Anthologie féminine/Mme Anaïs Ségalas

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 342-351).

Mme  ANAÏS SÉGALAS


À la tête des femmes écrivains vivantes nous tenons à placer le poète féminin le plus populaire du XIXe siècle.

Le père d’Anaïs Ségalas, M. Charles Ménard, auteur d’un spirituel ouvrage (l’Ami des bêtes), épousa une charmante créole des Antilles. Sa fille hérita de toute la grâce de sa mère. Mariée à quinze ans à M. Victor Ségalas, avocat de talent, elle a parcouru une longue carrière de bonheur et de succès non interrompus.

À côté de tant d’existences bouleversées et abreuvées d’amertumes, la sienne a été d’une inaltérable sérénité, jusqu’au chagrin affreux que lui a causé la mort de son mari, il y a peu d’années.

Elle a vécu et vit dans une aisance très large, sans inquiétude pour son avenir ni pour celui des siens, ayant près d’elle une fille unique et dévouée, intelligente autant que bonne, qui cultive les lettres et les beaux-arts.

Officier d’Académie, ayant reçu des médailles et des prix dans tous les concours, lauréate de la Société d’Encouragement au bien, l’Académie française lui a décerné le prix Botta en 1888. Ses poésies, dont l’humour et la satire ne sont pas exclus, sont empreintes d’une nuance sentimentale et touchante qui fait venir les larmes aux yeux tout en conservant le sourire sur les lèvres. L’observation philosophique se retrouve dans cette versification facile, à la portée de l’enfance, mais non sans charme pour l’âge mûr. Parmi les plus populaires de ses poésies, il faut citer le Petit Sou neuf. Quel est l’enfant de notre époque qui n’apprend pas, en épelant ses lettres :

Comme te voilà beau, monsieur le Petit Sou…


Les poésies de Mme  Anais Ségalas pourraient s’appeler les annales du XIXe siècle mises en vers. Elle nous raconte notre vie, soit dans les Cartes de visite, soit dans le Bal de Charité, ou encore dans le Jardin des Tuileries et dans la poésie sur les Gens de lettres. Survient-il un événement quelconque, infatigable, elle prend sa plume légère et vive et retrace la scène dans des vers mi-satiriques, mi-plaisants qui nous la fixe dans la mémoire.

C’est ainsi qu’après l’ordonnance du préfet de police (été 1892), pour museler les chiens, elle s’est écriée, avec cette verve intarissable qui lui est si personnelle :

Avez-vous vu des chiens, courbant leurs têtes fières,
Froissés dans leur orgueil, porter des muselières ?
Paris les affranchit souvent de ce lien ;
Mais parfois, par un jour de soleil et de flamme,
L’arrêt fatal revient. C’est en vain qu’on réclame :
Saint Roch serait forcé de museler son chien.

Et la rage ! dit-on. — Mais nos chiens doux, tranquilles,
Pourquoi les opprimer, quand on voit par les villes
Tant de gens enragés sans bâillons ni réseaux ?

Les uns, railleurs charmants ; d’autres, hurleurs farouches.
Quand vous laissez en paix tant de méchantes bouches,
Pourquoi donc enchaîner tant d’innocents museaux ?

Muselez cette femme au gracieux sourire,
Aux deux lèvres de rose, à la dent qui déchire
Les réputations, et qui certes mord bien !
Sa voix est douce, avec des notes argentines,
Mais ses petites dents, de blanches perles fines,
Font souvent plus de mal que les longs crocs du chien.

Et ces ambitieux, aboyant en colère
Contre l’État, les lois, et voulant tout refaire,
Il faut les museler ! Qu’on leur donne un trésor,
Une place, et soudain ces hurleurs, ô merveille !
N’auront plus d’aboîment pour assourdir l’oreille :
On les fait taire avec des muselières d’or.

Muselez ces voyous, roquets pleins d’insolence ;
Et même à la tribune ou dans la conférence,
Quand l’orateur bavard, comme un long écheveau
Déroule une parole ou malsaine, ou mollasse.
Quand le fil du discours n’est que de la filasse.
Mettez la muselière auprès du verre d’eau.

Muselez ces auteurs, dont le talent coupable
Recherche le scandale et prêche l’impudeur,
Qui, sur chaque feuillet, pour mordre le lecteur.
Ont un vice embusqué. Leur poison redoutable
Peut se gagner; près d’eux vous courez des dangers :

Ils ne sont pas mordus par des chiens enragés,
  Mais ils sont mordus par le diable.

Muselez cet ivrogne aussitôt qu’il voudrait
Franchir, pour s’enivrer, le seuil du cabaret,
Car il jette au comptoir son argent et son âme ;
Il s’abrutit avec l’eau-de-vie… ou de mort.
Il devient animal, sans raison ni remord,
Et, dans son verre, il boit les larmes de sa femme !

Mais ne muselez pas le chien, ce compagnon,
Ce gardien, pour qu’il puisse aboyer au larron.
Cet arsenal de dents, qu’il lui montre en furie,
Pour garder la maison lui sert d’arme et d’outil ;
Il ressemble au soldat quand il met son fusil
  Au service de la patrie.

Laissez-le nous parler… sans savoir conjuguer
Nos verbes si connus : calomnier, narguer,
Médire. Sa parole est pourtant nette et claire :
Avec ses aboîments joyeux, ses cris jaloux,
Il dit très bien « je t’aime ». Il est plus fort que nous
Sur la langue du cœur, qu’il parle sans grammaire.

Oh ! qu’il soit libre, heureux, cet ami sans rival.
Ce Pylade ! Le chien, c’est plus qu’un animal,
C’est un mystère… Il a des yeux tout pleins de flamme.
S’il ne sent pas en lui cette âme, ce soleil
Qui luit et brûle en nous, son instinct sans pareil
  Doit être une étincelle d’âme.

Quand on perd sa splendeur, sa dorure, son bien,
Quand la fausse amitié, par quelque vent d’orage,
Part avec la fortune et la suit comme un page,
On est toujours certain, pourtant, voyez-vous bien.
D’avoir un ami sûr, fidèle et sans reproche.
Quand, malgré la ruine, en fouillant dans sa poche.
On y trouve dix francs pour l’impôt de son chien.


Dans ses Souvenirs, Alexandre Dumas a pu confondre la poétique de Mme  Anaïs Ségalas avec la façon de faire de Victor Hugo. Roger de Beauvoir ayant demandé à Victor Hugo de lui écrire des vers sur la tête d’un squelette qui se trouvait chez lui, l’auteur des Orientales écrivit six vers de Mme  Anaïs Ségalas, faisant partie d’une poésie de trente-six vers imprimée dans son premier recueil, les Oiseaux de passage, qui lui avait été inspirée par une tête de mort trouvée dans les ruines du château royal de Sèvres. Les voici pour la curiosité du fait ; ils sont d’ailleurs fort beaux :

  Lampe, qu’as-tu fait de ta flamme ?
  Squelette, qu’as-tu fait de l’âme ?
  Cage déserte, qu’as-tu fait
  De ton bel oiseau qui chantait ?
  Volcan, qu’as-tu fait de la lave ?
  Qu’as-tu fait de ton maître, esclave ?


Mme  Anaïs Ségalas a aussi écrit nombre de romans en prose fort intéressants et a fait représenter plusieurs pièces de théâtre, qui peuvent, pour la plupart, se jouer dans les salons. Voici la liste de ses œuvres, par ordre de publication :

POÉSIES

Les Oiseaux de passage. — Enfantines, Poésies à ma fille. — La Femme. — Nos Bons Parisiens. — Poésies pour tous.

ROMANS

Les Mystères de la maison. — Les Magiciennes d’aujourd’hui. — La Vie de feu. — Les Fleurs de Paris. — Les Deux Fils. — Le Compagnon invisible. — Les Mariages dangereux. — Les Romans du wagon. — La Semaine de la Marquise.

ROMANS ILLUSTRÉS

Les Jeunes Gens à marier. — Le Livre des vacances. — Récits des Antilles.

THÉÂTRE

La Loge de l’Opéra, drame en 3 actes et en prose (Odéon).

Le Trembleur, comédie en 2 actes et en prose (Odéon).

Les Absents ont raison, comédie en 2 actes et en prose (Odéon).

Les Deux Amoureux de la Grand’mère, vaudeville en I acte (Théâtre de la Gaîté).

Les Inconvénients de la Sympathie, vaudeville en 1 acte (Théâtre de la Porte-Saint-Martin).


LA MUSE D’ALFRED DE MUSSET


La voyez-vous venir… Je la reconnais, moi !
La muse de Musset, étincelante, étrange.
Muse de Lamartine, elle lutte avec toi.
Et comme un chevalier guerroyant au tournoi,
Croise sa plume d’or avec ta plume d’ange.
C’est la fine railleuse, aux mots vifs et mordants.
Chantant comme un pinson, sifflant comme les merles,
Qui, tout en se moquant des sots et des pédants,
Charme, attire, éblouit : en leur montrant les dents,
Elle vient, en riant, les mordre avec des perles.
Elle tient une plume et n’a pas de ciseaux
Pour couper (comme fait le filou littéraire)
Aux strophes du voisin quelques petits morceaux.
Musset n’a-t-il pas dit : « Je hais le plagiaire ;
Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre. »
Mais ce verre charmant, taillé, svelte, élégant.
Lorsqu’il trinquait avec la muse, sa compagne.
Faisait un bruit sonore, avec un air fringant,
S’emplissait jusqu’au bord d’une mousse d’argent ;
Il était tout pareil aux verres de champagne.
Sa muse est jeune, fraîche, et ressemble au printemps,
Chante sous les lilas et fuit les gens moroses.
Les amoureux lui font des succès éclatants ;
Elle a dans ses chansons le feu de leurs vingt ans.
Et ses plus beaux lauriers, ce sont des lauriers roses.
Elle ne porte pas, comme ces chastes sœurs.
Le péplum long et blanc. Muse folle et fêtée,

Tu tiens la belle lyre où s’accrochent les cœurs,
Mais du cygne et des lis tu n’as pas les blancheurs,
Et ta tunique, ô muse ! est bien décolletée.
Sur ton front étoile, plein de rayons divins,
Tu poses volontiers un bonnet de grisette.
Tu ne cours pas toujours par les plus purs chemins,
Mais que tu brodes bien la pimpante cornette
Avant de la jeter par-dessus les moulins !
Quand tu chantes Rolla, ton aile lumineuse
Effleure un sol fangeux… qui semble étincelant,
Car ta voix est si fraîche, ô sirène ! ô charmeuse !
Que même quelquefois la pudeur, en tremblant,
Pour t’admirer soulève un peu son voile blanc.
Mais tout à coup voilà que tu deviens guerrière :
À ce chant de défi qui nous défend l’accès
Du Rhin allemand, toi, tu réponds noble et fière,
Réclamant vaillamment notre ancienne frontière.
Et ton rire gaulois devient un chant français.
Ta colère superbe en double la puissance
Et met à ton beau front plus de rayonnement.
Tu t’élances sans peur dans le Rhin écumant.
Pour reprendre à la nage et pour rendre à la Fiance
Un laurier d’autrefois, volé par l’Allemand.
Ô Musset ! ta chanson n’est pas toujours légère.
Et l’on voit succéder à ton rire moqueur
Des larmes, des regrets, quelque pensée amère !
De ton esprit charmant en vain tu voulus faire
Un voile pailleté, pour nous cacher ton cœur :
Tu lances jusqu’au ciel, dans un chant magnifique.

Un cri d’espoir en Dieu. Tu veux croire et prier,
Toi, si souvent rieur et fort peu catholique !
Si l’église parfois te voit sous son portique,
C’est un peu comme un diable auprès d’un bénitier.
Mais l’âme d’un poète est, malgré lui, sauvée.
De ta croyance au Ciel, d’où lui viennent ses chants
Sans qu’il le sache en lui la graine s’est levée,
Et, sans qu’il l’ait pourtant semée et cultivée,
La foi lui pousse au cœur comme un bluet aux champs.
Car, pour l’inspirer, Dieu, qui dicte son poème,
À l’étoile, au soleil, prend maint rayon doré.
Une flamme d’amour au séraphin lui-même ;
Et, pour chauffer l’esprit du poète qu’il aima.
De tous ces feux du ciel il est le feu sacré.
Mais notre cher Musset, que partout on proclame.
Connaît Dieu maintenant. La mort vint le chercher ;
Il se brûla bien vite à cette belle flamme
Que l’inspiration allumait dans son âme.
Et de son piédestal il se fit un bûcher.