succès les plus brillants de beauté et d’esprit.

Après avoir été gardée huit mois prisonnière, en Belgique, par les Espagnols, pour avoir exprimé trop franchement sa manière de penser, et délivrée par son mari, cette courageuse et spirituelle femme, revenue à Paris, savoura la récompense de son dévouement en éloges et en succès de salon qui purent beaucoup contribuer à sa gloire et à son plaisir, mais peu à sa fortune et à son repos. Elle eut des amis illustres, qui applaudirent à ses vers et firent honneur à son salon. Sa vie, désormais sans aventure, s’écoula dans une médiocrité non dorée, sans autre plaisir que des plaisirs d’esprit, empoisonnés par des soucis domestiques et de précoces souffrances ; elle mourut, âgée de cinquante-six ans seulement, après avoir langui onze ans dans les cruelles douleurs d’un cancer au sein. Les déceptions d’une vie longtemps agitée avaient laissé dans sa douceur un fond d’amertume et mis sur son enjouement comme un voile habituel de mélancolie. Cette femme, qui a composé tant d’idylles, de rondeaux, de chansons, de madrigaux, a su tirer de la même veine des réflexions morales d’une âpre éloquence de désabusement, des épîtres d’un ton sévère et satirique. Voilà en résumé ce que nous apprend la préface de M. de Lescure à une édition de ses œuvres publiées par Jouaust.

Sauf sa gracieuse bergerie allégorique adressée à ses enfants :

Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,


où elle recommande en forme de poétique requête à la protection du dieu Pan (Louis XIV) son troupeau, c’est-à-dire sa famille, on ne connaît guère ses poésies, cependant d’une importance plus sérieuse que la jolie idylle ne le ferait soupçonner.


ÉPITRE CHAGRINE

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Quel espoir vous séduit ? quel gloire vous tente ?
  Quel caprice ? à quoi pensez-vous ?
  Vous voulez devenir savante :
Hélas ! du bel esprit savez-vous les dégoûts ?

Ce nom, jadis si beau, si révéré de tous,
  N’a plus rien, aimable Amarante,
  Ni d’honorable ni de doux,
  Sitôt que, par la voix commune,
De ce titre odieux on se trouve chargé.
De toutes les vertus n’en manquât-il pas une,
Suffit qu’un bel esprit en nous ait érigé,
Pour ne pouvoir prétendre à la moindre fortune.
..............
Pourrez-vous toujours voir votre cabinet plein
  Et de pédants et de poètes,
Qui vous fatigueront avec un front serein
  Des sottises qu’ils auront faites ?
Pourrez-vous supporter qu’un fat de qualité,
Qui sait à peine lire et qu’un caprice guide.
  De tout vos ouvrages décide ?
  Un esprit de malignité
  Dans le monde a su se répandre ;
On achète un bon livre afin de s’en moquer :
C’est des plus longs travaux le fruit qu’il faut attendre,
  Personne ne lit pour apprendre,
  On ne lit que pour critiquer.
Vous riez, vous croyez ma colère chimérique,
  L’amour-propre vous dit tout bas
Que je vous fais grand tort, que vous ne devez pas
Du plus rude censeur redouter la critique.
Eh bien ! considérez que dans chaque maison
Où vous aura conduit un importun usage,
Dès qu’un laquais aura prononcé votre nom :

   « C’est un bel esprit, dira-t-on,
  Changeons de voix et de langage. »
  Alors sur un précieux ton,
Des plus grands mots faisant un assemblage.
On ne vous parlera que d’ouvrages nouveaux,
On vous demandera ce qu’il faut qu’on en pense.
En face, on vous dira que les vôtres sont beaux,
  Et l’on poussera l’impudence
Jusques à vous presser d’en dire des morceaux.
Si tout votre discours n’est obsur, emphatique,
On se dira tout bas : « C’est là ce bel esprit ?
  Tout comme un autre elle s’explique,
  On entend tout ce qu’elle dit. »
............
Dès que la renommée aura semé le bruit
  Que vous savez toucher la lyre,
  Hommes, femmes, tout vous craindra.
  Hommes, femmes, tout vous fuira.
Parce qu’ils ne sauront en mille ans que vous dire.
............
Ce que prête la fable à la haute éloquence,
  Ce que l’histoire a consacré,
  Ne vaut jamais rien à leur gré :
  Ce qu’on sait plus qu’eux les offense.
On dirait, à les voir, de l’air présomptueux
  Dont ils s’empressent pour entendre
  Des vers qu’on ne lit point pour eux.
Qu’à décider de tout ils ont droit de prétendre ;
Sur ce dehors trompeur, on ne doit pas compter.

  Bien souvent sans les écouter,
  Plus souvent sans y rien comprendre,
On les voit les blâmer, on les voit les défendre.
  Quelques faux brillants bien placés :
  Toute la pièce est admirable ;
  Un mot leur déplaît, c’est assez :
  Toute la pièce est détestable.
............
 Ne cherchez plus une frivole gloire
Qui cause tant de peine et si peu de plaisir.
 Je la connois, et vous pouvez m’en croire :
Jamais dans Hippocrène on ne m’auroit vu boire
Si le Ciel m’eût laissée en pouvoir de choisir.
Mais, hélas ! de son sort personne n’est le maître.
Le penchant de nos cœurs est toujours violent ;
J’ai su faire des vers avant que de connoître
Les chagrins attachés à ce maudit talent !
  Vous que le Ciel n’a point fait naître
  Avec ce talent que je hais.
Croyez-en mes conseils, ne l’acquérez jamais.


SOLITUDE

. . . . . . . . . . . . . . . .

  Charmante et paisible retraite.
Que de votre douceur je connois bien le prix.
  Et que je conçois de mépris
Pour les vains embarras dont je me suis défaite !
Que sous ces chênes verts je passe d’heureux jours !

Dans ces lieux écartés que la nature est belle !
Rien ne la défigure, elle y garde toujours
La même autorité qu’avant qu’on eût contre elle
Imaginé des lois l’inutile secours.
Ici le cerf, l’agneau, le paon, la tourterelle.
Pour la possession d’un champ ou d’un verger
  N’ont point ensemble de querelle ;
  Nlul bien ne leur est étranger ;
Nul n’exerce sur l’autre un pouvoir tyrannique.
Et d’aïeux éclatants pas un d’eux ne se pique.
............
  Avec étonnement j’y vois
  Que le plus petit des reptiles.
  Cent fois plus habile que moi,
Trouve pour tous ses maux des remèdes utiles.
Qui de nous, dans le temps de sa prospérité,
  À l’active fourmi ressemble ?
............
  Quels états sont mieux policés
  Que l’est une ruche d’abeilles ?
C’est là que les abus ne se sont point glissés
Et que les volontés en tout temps sont pareilles.
De leur roi qui les aime elles sont le soutien ;
On sent leur aiguillon dès qu’on cherche à leur nuire ;
  Pour les châtier il n’a rien :
  Il n’est roi que pour les conduire
  Et que pour leur faire du bien.
............
Ah ! n’avons-nous pas du nous dire mille fois,

En les voyant être heureux sans richesse,
Habiles sans étude, équitables sans lois,
 Qu’ils possèdent seuls la sagesse ?
Il n’en est presque point dont l’homme n’ait reçu
Des leçons qui l’ont fait rougir de sa faiblesse,
Et, quoiqu’il s’applaudisse, il doit à leur adresse
Plus d’un art que, sans eux, il n’aurait jamais su.


LE BEL ESPRIT

Le bel esprit, au siècle de Marot,
Des dons du Ciel passoit pour le gros lot ;
Des grands seigneurs il donnoit accointance,
Menoit parfois à noble jouissance.
Et, qui plus est, faisoit bouillir le pot.

Or, est passé ce temps où d’un bon mot,
Stance ou dizain, on payoit son écot :
Plus n’en voyons qui prennent pour finance
   Le bel esprit.

À prix d’argeut, l’auteur, comme le sot.
Boit sa chopine et mange son gigot ;
Heureux encor d’en avoir suffisance !
Maints ont le chef plus rempli que la panse.
Dame Ignorance a fait enfin capot
   Le bel esprit.


RÉFLEXIONS DIVERSES
I

Homme, contre la mort quoi que l’art te promette,
  Il ne sauroit te secourir.
Prépares-y ton cœur ; dis-toi :« C’est une dette
  Qu’en recevant le jour j’ai faite. »
  Nous ne naissons que pour mourir.

II

  Esclaves que rien ne rebute,
Vous qui, pour arriver au comble des honneurs.
Aux caprices des grands êtes toujours en butte ;
Vous, de tous leurs défauts lâches adorateurs,
Savez-vous le succès de tant de sacrifices ?
Quand, par les grands emplois, on aura satisfait
  À vos soins, à vos longs services.
  Hélas ! pour vous qu’aura-t-on fait
  Que vous ouvrir des précipices ?

III

Est-ce vivre ? et peut-on, sans que l’esprit murmure,
Se donner tout entière au soin de sa parure ?
Se peut-il qu’on arrive à cet instant fatal
Qui termine les jours que le destin nous prête
Sans avoir jamais eu d’autres soucis en tête
  Que de ce qui sied bien ou mal ?
Faire de sa beauté sa principale affaire

  Est le plus indigne des soins ;
  Le dessein général de plaire
  Fait que nous plaisons beaucoup moins.


IV

Lorsque la mort moissonne, à la fleur de son âge,
  L’homme pleinement convaincu
  Que la foiblesse est son partage.
Et qui contre les sens a mille fois vaincu,
On ne doit point gémir du coup qui le délivre.
Quelque jeune qu’on soit, quand on a su bien vivre.
  On a toujours assez vécu.