Anthologie féminine/Eugénie de Guérin

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 303-304).

EUGÉNIE DE GUÉRIN

(1805-1848)


Mlle Eugénie de Guérin avait une nature essentiellement littéraire et poétique. Spontanément elle s’est dévoilée sublime écrivain, et, si la mort ne l’avait enlevée à la fleur de l’âge, elle aurait laissé des œuvres nombreuses. On n’a d’elle qu’un recueil de lettres qui a suffi à sa réputation. De nombreuses éditions, qui se renouvellent sans cesse, en sont une preuve irréfutable.


LETTRE SUR LA MORT DE SON FRÈRE

Le 20 juillet (1840). — C’est une bien triste et précieuse relique que l’écriture des morts, reste, ou plutôt image de leur âme qui se trace sur le papier. Depuis plusieurs jours, j’ai regardé ainsi mon cher Maurice dans ses lettres que j’ai mises par ordre, paquet funèbre où tant de choses sont renfermées. Ô la belle intelligence, et quelle promission de trésors ! Plus je vis et plus je vois ce que nous avons perdu en Maurice. Par combien d’endroits n’était-il pas attachant ! Noble jeune homme, si distingué, d’une nature si élevée, rare et exquise, d’un idéal si beau, qu’il ne hantait rien que par la poésie : n’eût-il pas charmé par tous les charmes du cœur ?

C’est bien vouloir s’enivrer de tristesse de revenir sur ce passé, de feuilleter ces papiers, de rouvrir ces cahiers pleins de lui. Ô puissance des souvenirs ! Ces choses mortes me font, je crois, plus l’impression que de leur vivant, et le ressentir est plus fort que le sentir. J’ai éprouvé cela maintes fois .......

Deux petits oiseaux, deux compagnons de ma chambrette, les bienvenus, qui chanteront quand j’écrirai, me feront musique et accompagnement comme les pianos qui jouaient à côté de Mme de Staël quand elle écrivait. Le son est inspirateur : je le comprends par ceux de la campagne, si légers, si aériens, si vagues, si au hasard et d’un si grand effet sur l’âme. Que doit-ce être d’une harmonie de science et de génie sur qui comprend cela, sur qui a reçu une organisation musicale, développée par l’étude et la connaissance de l’art ? Rien au monde n’est plus puissant sur l’âme, plus pénétrant. Je le comprends, mais ne le sens pas. Dans ma profonde ignorance, j’écouterais avec autant de plaisir un grillon qu’un violon. Les instruments n’agissent pas sur moi, ou bien peu. Il faut que j’y comprenne comme à un air simple ; mais les grands concerts, mais les opéras, mais les morceaux tant vantés, langue inconnue ! Quand je dis opéras, je n’en ai jamais ouï, seulement entendu des ouvertures sur les pianos.