Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècle/J. Barrin de la Galissonnière

Anthologie des poètes bretons du XVIIe siècleSociété des bibliophiles bretons et de l’histoire de la Bretagne (p. 169-175).

JEAN BARRIN
DE LA GALISSONNIÈRE

(1640-1718)


Le nom de Barrin de la Galissonnière fut porté, presque en même temps, par deux hommes bien différents de caractère et de destinée : le lieutenant général des armées navales, marquis de la Galissonnière, que son intégrité et son courage mirent en haute estime ; et Jean Barrin, un écrivain qui respecte assez peu la délicatesse de ce lecteur français que Boileau peignait, non sans indulgence, si prompt à s’alarmer des licences de la plume. Cet auteur d’un livre dont le titre, sans plus, effaroucherait les moins sévères, a de quoi nous étonner : il était Breton et il était prêtre, double honneur qui l’aurait dû porter vers les pensées saines et honnêtes. Mais toute règle à ses exceptions ; la rude terre celtique, l’âpre rocher malouin ont produit un Maupertuis, un La Mettrie, qui donnaient à la science un étrange ragoût de frivolité libertine ; Duclos, qui se faisait gronder doucement par un auditoire peu scrupuleux, est né à Dinan, en pleines Côtes-du-Nord. Et quant au clergé, à qui l’on imposait parfois des choix malheureux, il n’a point à souffrir des escapades littéraires qu’un Béroalde de Verville, un abbé Prévost, se permirent sous la soutane ou le petit collet.

On sait peu de chose de la vie de Barrin, et c’est dommage : on aimerait à suivre les faits et gestes de ce personnage que l’on devine si singulier, ses erreurs, ses velléités de repentir, ses rechutes, et l’expiation finale qui se traduit par une mystique Vie de Françoise d’Amboise. Quoique sa famille fût originaire de la commune de Monnières (Loire-inférieure), Jean Barrin naquit à Rennes, en 1640. Destiné à l’état ecclésiastique, il eût volontiers pris ses grades à l’abbaye de Thélème. Il semble bien n’avoir mis que trop sa vie en harmonie avec ses écrits : c’est ce qui l’empêcha, sans doute, de parvenir aux dignités de l’Église, que la haute situation de son père, doyen au Parlement de Bretagne, lui rendait aisément accessibles. Sur la foi d’un ancien critique, la Biographie bretonne de Levot insinue que la traduction d’Ovide, le principal titre littéraire de Jean Barrin, pourrait bien être l’œuvre d’un gouverneur, zélé pour son élève, et prétendant l’aider ainsi à faire son chemin dans le monde. Outre qu’il faudrait supposer à ce gouverneur une conscience bien élastique, et des idées tout au moins étranges sur la direction de la jeunesse, l’accent de sincérité qui perce dans la préface de la traduction dément cette supposition. Jean Barrin, qui avait alors vingt-six ans (1666), s’y dépeint perdu d’amour ; il fait sa propre apologie sur le dos d’Ovide, et donne pour excuse à son libertinage celui de l’auteur qu’il traduit ; j’ajoute que les vers eux-mêmes, pleins d’une ardeur juvénile, ne se peuvent, en bonne conscience, attribuer à un pédagogue. La traduction d’Ovide avait paru, partie anonyme, partie sous le pseudonyme du marquis de Vilennes ; mais le vrai nom du traducteur n’était un mystère pour personne ; et, si la célébrité littéraire de notre Breton s’établit, il put renoncer à sa prétention d’arriver à l’épiscopat, car Louis XIV n’aimait guère les prêtres trop mondains. L’abbé de Marolles, qui écrivait vers la fin de sa vie, de 1670 à 1680, le curieux dénombrement de ceux « qui lui avaient donné de leurs livres, » cite Barrin avec éloge et se reconnaît son obligé « pour son livre de Poésies françoises, dont il s’est fait plusieurs éditions, et pour la première partie de son Astrée, d’après M. Durfé ; » — le livre de « Poésies françoises » était probablement la traduction d’Ovide, déjà plusieurs fois réimprimée ; quant à cette « Astrée » qui a échappé aux recherches des bibliographes, c’était, sans doute, une paraphrase poétique du célèbre roman, alors au plus fort de sa vogue. Le bon abbé de Marolles, après avoir consacré quelques lignes louangeuses à la famille de Barrin, ajoute que « ses belles prédications l’ont assez fait connoitre dans Paris. » Ainsi Barrin prêchait à Paris au moment où paraissait, en 1680 ou 1682, un ouvrage plus impie encore qu’obscène, que les érudits ne sont que trop unanimes à lui attribuer. Je renonce à m’expliquer les contradictions de ce personnage « ondoyant et divers ; » j’aime mieux le retrouver, en 1703, décidément repentant, fait chanoine et grand chantre de la cathédrale de Nantes, et, quelque temps après, choisi pour grand vicaire du diocèse. « Ses dernières années — nous dit Levot — furent consacrées à la prédication où il obtint de grands succès ; » — c’était, on le voit, son genre favori, même aux heures où il eût se prêcher lui-même. Mettant désormais sa plume au service des idées pieuses, il fit imprimer à Rennes, en 1704, la Vie de la Bienheureuse Françoise d’Amboise, duchesse de Bretagne, fondatrice des Carmélites. Il mourut à Nantes, le 7 septembre 1718, après une vieillesse édifiante.

Bien des poètes français ont traduit les Amours d’Ovide ; Thomas Corneille, de Guerle, Mollevaut, de Saint-Ange, le cardinal breton de Boisgelin, s’y sont essayés tour à tour ; ce n’est pas une illusion de trouver qu’ils sont tous surpassés, ou au moins égalés, par notre Barrin, dont le livre parut d’abord sous ce titre : Traduction des epistres et élégies amoureuses d’Ovide en vers françois (Paris, Cl. Barbin, 1666, 2 vol. in-12), — rééditée à la même librairie, en 1668, sous le titre nouveaux : les Élégies choisies des Amours d’Ovide, par le marquis de Vilennes. Barrin grossit plus tard son ouvrage, le modifia un peu, et publia, en 1676, les Épîtres et toutes les Élégies amoureuses d’Ovide, 2 vol. in-12. Cette version remaniée eut un succès extraordinaire, et ne fut pas réimprimée moins de quinze fois pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle : les Elzévirs, Pierre Marteau de Cologne, Michel Rey d’Amsterdam, les Cazin, s’en emparèrent successivement. Les vers de Barrin justifient ce haut renom ; s’ils ne suivent pas de très près le texte d’Ovide, ils sont remarquables par l’harmonie, l’élégance, un tour aisé et leste qui séduit. Un peu embarrassé — et pour cause — sur le chapitre des citations, trouvant presque partout des vers très bien frappés, mais d’un accent un peu trop vif, je me décide à faire à la quinzième élégie l’emprunt suivant, dont personne ne pourra prendre ombrage :

Il n’est ni bois, ni fer, que le temps ne terrasse ;
Les membres sont sujets à pareille disgrâce ;
Mais la mort a borné son pouvoir rigoureux
Jusques à respecter le langage des Dieux.
Les rois doivent céder à ce bel art d’écrire,
Quatre vers bien tournés valent mieux qu’un empire ;
Et tout l’or que le Tage enferme sous ses eaux
Ne peut d’un bel esprit égaler les travaux.
Qu’on soupire ici-bas pour un éclat vulgaire,
J’ai le cœur moins rampant, et l’âme moins grossière
Et si, pour m’engager, je veux choisir un roi,
Tout autre qu’Apollon est indigne de moi.
Lorsque, mon tour venu, je quitterai la vie,
Je laisserai de moi la meilleure partie ;
Mes écrits de la mort braveront la rigueur,
Et j’attends le trépas pour vivre avec honneur.

L’homme qui a écrit cette période, pleine d’ampleur et de fermeté, n’était assurément pas le premier versificateur venu ; s’il était soutenu par son modèle latin, il avait aussi pratiqué les bons écrivains français de son époque. De tels vers, même traduits, valent assurément ceux que les contemporains bretons de l’auteur, René de Bruc de Montplaisir ou Jean de Montigny, inséraient dans les nombreux recueils du temps. Il n’est que juste d’ajouter que Barrin poète original est loin de valoir Barrin traducteur. À la fin de la toute première édition des Epistres d’Ovide (1666), qui ne renferme que les six premières de ces épîtres, est une pièce sur le compte de laquelle le traducteur-auteur s’exprime ainsi, dans sa préface : « Si j’ay quitté la traduction, pour adjoûter une elegie toute de moy, j’espere que l’on en fera un jugement assez favorable qui ne coûtera rien à ceux qui le feront. » Il nous en coûte, malheureusement, de louer les cent dix alexandrins que Barrin a tirés de son cerveau, et intitulés : « Pleurs d’Énée sur la mort de Didon. » Un genre factice, que le talent ingénieux d’Ovide n’avait pu sauver de l’emphase et de la préciosité, devait aboutir, chez un disciple un peu inexpérimenté, au pathos et au fin galimatias ; les sévérités d’un réformateur littéraire, d’un Boileau, seraient bien explicables contre des vers comme ceux-ci :

Je sçavois que l’amour avoit des embarras,
Mais qu’il eust des tombeaux je ne le sçavois pas,
Et mon cœur mal instruit avoit cru que ses armes
Sans aller jusqu’au sang ne s’étendaient qu’aux larmes…
Ce feu me possédoit sans posséder mon âme,
J’estois plus ébloui que je n’avois de flâme…

Notre abbé s’en tint à cet essai de poésie personnelle ; il le fit, et fit bien.

Jean Barrin avait le goût des pseudonymes ; c’est qu’aussi il en avait besoin : il s’était appelé le marquis de Vilennes pour traduire Ovide, il s’appela l’abbé Du Prat pour publier le livre, fâcheux pour sa renommée, dont les curieux n’auront pas grand’peine à trouver le titre. Je voudrais bien, en dépit des affirmations du Dictionnaire de Barbier et des Biographies, l’absoudre de ce gros péché ; mais on n’a pas de motifs suffisants pour le mettre sur la conscience de son homonyme et contemporain, le ministre protestant. Il est, à coup sûr, monstrueux qu’un prêtre catholique ait jeté le discrédit et le ridicule sur les pratiques de sa religion ; mais ce n’est là qu’une présomption morale, partant insuffisante, en faveur de notre Breton. Comme tous ceux de son espèce, le triste ouvrage a été bien des fois imprimé, voire même traduit ; pour Jean Barrin, vieilli et repentant, ce succès de mauvais aloi, dont sa mémoire reste éclaboussée, dut être la source d’un chagrin cruel.

Olivier de Gourcuff