Anthologie des poètes français du XIXème siècle/André Lemoyne

Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeur** 1818 à 1841 (p. Illust-128).




ANDRÉ LEMOYNE




ANDRÉ LEMOYNE


1822



André Lemoyne, né à Saint-Jean d’Angély (Charente Inférieure), fut d’abord avocat à Paris en 1847, compositeur d’imprimerie en 1850, puis correcteur ; en 1877, il fut nommé archiviste à l’École nationale des Arts décoratifs.

Comme poète, André Lemoyne s’est fait surtout une place à part et très personnelle dans la pléiade contemporaine, par la manière large et précise de comprendre le paysage et de rendre les divers aspects de la mer et du ciel. Le songe du Grand Veneur donne une idée juste de son amour profond de la forêt.

Madame Alphonse Daudet, quand furent publiés Paysages de Mer et Fleurs des Prés, s’exprimait ainsi :

« Les poèmes intitulés : Prieuse, Retour, Les Berceaux, Printemps, sont délicieux et d’une grâce exquise, mais les paysages qui suivent ont une incomparable grandeur ; le poète, pour les traduire, ne les a pas seulement regardés, il les a respirés, il s’est imprégné des brumes d’automne, des effluves salés

Qui montent jour et nuit des embruns de la mer.

« C’est d’une vérité intense, et la page où sont écrits ces beaux vers s’illumine réellement de ces clartés lunaires remuées par les flots ; et quelle inspiration sereine, robuste, émue devant la mer par ses splendeurs tranquilles et non par le danger quelle promène avec l’écume de ses vagues ! »

Si la manière habituelle de procéder du poète nous rappelle parfois les toiles les plus heureuses des Maîtres hollandais qui savaient faire grand dans un petit cadre, d’autre part plusieurs de ses derniers poèmes, comme Un fleuve à la mer, La Bataille, Beethoven et Rembrandt, témoignent que l’auteur n’est pas resté étranger aux scènes les plus grandioses et quelles ont pris une large place dans son œuvre.

André Lemoyne a publié chez A. Lemerre : Les Charmeuses, Légendes des Bois et Chansons marines, deux volumes ; — et un volume de prose : Une Idylle normande et Le Moulin des Prés.

En résumé, ou pourrait fort bien appliquer à ce maître paysagiste ce qu’il dit lui-même des peintres hollandais :

Ils avaient achevé, dans une foi profonde,
Des œuvres de lumière et de joie et d’amour,
Léguant à l’avenir un petit coin du monde
Qu’ils avaient éclairé d’un si merveilleux jour.

Désiré Lemerre.

LE SONGE DU GRAND VENEUR


I


Je passais à travers la forêt des Ardennes
Quelques siècles après le vieux roi Pharamond,
Mais c’était bien avant les quatre fils Aymon. —
Les biches et les cerfs, et les daims et les daines

Descendaient en famille au bord des clairs étangs. —
Entre les joncs fleuris les hardes venaient boire
En laissant sur les eaux de grands cercles de moire,
Où tremblaient élargis les aunes miroitants.

Tous ces fauves charmants, à la robe lustrée,
S’abreuvaient… quand le bruit lointain d’un oliphant
Fit tressaillir le cerf, et la biche, et son faon…
Et la harde sous bois rentra tout effarée.


Une femme apparut (venant on ne sait d’où)
Sur le bord de l’étang, jeune et belle inconnue,
Portant la robe courte avec la jambe nue
De la cheville au moins jusqu’en haut du genou.

Mince écharpe de laine à l’épaule agrafée ;
(Robe d’un bleu d’azur, écharpe bleu turquin) ;
Le pied vif et cambré moulant son brodequin ;
Une fierté de reine, une grâce de fée ;

Et dans les cheveux blonds parfois apparaissant,
Un fin bijou d’or pâle, un petit diadème
(De son pouvoir sans doute allégorique emblème),
Comme un lever de lune à son premier croissant.

II

Souriante à l’aspect tranquille des eaux fraîches,
Elle était belle à voir, la coureuse des bois,
Laissant tomber son arc et jetant son carquois,
Qui dans l’herbe au hasard éparpilla ses flèches.

Pas un souffle dans l’air. — Par un soir estival,
Les feuilles se taisaient dans la chaleur torride.
Sous les bois, l’étang clair dormait calme et sans ride,
Et la fraise embaumait les profondeurs du val.

La femme voulut prendre un bain, après sa course,
Dans cette eau vierge et bleue où pas un être humain
N’avait trempé l’orteil, ignorant le chemin,
Et dont les fauves seuls avaient flairé la source.


Vite elle déchaussa son petit pied charmant
(Tout en elle était pur, tout en elle était chaste).
Interrogeant des yeux la haute forêt vaste,
La blonde abandonna son dernier vêtement,

Et sur un fond vert sombre apparut toute blanche…
Quand elle descendit au bord du grand miroir,
Profondément limpide, elle aurait pu s’y voir,
D’une main retenue à quelque basse branche,

Mais, pas même un instant, la femme n’y songea.
De sa rare beauté fièrement dédaigneuse,
Devant elle tout droit cheminant, la baigneuse,
Quand son pied toucha l’eau, d’un brusque élan plongea.

Filant comme une vive à rapide nageoire,
Elle reprit haleine au milieu de l’étang,
Où s’étalaient aux yeux, comme un jardin flottant,
Des nymphæas ouverts, larges roses d’ivoire.

Comme elle, sur les eaux, respirant la fraîcheur,
En la voyant passer, de grands cygnes sauvages,
Qui lentement suivaient la courbe des rivages,
Parfois s’approchaient d’elle, émus de sa blancheur.

Quand elle s’échappa de son bain, ruisselante,
Les cheveux dénoués, au déclin du soleil,
L’astre l’enveloppa d’un chaud rayon vermeil,
Et sur la chair de nacre essuya l’eau perlante.

Heureuse de son bain, la blonde rattacha
Sa robe et son écharpe, et vite rhabillée,
En voyant à son arc une corde mouillée,
D’un geste impatient et brusque l’arracha.


Quand l’arc fut bien tendu par une corde sèche.
Une biche passait en travers du chemin.
La femme en souriant, pour se faire la main,
Lança comme au hasard une première flèche,

Qui, décrivant sa courbe assez haute en sifflant,
Arrêta court la biche, une bête superbe,
Abattue en laissant un flot rouge dans l’herbe,
Et râlant sous la flèche attachée à son flanc.

III

Mais voici, débuchant d’un massif de vieux hêtres,
Lancée à corps perdu, hurlant à pleine voix,
Une meute éveillant tous les échos des bois,
Que suit un fier chasseur, chaussé de hautes guêtres,

Portant la barbe en fourche et la moustache en croc,
Chevelu comme un roi des races primitives,
Dans toute sa rudesse et sa fierté natives,
Et sonnant de sa trompe, une corne d’auroch.

Surprise à son aspect, non pas effarouchée,
Arrêtant d’un regard tous ses chiens murmurants,
La belle chasseresse ayant dit : « Je la prends, »
Mit un pied souverain sur la bête couchée.

« Tu devrais le savoir, cette biche est à moi ;
C’est ma flèche qui l’a mortellement blessée.
— Peut-être, mais d’abord mes chiens l’avaient forcée,
Quand tu vins me les rompre… et je l’aurais sans toi. »


Alors, comme d’instinct, d’un geste involontaire,
Le farouche veneur lui serra le poignet,
(Si peu qu’il y toucha, la peau blanche en saignait),
Car c’était un chasseur d’un âpre caractère.

Elle, regardant l’homme en face, répondit,
Très calme : « Bien à tort ici j’étais venue,
Puisque tu ne m’as point dès l’abord reconnue,
Diane… N’es-tu pas saint Hubert ? — Tu l’as dit.

— Certes je m’attendais à plus de courtoisie
De ta part… je pensais qu’on était moins brutal
Quand on vit à la cour de Pépin d’Héristal…
— Pardon, je vous croyais dans vos forêts d’Asie,

Morte depuis longtemps… et, je ne sais pourquoi,
J’avais cru voir en vous une reine burgonde…
Jamais ciel n’éclaira plus merveilleuse blonde.
Je tombe à vos genoux divins… Pardonnez-moi.

Daignez clairement lire au fond de ma pensée.
Je veux dire à la vie un éternel adieu… »
Humblement saint Hubert lui tendit son épieu,
Tournant la pointe au cœur : « Frappez, reine offensée ! »

Elle hésita d’abord… À voir ces beaux yeux francs
Arrêtés sur les siens, ses sourcils se froncèrent…
Puis le courroux tomba… ses regards se baissèrent
Devant le fier chasseur de la tribu des Francs.

Saint Hubert était fils du grand duc d’Aquitaine…
À l’heure solennelle où le jour disparaît,
Diane et lui rentraient tous deux dans la forêt,
Gravement, lui très humble, elle un peu moins hautaine.


Et, les suivant de loin, mais sans bruit, ce soir-là,
En se parlant tout bas, les deux meutes mêlées
Perdirent leur chemin par de sombres allées,
Car le dernier croissant de lune se voila.


CHANSON MARINE



Nous revenions d’un long voyage,
Las de la mer et las du ciel.
Le banc d’azur du cap Fréhel
Fut salué par l’équipage.

Bientôt nous vîmes s’élargir
Les blanches courbes de nos grèves ;
Puis, au cher pays de nos rêves,
L’aiguille des clochers surgir.

Le son d’or des cloches normandes
Jusqu’à nous s’égrenait dans l’air ;
Nous arrivions par un temps clair,
Marchant à voiles toutes grandes.

De loin nous fûmes reconnus
Par un vol de mouettes blanches,
Oiseaux de Granville et d’Avranches,
Pour nous revoir exprès venus.

Ils nous disaient : « L’Orne et la Vire
Savent déjà votre retour,
Et c’est avant la fin du jour
Que doit mouiller votre navire.


« Vous n’avez pas compté les pleurs
Des vieux pères qui vous attendent.
Les hirondelles vous demandent,
Et tous vos pommiers sont en fleurs.

« Nous connaissons de belles filles,
Aux coiffes en moulin à vent,
Qui de vous ont parlé souvent,
Au feu du soir dans vos familles.

« Et nous en avons pris congé
Pour vous rejoindre à tire-d’ailes.
Vous avez trop vécu loin d’elles,
Mais pas un seul cœur n’a changé. »


AU DELÀ



La nuit, quand nous voyons, au mirage des rêves,
Revivre les absents que nous avions aimés,
Ils reviennent parfois cheminant sur les grèves,
En côtoyant la mer dont les flots sont calmés.

Ils marchent tout songeurs dans la pleine lumière.
Ils approchent… Sont-ils éveillés ou dormants ?
Mais leur voix nous rassure en parlant la première,
Nous les reconnaissons dans nos embrassements ;

Et nous restons muets longtemps, n’osant rien dire
Devant leur beau regard tranquille et lumineux.
Émus profondément de leur grave sourire,
Nous leur touchons les mains, le cœur… Ce sont bien eux,


Avec le même geste et la même attitude,
Nous apparaissant tels qu’ils étaient autrefois,
Avec le vêtement qu’ils portaient d’habitude…
Et nous tressaillons d’aise au timbre de leur voix.

Ils nous disent : « Je sais ce que ton cœur demande.
Nous ne t’oublions pas si nous t’avons quitté ;
Mais regarde… tu vois comme la mer est grande,
Et nous étions là-bas… loin… de l’autre côté…

« Loin.… très loin… au delà des horizons visibles,
Et sous d’autres soleils, aux pays inconnus
Où passent dans les fleurs des rivières paisibles.
Mais les êtres vivants n’y sont jamais venus.

« Bien différent du monde où s’agitent les hommes,
Là-bas nous habitons un merveilleux séjour.
Tôt ou tard, vous irez nous rejoindre où nous sommes,
Dans l’oasis de paix, de lumière et d’amour.

« Si nous venons, la nuit, dans le calme d’un rêve,
De chères visions charmer vos yeux dormants,
C’est que rien dans la mort terrestre ne s’achève :
Vos cœurs sont éclairés par vos pressentiments. »


MAÎTRES ANCIENS


I


J’admire de plein cœur les peintres de Hollande
Qui, voyant la nature avec sincérité,
Restaient chez eux, trouvant leur patrie assez grande,
Et mouraient sous un ciel qu’ils n’ont jamais quitté.


J’aime surtout les fins et clairs paysagistes,
Dans les brumes du Nord maîtres si lumineux ! —
Ces profonds ingénus, humbles et grands artistes,
Assurément portaient une lumière en eux.

Bien peu leur suffisait : ils peignaient à leur guise
Un rayon de soleil s’arrêtant sur un pré,
Quelque moulin tournant de la Gueldre ou la Frise,
Un vieux hêtre d’automne au feuillage empourpré,

Ou de profondes cours d’ancienne hôtellerie. —
Ruysdaël, Van der Heyden, Hobbéma, Van der Meer,
Comprenaient la nature, ou sévère ou fleurie,
Et les hameaux des bois et les villes de mer.

Comme elles s’enfuyaient leurs vastes plaines basses
Où, flairant l’air salin, le tranquille bétail
Pâture avec lenteur les hautes herbes grasses,
Dans le flot de verdure où trempe son poitrail ;

Où, consultant des yeux l’atmosphère brumeuse
Qui s’éclaire dans l’Est, un grave ruminant
Regarde le soleil se lever sur la Meuse,
Dans les joncs et roseaux partout s’illuminant !

Et les maisons d’un port, dont les hautes rangées
S’éveillent à la fois dans le jour matinal,
Apparaissent au loin, clairement imagées,
Dans le calme et profond miroir d’un grand canal.

De vieux marins, fumant au seuil de leur cabane,
Qui, dans les mers du Sud, ont navigué longtemps,
Accompagnent des yeux dans le ciel diaphane,
Aux bords de l’horizon, les navires partants.


Partout le mouvement, la lumière et la vie,
L’idéal s’échappant de la réalité,
L’homme heureux de son être, et la bête ravie,
Dans un tout petit cadre où tient l’immensité.

II

À peindre la forêt, la prairie ou la dune,
Les braves gens gagnaient de minces revenus.
Le plus grand nombre, hélas ! ne faisait pas fortune,
Et quelques-uns d’entre eux expiraient inconnus.

Ils avaient travaillé simplement pour la gloire,
Mais la gloire pour eux venait longtemps après.
Leur nom comme un éclair illuminait l’histoire
Quand ils dormaient, depuis cent ans, sous les cyprès.

Qu’importe ! — Ils avaient dit ce qu’ils avaient à dire,
En langage précis, pittoresque et charmant,
Dans quelque page heureuse où chacun pouvait lire,
En prenant une part de leur enchantement.

Ils avaient achevé, dans une foi profonde,
Des œuvres de lumière et de joie et d’amour,
Léguant à l’avenir un petit coin du monde,
Qu’ils avaient éclairé d’un si merveilleux jour.


UN FLEUVE À LA MER



Quand un grand fleuve a fait trois ou quatre cents lieues
Et longtemps promené ses eaux vertes ou bleues
Sous le ciel refroidi de l’ancien continent,
C’est un voyageur las, qui va d’un flot traînant.

Il n’a pas vu la mer, mais il l’a pressentie.

Par de lointains reflux sa marche est ralentie ;

Le désert, le silence accompagnent ses bords.
Adieu les arbres verts. — Les tristes fleurs des landes,
Bouquets de romarins et touffes de lavandes,
Lui versent les parfums qu’on répand sur les morts.

Le seul oiseau qui plane au fond du paysage,
C’est le goéland gris, c’est l’éternel présage
Apparaissant le soir qu’un fleuve doit mourir,
Quand le grand inconnu devant lui va s’ouvrir.