Anthologie féminine/Mme Campan

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 207-212).

Mme  CAMPAN
(Jeanne-Louise-Henriette Genest)

(1752-1822)


Mlle Genest témoigna toute jeune d’un grand goût pour l’érudition. La situation de son père était modeste ; il obtint pour elle une place de lectrice auprès de Mesdames, filles de Louis XV. De là les Mémoires si intéressants qu’elle a écrits sur la cour de Marie-Antoinette.

Mais sa destinée l’a favorisée en lui fournissant l’occasion de deux carrières bien distinctes dans une seule vie.

Après avoir été pendant vingt ans la confidente intime et aimée de Marie-Antoinette, elle s’en trouva séparée par la Révolution ; à la chute de Robespierre, elle avait à sa charge sa mère âgée de soixante-dix ans, son mari malade, un fils de neuf ans, et devant elle un assignat de cinq cents francs et trente mille francs de dettes de son mari, reconnues par elle.

C’est alors qu’elle établit une pension à Saint-Germain ; n’ayant pas d’argent pour faire imprimer des prospectus, elle en écrivit cent à la main. — Au bout d’un an, elle avait soixante élèves. Parmi ses élèves se trouva Hortense de Beauharnais, la mère de Napoléon III. Elle devint l’éducatrice la plus réputée et la plus capable du commencement du siècle. Napoléon, désireux de conserver à la République les exquises façons de l’ancienne cour, et à qui elle répondit ce mot devenu célèbre, un jour qu’il lui demandait ce qui manquait aux hommes pour être bien élevés : « Des mères ! », la nomma directrice de la maison d’Écouen. Après la Restauration, accusée d’avoir trahi le souvenir de Marie-Antoinette, elle fut privée de sa situation et, abreuvée d’amertume, mourut d’un cancer à Mantes, où l’on voit encore son tombeau, avec l’épitaphe suivante :


ci-gît
Jeanne-Louise-Henriette GENÊT
Épouse de Pierre-Dominique Campan
Née à Versailles le 6 Octobre 1762
Decédée à Mantes le 16 Mai 1822
Elle fut utile a la jeunesse et consola
les malheureux


Ses dernières paroles furent, ayant appelé son médecin un peu vivement : « Comme on est impérieux quand on n’a plus le temps d’être poli ! »

Son traité de l’Éducation des femmes et son Essai de morale méritent de figurer dans toute bibliothèque féminine ; mais je ne les crois pas réédités.

Mme Campan a écrit de jolis portraits des filles de Louis XV.


MÉMOIRES[1]

. . . . . . . . . . . . . . . .

Madame Adélaïde, l’aînée des princesses, était impérieuse et emportée ; les bonnes religieuses ne cessaient de céder à ses ridicules fantaisies. Le maître de danse, seul professeur de talent d’agrément qui eût suivi Mesdames à Fontevrault, leur faisait apprendre une danse alors fort en vogue, qui s’appelait le menuet couleur de rose. Madame voulut qu’il se nommât le menuet bleu. Le maître résista à sa volonté : il prétendit qu’on se moquerait de lui à la cour quand Madame parlerait d’un menuet bleu. La princesse refusa de prendre sa leçon, frappa du pied, et répétait bleu, bleu ; rose, rose, disait le maître. La communauté s’assembla pour décider de ce cas si grave ; les religieuses crièrent bleu comme Madame ; le menuet fut débaptisé, et la princesse dansa.

Quand Mesdames, encore fort jeunes, furent revenues à la cour, elles jouirent de l’amitié de monseigneur le Dauphin, et profitèrent de ses conseils. Elles se livrèrent avec ardeur à l’étude, et y consacrèrent presque tout leur temps ; elles parvinrent à écrire correctement le français et à savoir très bien l’histoire. Madame Adélaïde, surtout, avait un désir immodéré d’apprendre ; elle apprit à jouer de tous les instruments de musique, depuis le cor (me croira-t-on !) jusqu’à la guimbarde. L’italien, l’anglais, les hautes mathématiques, le tour, l’horlogerie, occupèrent successivement les loisirs de ces princesses. Madame Adélaïde avait eu un moment une figure charmante ; mais jamais beauté n’a si promptement disparu que la sienne.

Madame Victoire était belle et très gracieuse ; son accueil, son regard, son sourire étaient parfaitement d’accord avec la bonté de son âme.

Madame Sophie était d’une rare laideur ; je n’ai jamais vu personne avoir l’air si effarouché ; elle marchait d’une vitesse extrême, et pour reconnaître, sans les regarder, les gens qui se rangeaient sur son passage, elle avait pris l’habitude de voir de côté, à la manière des lièvres. Cette princesse était d’une si grande timidité qu’il était possible de la voir tous les jours, pendant des années, sans l’entendre prononcer un seul mot. On assurait cependant qu’elle montrait de l’esprit et même de l’amabilité dans la société de quelques dames préférées ; elle s’instruisait beaucoup, mais elle lisait seule : la présence d’une lectrice l’eût infiniment gênée. Il y avait pourtant des occasions où cette princesse si sauvage devenait tout à coup affable, gracieuse, et montrait la bonté la plus communicative ; c’était lorsqu’il faisait de l’orage : elle en avait peur, et tel était son effroi qu’alors elle s’approchait des personnes les moins considérables ; elle leur faisait mille questions obligeantes ; voyait-elle un éclair, elle leur serrait la main ; pour un coup de tonnerre, elle les eût embrassées ; mais le beau temps revenu, la princesse reprenait sa raideur, son silence, son air farouche, passait devant tout le monde sans faire attention à personne, jusqu’à ce qu’un nouvel orage vînt lui ramener sa peur et son affabilité.

Madame Victoire, bonne, douce, affable, vivait avec la plus aimable simplicité dans une société qui la chérissait : elle était adorée de sa maison. Sans quitter Versailles, sans faire le sacrifice de sa moelleuse bergère, elle remplissait avec exactitude les devoirs de la religion, donnait aux pauvres tout ce qu’elle possédait, observait rigoureusement les jeûnes et le carême. Il est vrai qu’on reprochait à la table de Mesdames d’avoir acquis pour le maigre une renommée que portaient au loin les parasites assidus à la table de leur maître d’hôtel. Madame Victoire n’était point insensible à la bonne chère, mais elle avait les scrupules les plus religieux sur les plats qu’elle pouvait manger en temps de pénitence. Je la vis un jour très tourmentée de ses doutes sur un oiseau d’eau qu’on lui servait souvent pendant le carême. Il s’agissait de décider irrévocablement si cet oiseau était maigre ou gras. Elle consulta un évêque qui se trouvait à son dîner : le prélat prit aussitôt le son de voix positif, l’attitude grave d’un juge en dernier ressort. Il répondit à la princesse qu’il avait été décidé qu’en un semblable doute, après avoir fait cuire l’oiseau, il fallait le piquer sur un plat d’argent très froid ; que si le jus de l’animal se figeait dans l’espace d’un quart d’heure, l’animal était réputé gras ; que si le jus restait en huile, on pouvait le manger en tout temps sans inquiétude. Madame Victoire fit aussitôt faire l’épreuve, le jus ne figea point ; ce fut une joie pour la princesse, qui aimait beaucoup cette espèce de gibier. Le maigre, qui occupait tant Madame Victoire, l’incommodait ; aussi attendait-elle avec impatience le coup de minuit du samedi saint ; on lui servait aussitôt une bonne volaille au riz, et plusieurs autres mets succulents. Elle avouait avec une si aimable franchise son goût pour la bonne chère et pour les commodités de la vie qu’il aurait fallu être aussi sévère en principes qu’insensible aux excellentes qualités de cette princesse pour lui en faire un crime.

Madame Adélaïde avait plus d’esprit que Madame Victoire, mais elle manquait absolument de cette bonté qui, seule, fait aimer les grands : des manières brusques, une voix dure, une prononciation brève, la rendaient plus qu’imposante. Elle portait très loin l’idée des prérogatives du rang......


  1. Nouvelle édition, collection Ollendorff.