Anthologie féminine/Clémence Isaure

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 24-29).

CLÉMENCE ISAURE

(Née à Toulouse vers 1450)


De toi l’on ne sait rien, noble dame… — et qu’importe ?
Que sait-on de l’étoile en suspens dans l’azur,
Hors cet éclat si doux que son rayon apporte,
Et qui nous fait rêver de quelque éther plus pur ?
Sous la mousse des bois n’est-il pas d’humble source
Dont les flots transparents couleraient ignorés,
Si les myosotis ne trahissaient sa course
 Au travers des cailloux dorés ?

Et tu fus, en ces temps, la source intarissable
Dont un siècle altéré but à longs traits les pleurs,
Alors qu’autour de toi, sur la ronce et le sable,
L’herbe reverdissait en s’émaillant de fleurs ;
Tu fus l’étoile d’or, parmi toutes choisie,
Qui, sous les cieux obscurs se laissant entrevoir,
Vins guider de ses feux l’errante Poésie
 Vers le berceau du Gai Savoir[1].

Il est vrai qu’on a voulu nous arracher Clémence Isaure, comme on veut démolir notre héroïque Jeanne d’Arc, en traitant de légende tout ce qui est souvenir ! Il y en a qui prétendent que Clémence Isaure n’a jamais existé, mais les historiens ont remonté aux sources. M. Stéphen Liégeard examine à Toulouse même les documents relatifs à l’existence de la noble et poétique dame, et avec la certitude la plus éclairée nous renseigne.

Le voyageur allemand Jodocus Sincerus, qui visita la France vers 1610, rapporta la copie d’une inscription latine placée dans le Capitole, que M. Stéphen Liégeard a également vérifiée, et qui ne laisse aucun doute :

Clémence Isaure, fille de Louis Isaure, de l’illustre famille des Isaure, s’étant vouée au célibat, comme l’état le plus parfait, et ayant vécu cinquante ans vierge, établit pour l’usage public de sa patrie les marchés au blé, au vin, au poisson et aux herbes, et les légua aux capitouls, à condition qu’ils célébreraient chaque année les jeux floraux dans l’Hôtel de ville qu’elle avait fait bâtir à ses dépens, qu’ils y donneraient un festin, et qu’ils porteraient des roses sur son tombeau ; que, s’ils négligeaient d’exécuter sa volonté, le fisc s’emparerait, sous les mêmes charges, sans autre forme de procès, des biens légués. Elle a voulu qu’on lui érigeât, en ce lieu, un tombeau où elle repose en paix. Elle a fait cette inscription de son vivant.

« La poésie tombait un peu en désuétude quand une jeune et noble vierge de Toulouse, Clémence Isaure, qui vivait en ces temps de deuil, vit les autels de la patrie désertés, et prête à s’éteindre cette vive flamme de l’esprit qui avait projeté tant d’éclat sur sa patrie. Dès lors, elle n’eut plus qu’une pensée, remettre en honneur un culte dont elle devait être tout ensemble la prêtresse et la muse. Pour ce faire, elle rallia autour de sa bannière les débris épars du vénérable Collège....

« Tous ceux qui tenaient encore un luth, tous ceux qui n’avaient point désappris le rythme harmonieux de la « sirvente » et du « tenson », furent convoqués, chaque année, le 3 mai. C’était la date anniversaire de la fête de 1324, où Vidal, le premier, avait cueilli la Violette. À cette tige, unique récompense d’alors, Isaure, sous le nom de Fleurs nouvelles, en ajouta deux autres, le Souci et l’Églantine..........

« Peu de temps suffit à grouper les poètes dispersés au vent de l’orage. Bientôt, Bertrand de Roaix, par des vers pleins de grâce et de mélodie, conquiert la moderne Églantine, tandis que la dame de Villeneuve fait applaudir sa canso adressée à Clémence Isaure. Elle-même, la patronne de ces solennités littéraires, ne dédaignait point de prendre parfois en main le luth d’ivoire. Alors, pareille à la jeune fille du conte des fées, elle laissait tomber de ses lèvres des roses et des diamants, des perles ou des saphirs.

« Les trois strophes qui suivent, en langue d’oc, donneront une idée de ses poésies ; elles remontent à l’an 1499. Elles ont été retrouvées par le savant M. Dumège, dans un manuscrit de l’abbaye de Saint-Savin. Ce sont des larmes plutôt que des vers ; c’est comme un chant du cygne, harmonieux et plaintif :

Ciutat de mos aujols, ô tan genta Tholosa !
Al fis aymans uffris senhal d’onor ;
Sios a james digna de son lausor,
Nobla coma totjorn, et totjorn poderosa !

Soèn à tort l’ergulhos en el pensa
Qu’on drad sera tostems del aymadors ;
Mes io say ben que les joëns Trobadors
Oblidaran la fama de Clamensa.

Tal en los cams la rosa primavera
Floris gentil quan torna lo gay tems ;
Mes del vent de la nueg brancejado rabems,
Moris, et per totjorn s’oblida de la terra[2].

« Nous voilà bien loin de la ballade de Florian :

À Toulouse il fut une belle,
Clémence Isaure était son nom ;
Le beau Lautrec brûla pour elle,
Et de sa foi reçut le don…
..........

« Ni par le fond, ni par la forme, cette fiction de l’auteur d’Estelle n’est digne de la noble Toulousaine.

« Cependant, l’ère des temps modernes était ouverte : l’institution durait toujours. Le prince à l’œil duquel aucune gloire n’échappait, Louis XIV, voulut l’ériger en Académie ; c’est ce qu’il fit par lettres patentes datées de Fontainebleau, 1694. Du même trait de plume, il créait une quatrième fleur, l’Amarante d’or, prix de l’ode ; ce fut désormais la plus haute récompense à laquelle put prétendre le chantre inspiré. Le commencement du siècle dernier vit fleurir le Lis, dédié à la Vierge. Enfin, sous une date beaucoup moins reculée, se place l’éclosion de la Primevère et de l’Œillet, qui vinrent grossir la gerbe et compléter le bouquet. »

Depuis que cette éloquente étude, empruntée au livre déjà cité du poète des Grands Cœurs et de l’auteur de la Côte d’azur, et dont nous regrettons de ne pouvoir donner qu’une partie, a été écrite, Mme  la marquise de Blocqueville a fondé le Jasmin, une de ses fleurs préférées. (Voir sa biographie dans la troisième période, écrivains du XIXe siècle.)


  1. Le Verger d’Isaure, par M. Stéphen Liégeard.
  2. M. Stéphen Liégeard nous les traduit sur sa lyre d’or dans l’Éloge de Clémence Isaure, pièce de vers lue au Capitole en 1867 :

    …Et, lorsque s’approchait l’heure mélancolique
    De quitter tes amis pour t’élancer vers Dieu,
    On entendit l’écho d’une harpe éolique
     Répéter ton dernier adieu :

    « Cité de mes aïeux, — disait-il, — ô Toulouse,
    « Que la gloire à jamais étincelle à ton front !
    « De l’hommage des preux reste toujours jalouse :
    « Quant à mon nom, hélas ! je sais qu’ils l’oublieront.

    « Telle sourit la rose aux baisers de l’aurore ;
    « Mais si, noir messager, le vent des nuits survient,
    « Il en est de la fleur comme il sera d’Isaure :
     « Elle meurt… et qui s’en souvient ? »