Anthologie féminine/Agnès de Navarre Champagne

Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 5-9).

AGNÈS DE NAVARRE CHAMPAGNE

(Dame de FOIX, née vers 1330.)


Fille de Thibaut VII, comte de Champagne, de Navarre par sa grand’mère, elle avait hérité de son aïeul, Thibaut VI, d’une nature de poète et d’artiste ; musicienne, rieuse, expansive, c’est la plus ravissante personnalité de l’époque qu’Agnès de Champagne. Son imagination ardente, son goût pour les lettres dans ce qu’elles ont de plus exquis, l’entraînèrent dans une liaison romanesque avec Guillaume de Machau, chansonnier célèbre du XIVe siècle, secrétaire de Jean de Luxembourg, contrefait, goutteux, déjà âgé. Elle lui fit savoir mystérieusement qu’une jeune princesse admirait ses vers ; il n’en fallut pas davantage pour exciter l’imagination de Machau : une correspondance littéraire et sentimentale s’établit ; Agnès devint l’élève et l’émule du spirituel et tendre poète. De charmantes lettres pleines d’enjouement et de sensibilité, de nombreux rondeaux, ballades et chansons[1], dont Machau fit la musique et qu’Agnès chantait à ravir, furent le résultat de ce bel enthousiasme, qui, malgré les protestations affectueuses de la jeune élève, resta certainement platonique, comme le prouvent les insistances réitérées du pauvre maître, qui s’écrie sans cesse :

Morray-je donc sans avoir votre amour,
Dame que j’aime !

Elle épousa plus tard le beau Phœbus, comte de Foix, ainsi dénommé à cause de sa chevelure dorée, et qui la rendit malheureuse, ainsi que son pauvre fils Gaston, mort de faim en prison, accusé d’avoir empoisonné son père.

RONDEAUX


Sans cuer[2] de moi pas ne vous partirez[3]
Ainsois arez le cuer de vostre amie,
Car en vous yert, partout où vous serez
Sans cuer de moy pas ne vous partirez.
Certaine suy que bien le garderez,
Et li vostre me fera compagnie.
Sans cuer de moi pas ne vous partirez
Ainsois arez le cuer de vostre amie.

 Amis, si Dieu me confort,
 Vous arez le cuer de mi,
 Qui sur tout vous aime fort ;
 Amis, si Dieu me confort,

 Or laissiez tout desconfort,
 Car vous l’avez sans demi ;
 Amis, si Dieu me confort,
 Vous arez le cuer de mi.

BALLADE


Il n’est doleurs, des confors ne tristesse,
Amy, gaieté, ni pensée dolente,
Fierté, durté, pointure ne ospresse,
N’autre meschief d’amour que je ne sente,
 Et tant plains, souspire et plour,
Que mes las cuers est tout noiez en plour ;
Mais tous les jours me va de mal en pis,
Et tout pour vous, biaus, dous, loyaus amis.

Quar quant je voye que n’ay voye n’adresse
A tost veoir vostre maniere gente,
Et vo douceur qui de loing mon cuer blesse
Qui tandis m’est par pensée présente
 Je n’ai confort ne recour,
Fors à plourer et à haïr le jour
Que je vif tant, n’est mes plus grans délits,
Et tout pour vous, biaus, dous, loyaus amis.

Mais si je suis loing de vous sans liesse
Ne pensez jà que d’amer me repente,
Car loyauté me doctrine et adresse
A vous amer en tres loyale entente
 Si que cuer, penser, amour,

Voloir, plaisance et desir, sans retour,
Ay-je esloingné de tous et arrier mis,
Et tout pour vous, biaus, dous, loyaus amis.

CHANSON


Refrain.

Moult suy de bonne heure née
 Quand je suis si bien amée
  De mon doulz ami,
 Qu’il ha toute amour guerpi
 Et son cuer à toute vée
  Pour l’amour de mi.

 Nos cuers en joie norri
  Sont si, que soussi
 Ne riens que nous desagrée
 N’avons, pour ce qu’assevi
  Sommes de mercy,
 Qu’est souffisance eppelée.
 Un delir, une pensée,
 Un cuer, une ame est entée
  En nous ; et aussi
 De voloir somes uni
 Oncques plus douce assemblée
  Par ma foy ne vi.

Moult suy, etc.

 Non pour quant je me deffri
  Seulette et gemi

 Souvent à face esplourée
 Quant loingtaine soy de li
  Qu’ay tant enchieri
 Que sans li riens ne m’agrée,
 Mais d’espoir suy confortée
 Et tres bien asseurée
  Que mettre en oubli
 Ne me porrait par nul si ;
 Dont ma joie est si doublée
  Que tous maulz oubli.

Moult suy, etc.

  1. Édités dans la collection des Poètes champenois, 1856, Reims, par M. Léon Tarbé.
  2. Cuer, cœur.
  3. Ces vers gracieux répondent à un rondeau de Guillaume sur ces mêmes rimes.