Anthologie féminine/Mme Dacier

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 115-124).

Mme DACIER (Anne Lefebvre)

(1651-1720)


Mme Dacier est au XVIIe siècle ce que fut Christine de Pisan au XIVe : femme de lettres dans le sens propre du mot, sérieuse, instruite, plus même, savante, ce qui ne l’empêcha pas d’être, comme sa devancière, une vertueuse épouse, une tendre et excellente mère de famille.

« Aucune voix savante ne s’est encore levée pour prononcer son éloge ; nulle ville n’a songé à lui élever un monument triomphal ou funèbre ; seule une petite inscription, gravée sur le fronton d’une vieille et sombre maison de Saumur, rappelle que c’est là qu’elle est née[1]. »

C’est que, comme Christine de Pisan, elle vécut retirée et modeste, se consacrant aux siens et à l’étude ; elle ne chercha pas à briller à la cour. Cependant la lutte pour la vie de sa devancière lui fut épargnée. Son père, Tanneguy-Lefebvre, était un savant. Il consacrait ses loisirs à l’éducation de son fils, qui résumait probablement pour lui l’espoir de la famille. Mais l’écolier aimait davantage les exercices de corps que l’étude ; il pensait à ses courses à travers les champs après les papillons, pendant que le père lui expliquait les racines grecques. Anne, timide fillette de onze ans, assistait, sa tapisserie à la main, aux leçons données dans la pièce où se tenait la famille. Un jour, voyant son frère embarrassé pour répondre, elle se hasarda à lui souffler sa leçon. Son père l’entendit et resta stupéfait. Il la questionna et découvrit avec un tressaillement d’orgueil que sa fille tenait de lui le goût de l’étude et des langues mortes.

Désormais, il s’occupa de son instruction et il trouva en elle plus qu’un disciple, un émule et un compagnon d’étude. Elle avait la passion des auteurs anciens ; elle lut bientôt les grecs à livre ouvert. Parmi les élèves de son père était un jeune orphelin, André Dacier, originaire de Castres, âgé de dix-huit ans, aussi studieux qu’Anne. Tanneguy-Lefebvre, ayant remarqué ses capacités, le fit travailler chez lui ; le jeune homme et la jeune fille compulsaient ensemble les auteurs classiques, luttant ensemble pour les découvertes littéraires et scientifiques, à l’âge où d’autres ne pensent qu’au plaisir. André dut quitter son professeur. Quelque temps après, Tanneguy mourut et Anne vint demander à la capitale le moyen de compléter encore ses études.

À l’âge de dix-sept ans, en 1668, elle avait déjà traduit, commenté et publié, les Comédies de Térence, cinq ouvrages en latin et les Poésies d’Anacréon et de Sapho, traduites du grec en français, avec remarques. L’édition de 1680 est signée : Anne Lefebvre. Cette traduction est tellement belle que Boileau a dit qu’elle devrait faire tomber la plume des mains de tous ceux qui entreprendraient de traduire ces poésies en vers.

À Paris, elle retrouva André Dacier et l’épousa, continuant avec lui l’existence studieuse de leur adolescence, sans se laisser éblouir par l’accueil que la cour et la ville faisaient à la jeune savante. Son mari fut élu membre de l’Académie française en 1695 et secrétaire perpétuel en 1718.

Chargée par le duc de Montausier de concourir à la collection des Anciens qu’il faisait faire pour le Dauphin, elle traduisit, commenta et fit imprimer successivement, avant qu’aucun de ses collaborateurs eût encore rien produit, Florus, Aurelius Victor, Eutrope et Dictys de Crète, ce qui lui valut de Bayle ce public hommage :

« Ainsi voilà notre siècle hautement vaincu par cette illustre savante, puisque, dans le temps que plusieurs hommes n’ont pas produit un seul auteur, Mme Dacier en a déjà produit quatre. »

Les plus difficiles lui rendaient justice, et Saint-Simon lui-même, si dédaigneux des gens de lettres, la juge en ces termes :

« Elle n’était savante que dans son cabinet et avec des savants ; partout ailleurs, simple, unie, avec de l’esprit agréable dans la conversation, on ne se serait pas douté qu’elle fût rien de plus que les femmes les plus ordinaires. »

Elle ne recherchait ni l’admiration, ni les hommages, et semblait avoir choisi pour sa devise et la règle de sa conduite ce vers de Sophocle qu’elle écrivit un jour, au-dessus de son nom, sur un album qu’on lui présentait :

Le silence est la parure des femmes.

Homère était son poète de prédilection. La Mothe eut la prétention de traduire l’Iliade sans connaître un mot de grec, en l’arrangeant et la raccourcissant, sous le prétexte d’en rendre la lecture plus agréable, ce qui lui attira la risée des savants, tout en lui valant une pension de huit cents livres ; outrée de ce crime littéraire, Mme Dacier, avec une indignation toute virile, écrivit comme réfutation son très célèbre ouvrage : les Causes de la corruption du goût, auquel La Mothe riposta par quelques réflexions spirituelles sur la critique ; ce qui fit dire aux témoins de cette lutte littéraire que La Mothe, avait discuté en « femme spirituelle » et Mme Dacier en « homme savant ».

Outre les ouvrages que nous avons déjà nommés, on a encore d’elle :

— L’Amphitryon, l’Êprédien et le Ruden, 3 vol., comédies de Plaute, traduites en français avec remarques, édités en 1683.

Plutus et Nuées, d’Aristophane (1684) ; la première traduction que l’on ait hasardée du fameux comique.

— Deux Vies des hommes illustres, de Plutarque.

— L’Iliade, d’Homère, 4 vol. (1711).

Homère défendu contre l’apologie du Père Hardouin.

— L’Odyssée, d’Homère (1708).

— L’Iliade et l’Odyssée, 8 vol. (1716).

À ce dernier ouvrage si important elle a écrit une préface pleine de tendresse et d’émotion sur la mort de sa fille, qui avait été la cause de l’interruption de ses travaux ; Sainte-Beuve dit qu’il est impossible de parler de Mme Dacier sans citer cette préface. On la trouve, en effet, partout où il est question d’elle. Pour ce motif, nous jugeons inutile de la répéter ici. Qu’y a-t-il d’étonnant, d’ailleurs, à ce qu’une mère se laisse aller à exprimer une douleur intense dans cette circonstance, et que, éloquente comme Mme Dacier, elle le fasse dans les termes les plus touchants et les mieux appropriés ? Ce n’est qu’une preuve que la science ne dessèche pas le cœur. La perte de deux charmants enfants, un fils et une fille, vint assombrir la fin de sa vie. Elle mourut à soixante-neuf ans, accablée d’infirmités.


ODE II[2]
SUR LA BEAUTÉ

La nature ayant donné les cornes aux taureaux pour leur défense, aux chevaux les pieds, aux lièvres la vitesse, aux poissons les nageoires, les ailes aux oiseaux et aux hommes la prudence, elle n’eut plus rien dont elle pût faire présent aux femmes. Que leur donna-t-elle donc ? La beauté, qui leur tient lieu de dards et de boucliers, car il n’y a rien qui puisse résister à une belle.


ODE XXXVII
SUR LE PRINTEMPS

Voyez comme au retour du Printemps toutes les grâces sont chargées de roses ; voyez comme le calme règne sur la mer ; voyez comme les plongeurs se jouent dans l’eau et comme les grues s’en retournent.

Le soleil brille d’une lumière pure et les nuées obscures sont dissipées. Voyez comme le travail du laboureur est éclatant. Les oliviers poussent déjà, et la vigne est couronnée de ses feuilles. Enfin, tout semble nous assurer de l’abondance de cette année.


ODE XL

Un jour, Cupidon n’ayant pas pris garde à une abeille qui dormait dans des roses, fut piqué à un doigt ; aussitôt il se mit à pleurer, et, courant de toute sa force à la belle Cythérie : « Je suis perdu, maman, s’écria-t-il, je suis perdu et je me meurs : un petit serpent ailé, que les laboureurs nomment abeille, vient de me piquer. » Cette déesse lui répondit : « Si l’aiguillon d’une abeille te fait tant de mal, combien penses-tu, mon fils, que souffrent ceux que tu blesses de tes flèches ? »


DE L’ART DE TRADUIRE[3]

Quand je parle d’une traduction en prose, je ne veux pas parler d’une traduction servile, je parle d’une traduction généreuse et noble, qui, en s’attachant fortement aux idées de son original, cherche les beautés de sa langue, et rend ses images sans compter les mots. La première, par une fidélité trop scrupuleuse, devient très infidèle : car, pour conserver la lettre, elle ruine l’esprit, ce qui est l’ouvrage d’un froid et stérile génie, au lieu que l’autre, en ne s’attachant principalement qu’à conserver l’esprit, ne laisse pas, dans ses plus grandes libertés, de conserver aussi la lettre ; et, par ses traits hardis, mais toujours vrais, elle devient non seulement la fidèle copie de son original, mais un second original même : ce qui ne peut être exécuté que par un génie solide, noble et fécond… Il n’en est pas de la traduction comme de la copie d’un tableau, où le copiste s’assujettit à suivre les traits, les couleurs, les proportions, les contours, les attitudes de l’original qu’il imite. Cela est tout différent. Un bon traducteur n’est point si contraint… Dans cette imitation comme dans toutes les autres, il faut que l’âme, pleine des beautés qu’elle veut imiter et enivrée des heureuses vapeurs qui s’élèvent de ces sources fécondes, se laisse ravir et transporter par cet enthousiasme étranger, et qu’elle produise ainsi des expressions et des images très différentes, quoique semblables.


PRÉFACE DE LA TRADUCTION DE L’ILIADE

…Plus un original est parfait dans le grand et dans le sublime, plus il perd dans les copies, cela est certain. Il n’y a donc point de poète qui perde tant qu’Homère dans une traduction où il n’est pas possible de faire passer la force, l’harmonie, la noblesse, la majesté de ses expressions, et de conserver l’âme qui est répandue dans sa poésie et qui fait de tout son poème comme un corps vivant et animé.

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On a dit : « Il faut traduire les poètes en vers pour conserver tout le feu de la poésie. » Il n’y aurait assurément rien de mieux si on le pouvait, mais de le croire possible, c’est une erreur, et qui, à mon avis, peut être démontrée. J’ai osé l’avancer autrefois dans ma Préface sur Anacréon, et depuis ce temps-là je me suis entièrement confirmée dans mon sentiment…

Un traducteur peut dire en prose tout ce qu’Homère a dit ; c’est ce qu’il ne peut jamais faire en vers, surtout en notre langue, où il faut nécessairement qu’il change, qu’il retranche, qu’il ajoute. Or, ce qu’Homère a pensé et dit, quoique rendu plus simplement et moins poétiquement qu’il ne l’a dit, vaut certainement mieux que tout ce qu’on est forcé de lui prêter en le traduisant en vers.

Voilà une première raison ; il y en a une autre : notre poésie n’est pas capable de rendre toutes les beautés d’Homère et d’atteindre à son élévation.

Elle pourra le suivre en quelques endroits choisis, elle attrapera heureusement deux vers, quatre vers, six vers, comme M. Despréaux l’a fait dans son Longin, et M. Racine dans quelques-unes de ses tragédies, mais à la longue le tissu sera si faible qu’il n’y aura rien de plus languissant......

Virgile disait « qu’il aurait été plus aisé d’arracher à Hercule sa massue que de dérober un vers à Homère par l’imitation » ; si Virgile trouvait cela si difficile en sa langue, nous devons le trouver impossible dans la nôtre.


TRAITÉ DES CAUSES DE LA CORRUPTION DU GOUST

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Mais nous avons encore deux choses qui nous sont particulières et qui contribuent autant que tout le reste à la corruption du goust. L’une, ce sont les spectacles licencieux qui combattent directement les mœurs, et dont la poésie et la musique, également molles et efféminées, communiquent tout leur poison à l’âme et relâchent tous les nerfs de l’esprit, de sorte que presque toute notre poésie d’aujourd’hui porte ce caractère ; l’autre, ce sont ces ouvrages fades et frivoles dont j’ai parlé dans la Préface sur l’Iliade, ces faux poèmes épiques, ces romans mêmes que l’ignorance et l’amour ont produit, et qui, métamorphosant les plus grands héros de l’antiquité en bourgeois et damoiseaux[4], accoutument tellement les jeunes gens à ces faux caractères qu’ils ne peuvent plus souffrir les vrais héros, s’ils ne ressemblent à ces personnages bizarres et extravagants......

Notre poésie s’est aussi garantie de cette contagion ; et n’est-elle pas devenue la rivale de cette poésie grecque entre les mains des grands poètes qui ont honoré le dernier siècle ?

À signaler encore dans les causes de la corruption du goust la mauvaise éducation, l’ignorance du maître, la paresse et la négligence des jeunes gens......


  1. Ouvrage sur les Femmes illustres, de Mme la comtesse Drohojowska, 1832.
  2. Poésies d’Anacréon et de Sapho, 1668. « En traduisant Anacréon en notre langue, j’ai voulu donner aux dames le plaisir de lire le plus joly et le plus galant poète grec que nous ayons », dit-elle dans sa préface.
  3. Fragment de la Préface sur Horace.
  4. Qu’aurait dit Mme Dacier s’il lui avait été donné de voir nos opérettes ?