Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/René Gentilhomme, sr de l’Espine

RENÉ GENTILHOMME

SIEUR DE L’ESPINE
Né au Croisic en 1610, mort à Sucé en 1671[1]


Gentilhomme seulement par son nom plébéien ce poète croisicais naquit et mourut dans la religion réformée, si tant est qu’une religion ait jamais eu grande part à une vie d’aventures singulières. À vingt-cinq ans, page de la maison de Gaston d’Orléans, il vivait près de ce prince dans ce château de Blois, enlaidi à plaisir par Monsieur. C’est là que le poète, le vates, se révèle. Un dauphin est pêché dans la Loire ; René de l’Espine le présente à son maître, en lui prédisant que cet animal est la preuve péremptoire qu’on verra naître un dauphin fils du roi. Deux ans plus tard, la foudre frappe le dôme du château, illuminant une couronne royale et ne touchant pas une couronne ducale qui ornaient la toiture : nouvelle vaticination. René récite, quitte à se faire mal venir de son patron, un poème où se trouvent ces vers :

Là, le foudre frappant la couronne royale,
Sans briser ni brusler la couronne ducale,
À mon esprit de feu fait voir très clairement,
MONSIEVR, que vous serez un grand duc seulement ;
Qu’en jouant vous perdrez un royal héritage.
Contre cent mille escus cent mille vers je gage,
Et veux bien qu’Astaroth par le col soit pendu,
Si je n’ai moins gaigné que vous n’avez perdu.

Là-dessus, notre poète prophétisant se fait graver un portrait par Dupré, orné d’épigraphes en vers latins par le professeur de philosophie L. Scotus, en vers français de Jehan de Meschinot. Colin, un docteur en droit canon, y ajoute ce distique, où il joue sur le nom patronymique de Gentilhomme :

Hic regum vatem spectas, natumque Tonantis.
Quis vatem simili nobilitate dabit ?

Une pléiade de poétereaux bretons lui envoient des brevets d’immortalité. L’un d’eux lui dit, après avoir parlé de la sibylle de Cumes :

Illa deum cecinit, regem prædixit et ille.

Un autre, jouant toujours sur son nom, l’appelle Nobilis Armoricus ; un troisième enfin lui envoie un sonnet en latin, le premier que j’aie rencontré.

La prédiction se trouva vraie et ne fut pas faite après coup, car le portrait de R. de l’Espine est authentiquement daté de 1637. Cette prophétie n’était pas faite pour plaire à Gaston ; mais quelque chose qui dut lui déplaire davantage, c’est que son jeune officier sut se faire aimer de Louison Roger, grisette à la mode qui embellissait les loisirs de Monsieur, lorsqu’il séjournait à Tours. Sans Richelieu, notre Croisicais eût été tué net. Le prince l’avait demandé ; le roi y inclinait. Le poète se sauve, envoie, d’Étampes, un billet à sa belle qu’il fait disgracier. Il arrive en Hollande, où il se fait choyer comme poète et comme homme à la mode. Il se fait recevoir chez la reine de Bohême, et séduit sa fille Louise. Ce nom lui portait malheur. Le prince d’Orange le protégeait ; mais les frères de la princesse l’insultent et le font assassiner. Tallemant des Réaux[2], qui a écorché son nom, le tue tout à fait de cette affaire. Mais de l’Espine ressuscite si bien qu’il a encore trente ans à vivre. On le perd de vue. La pauvre Louison, convertie, est devenue supérieure de la Visitation de Tours ; la princesse Louise, devenue catholique et ayant changé de vie aussi bien que de religion, est abbesse de Maubuisson ; et René écrit des vers en l’honneur des grands seigneurs, briguant çà et là quelques dons en retour. C’est ainsi que tantôt il fait en vers des portraits de marquises, et que tantôt il remercie la reine Christine ; pour un peu plus, il l’eût félicitée du drame de Fontainebleau. Ce remerciement se termine assez heureusement par un jeu de

mots sur le nom du poète :

On verra les mortels, en dépit de l’envie,
Lire sur mon tombeau qu’estant près de mourir,
Vos royalles bontés me donnèrent la vie,
Et que, par un doux sort, vous fistes refleurir

L’Espine.

Il remplit enfin quelque mince mission diplomatique, puis, courtisan vieilli, poète démodé, René de l’Espine revient au logis paternel. Il fait inscrire sur le mur de sa maison dix hexamètres relatant sa gloire et ses périls ; il intitulé le tout : « Renati, Armorici Vatis, domûs eximiæ inscriptio. » Il continues versifier en s’appelant « le poète de France » et en parlant « de sa royale histoire. » Enfin, dans sa vie errante, ayant fait collection de statues, de tableaux, d’intailles, il les explique et en fait un catalogue en vers. Il fait son épitaphe ; et le roi, ayant fait son entrée à Nantes le 1er septembre 1661, il vient en cette ville solliciter la charité du prince. Il se dit mort parce qu’il est pauvre :

Un poète sans argent est mort,
Ou tel qu’une frède peinture,
La triste victime du sort
Est le rebut de la nature.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Aspirant à l’honneur d’être de vos suivants,
Si Votre Majesté le souffre de ce nombre,
Par un bienheureux sort
On vous verra, grand roy, donner corps à cette ombre,
Et prouver aux mortels que ce mort n’est pas mort.

Il paraît que les libéralités de Louis XIV donnèrent dix ans de vie encore au poète, qui, né au bord de la mer, mourut sur les rives de l’Erdre.

La meilleure de toutes ses pièces de vers est un sonnet adressé à un ministre du roi. Il y raconte sommairement son autobiographie, et mendie, il est vrai, mais de façon assez fière. Voici ce sonnet :

Comte illustre et royal ministre de ce roy,
Que j’ai prédit trois ans même avant sa naissance,
Dieu donna par ma voix, pour couronner la foy,
Le monarque des lys aux saints vœux de la France.

En cent lieux j’ai passé pour prince, et ma science
M’a sauvé des périls et vaincu tout effroy :
Vainqueur, j’ai combattu des monstres d’ignorance ;
En constance et bonheur peu s’esgallent à moy.

Seul et surpris trois fois, j’ai ravy les épées
De cruels assassins s’estimant des Pompées.
Du monarque des roys je fus ambassadeur.

Dans les palais dorés je vis libre avec gloire ;
C’est beaucoup, et c’est peu pour orner mon histoire,
Si ta main ne me donne et de l’or et ton cœur.


Bibliographie

« Poesies rares et nouvelles d’auteurs extraordinaires ; à Paris chez Michel Landron, imprimeur dans l’isle du Palais, mdclxii. »

Il est probable que les premières poésies de l’Espine furent publiées avant la date de 1662. L’in-quarto de 82 pages, que nous citons, contient soixante-cinq pièces de vers latins et français, dont trente-quatre de René de l’Espine. La plupart des autres pièces ont trait au poète Gentilhomme. Le premier recueil de ses poésies formait une plaquette de cinquante pages environ que décrit Chevaye, de Nantes, dans sa correspondance avec Racine fils.

Stéphane Halgan.
  1. Voir les Annales de la Société académique de Nantes, 1862. 1er semestre. « Les poètes du Croisic et de Blain, » par M. J.-L. Bizeul.
  2. Historiette LXXX. Parlons un peu des amours de Monsieur.