Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 396-398).

MANUELA

Mme la duchesse d’Uzès (Anne de Rochechouart, de Mortemart) épousa M. le duc de Crussol, depuis duc d’Uzès, et réunit ainsi dans son écusson les armes des deux plus anciennes familles de l’aristocratie française. Veuve fort jeune avec quatre enfants (deux fils et deux filles), et une fortune immense à administrer, elle a fait preuve de bonne heure d’une énergie et d’une sagesse dénotant le caractère fortement trempé et singulièrement doué dont elle est favorisée. Ne se contentant pas d’être la plus exquise grande dame dans son splendide château de Bonnelles et de Boursault, chasseresse intrépide et mère de famille exemplaire, elle a failli, entraînée par son bon cœur, devenir une femme politique. Elle a pu rester « populaire » en ce temps de démocratie, grâce à sa charité inépuisable, qu’elle accomplit en payant de sa personne : on l’a vue panser les ulcéreux et distribuer le pain et la soupe elle-même, revêtue de la livrée d’infirmière, dans les hivers malheureux. Nous avons dû effleurer ce côté de sa vie privée pour faire ressortir la personnalité peu banale de « Manuela », qui trouve encore le moyen d’être un sculpteur de talent et un écrivain observateur dans ses heures de délassement, venant confirmer que la femme la plus haut placée ne dédaigna jamais la plume plus que les beaux-arts.

Manuela, dont les mains fines et nerveuses conduisent à quatre chevaux avec le chic le plus moderne, a sculpté de ces mêmes blanches mains aristocratiques un groupe qui orne l’autel de la chapelle de saint Hubert, dans l’église du Sacré-Cœur à Montmartre, une magnifique statue pour le département de l’Aveyron, une statue pour Poissy, une statue pour le Canada, une Jeanne d’Arc de grand modèle, une Diane couchée en marbre (appartenant au comte Werlé), etc.

Fatiguée de l’ébauchoir, elle se repose en prenant la plume et écrit de ravissantes pièces de théâtre : Le Cœur et le Sang (drame), la Sourde (opérette), Un Cas, que Mlle Reichemberg a joué partout, etc. ; Julien Masly, un roman de plus longue haleine ; une Chronique historique sur Rambouillet, qui lui est demandée par un éditeur, comme à une simple femme de lettres, pour un grand ouvrage en cours de publication.

Au moment où nous écrivons, « Manuela » est loin d’avoir donné son dernier essor comme artiste et comme écrivain. Nul ne peut dire jusqu’où elle ira dans l’avenir. Elle est certainement une des plus importantes personnalités féminines de la fin du XIXe siècle, et qui empiétera de beaucoup dans le XXe car elle est encore jeune, quoique déjà grand’mère. La postérité aura à s’occuper d’elle à plus de titres que des femmes beaux esprits des XVIIe et XVIIIe siècles, dont il n’y en a pas qui lui soit comparable, puisqu’il n’en fût aucune aussi universelle.