Anthologie des humoristes français contemporains/Superbe allocution du Marquis

SUPERBE ALLOCUTION DU MARQUIS
EN FAVEUR DE L’ÉLIXIR PHILANTHROPIQUE
DE L’ILLUSTRE MATHUSALEM
ET PAR CONSÉQUENT
EN FAVEUR DU PEUPLE FRANÇAIS

… Tous ces préparatifs achevés, le Marquis de la Galoche se mit en marche, précédé comme toujours de son horrible cacophonie, et alla se poster fièrement sur la place du village…

Cela fait, il prit majestueusement la parole en ces termes :

« Messieurs et dames, tous les philosophes tant anciens que modernes, tous les savants qui ont consacré leurs veilles à l’étude de l’humanité, s’ils se sont disputés et injuriés sur beaucoup de points, se sont du moins accordés sur celui-ci, à savoir, que l’homme paraît être sujet à une foule de maladies.

(Marques d’étonnement dans la foule.)

« Cette découverte est, à coup sûr, une de celles qui font le plus d’honneur à leurs laborieuses investigations.

« Mais sans en appeler au témoignage presque unanime des philosophes de tous les temps, je dirai même de toutes les époques, qui ont le plus approfondi cette importante question, je me borne à invoquer ici votre propre expérience… Hein ?… plaît-il ? Il me semble que ce Mossieu, là-bas, sourit avec un air d’incrédulité… Permis à lui !… Sa conduite ne prouve pas une grande capacité physiologique ; mais les opinions sont libres. Je persiste donc, et je dis que, à l’exception de Mossieu,

(Tous les regards cherchent avec une expression de blâme l’incrédule qui n’existe pas.)

« … Oui, à l’exception de Mossieu, il n’est aucun de vous, messieurs et dames, qui, interrogé par un magistrat, osât répondre en justice, la main sur la conscience : « Non, l’homme n’est pas sujet à une foule de maladies ! » Il n’est aucun de vous, en effet, qui n’ait eu l’occasion d’observer, çà et là, que l’homme est sujet à la fièvre, à la colique, à la berlue, au mal de dents, à la goutte, aux engelures, au tétanos, au choléra, aux pères Loriot, aux fluxions de poitrine, aux rhumes, aux tuiles sur la tête, aux cors, aux anévrismes, aux durillons, à trente-six mille autres inconvénients de ce genre. Non, messieurs et dames, vous n’êtes pas venus, sans avoir remarqué cela, jusqu’à l’âge que vous avez peut-être. (Ce mot ne s’adresse point au sexe enchanteur qui m’écoute, et qui ne saurait avoir aucune espèce d’âge.)

(Ici les femmes présentes minaudent avec grâce.)

« Je me plais à rendre cette justice à la finesse d’observation dont la nature vous a doués.

(Assentiment général.)

« Or, messieurs et dames, ce n’est pas tout que dire : « Il est à peu près généralement reconnu que l’homme est sujet à une foule de maladies. » Le premier venu peut être capable d’en dire autant. Ce n’est pas là qu’est le difficile. Le difficile, c’est de les guérir.

(Adhésion générale.)

« Par malheur, il ne paraît pas que ce soit jusqu’à présent le but que se proposent la plupart des grands philosophes qui se sont occupés de la matière… Eh bien, messieurs et dames, ce qu’aucun d’eux n’a pu faire jusqu’à ce moment, je viens le faire, moi qui vous parle ! Et si j’ose me flatter d’une telle supériorité, ce n’est point pour satisfaire un puéril amour-propre. Non, je dois le proclamer hautement, car je rougirais de me parer des plumes d’un autre : ce remède surprenant, cet élixir incomparable, je dirai même… sans pareil, que je vous apporte en ligne directe du fond de l’Arabie Pétrée, eh bien ! je n’en suis que le très humble dépositaire. C’est à l’illustre Mathusalem, plus vulgairement connu dans les campagnes sous le nom de Mathieu-Salé, que l’humanité en est redevable. Oui, messieurs et dames, au respectable Mathusalem, dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler ; ingénieux savant qui, par l’effet seul de son élixir, parvint sain et sauf à l’âge de neuf cent neuf ans, neuf mois, neuf jours, et conserva bien toute la vigueur de la jeunesse, qu’au moment même de son trépas il se portait parfaitement bien. Certainement, s’il ne fût pas mort, il eût vécu encore bien plus longtemps !

(Signes marqués de doute.)

« Or, messieurs et dames, la recette de ce précieux baume avait été perdue dans la suite des siècles. Tout se perd ici-bas. Il n’est aucun de vous, en effet, qui n’ait perdu en sa vie au moins quelque tabatière, quelque parapluie, quelque mouchoir de poche, quelque serin, que sais-je ?

(Assentiment non équivoque.)

« Mais si tout se perd, tout se retrouve. Pensée consolante, s’il en fut ! Quand je dis que tout se retrouve, j’en excepte naturellement les serins, les mouchoirs, les tabatières, et surtout les parapluies. Je ne veux parler que des idées. Les idées se retrouvent toujours : c’est ce qu’on appelle inventer. C’est ainsi qu’un hasard, que je ne crains pas d’appeler fortuit, a fait dernièrement retrouver cet élixir dans les déserts de l’Arabie Pétrée, où il obtient depuis ce moment un véritable succès de vogue…

« Le voici, messieurs et dames, ce remède étonnant qui a eu l’honneur de captiver les suffrages de l’Académie royale de médecine de Berlin. La preuve que je ne vous en impose pas, c’est que l’étiquette le dit, comme vous pouvez vous en convaincre.

(Approbation unanime.)

« Je ne m’arrêterai pas, du reste, à vous en faire l’éloge : je me contenterai de vous dire qu’il guérit de tout, même des maladies qu’on n’a pas encore.

(Murmure flatteur.)

« Oui, messieurs et dames, il guérit même d’avance, par opposition à tant d’autres remèdes qui ne guérissent pas même après.

(Rires et applaudissements.)

Il guérit les malades, il guérit les gens bien portants, et il faut qu’un individu soit diablement mort pour qu’il ne le fasse pas ressusciter.

(Admiration croissante.)

« Avez-vous la migraine ? Très bien ! Versez-en deux ou trois gouttes dans un verre d’eau, et avalez sans crainte : cela n’a pas de mauvais goût, cela ne sent absolument rien. Eh bien ! crac ! votre migraine disparaît comme si on vous l’ôtait avec la main.

« Avez-vous mal au pied ? Très bien ! même dose, et crac ! votre mal de pied s’en va comme si l’on vous coupait la jambe…

« Bref, mon élixir de Mathusalem, ou, si vous tenez à vos locutions nationales, de Mathieu-Salé, guérit comme par enchantement l’apoplexie, l’esquinancie, la pleurésie, l’asphyxie, la léthargie, la frénésie, la phtisie, l’aristocratie, la démocratie, la facétie, la folie, la catalepsie, la suprématie, la gastronomie, l’impéritie, l’autocratie, la chiromancie, la myopie, l’orthodoxie, la palinodie, la superficie, la bélomanie, la bradypepsie, la catoptonomancie, la cristallomanie, la lénomancie, la leuco-flegmasie, la libanomancie, l’arinocratie, l’hydrophobie, la paralysie, l’épilepsie et même la mélancolie. Il fait voir les sourds, fait entendre les aveugles, redresse les bossus, rajeunit les vieillards, calme le feu du rasoir, et préserve la peau de toute tache de rousseur. Je n’en finirais pas. Il faut l’éprouver pour le croire !…

(Explosion d’enthousiasme.)

« … Mais, au surplus, ce n’est point par l’appât d’un vil lucre que je travaille : c’est pour soulager l’humanité souffrante. Gardez votre argent, messieurs et dames ; gardez-le ! je n’en veux point ; je ne veux que le remboursement pur et simple de mes avances ; voilà tout. Je n’ai pas besoin d’argent, moi ; je puis même en prêter. Qui est-ce qui veut que je lui prête de l’argent ? Il n’a qu’à passer au bureau ; ce sera sans intérêt.

(Témoignage de reconnaissance. Quelques personnes, plus sensibles que les autres, se prennent à verser des larmes d’attendrissement.)

« Mais, me direz-vous, à combien donc ton élixir de Mathusalem ?

« Je réponds à cela que je ne vends pas mon élixir. Non, messieurs, je le donne. Ce n’est rien pour le contenu : c’est seulement deux sous pour la fiole. Deux sous, pas davantage ! C’est six francs de moins que ça ne me coûte à moi-même. Enfin, n’importe ! Ô humanité souffrante ! que ne ferais-je pas pour te secourir !…

(L’attendrissement devient universel.)

« Mais, dois-je vous le dire ?… vous avez de plus, par-dessus le marché (en donnant deux sous de plus), un recueil de secrets importants, tirés du Grand Albert, pour toutes les circonstances de la vie, y compris les démarches à faire pour se marier ; la liste des formalités à remplir pour s’exempter de la conscription, quand on est sourd, bossu, aveugle, paralytique ou défunt ; et enfin la véritable manière de confectionner les cerises à l’eau-de-vie, et de mettre sa cravate d’une manière un peu chouette.

« Vous avez de plus, par-dessus le marché (en donnant deux sous de plus), un recueil de douze complaintes sur les plus jolis assassinats de cette année, avec des airs nouveaux, très faciles à chanter, pour égayer l’honorable société où l’on se trouve.

« Vous avez de plus, par-dessus le marche (en donnant deux sous de plus), un Talleyriana, choix unique de bons mots, reparties piquantes, calembours et facéties diverses, que Son Éminence le prince de Bénévent a dits avant sa mort, et qui en ont fait un si illustre diplomate. Quand on possède ce petit livre, on peut se présenter partout sans crainte, même à la cour, et improviser de mémoire, pour toutes les circonstances, une foule de ces problèmes saugrenus, de ces coq-à-l’âne délicieux, de ces ingénieuses bêtises, qui font immédiatement d’un individu l’homme le plus spirituel de l’époque.

« Tout cela, pour la bagatelle de deux sous ! de quatre sous ! de six sous ! de dix sous ! Il y en a pour toutes les fortunes. Quant aux personnes qui n’auraient pas le moyen, qu’elles se présentent sans crainte ; je me ferai un devoir de leur administrer gratuitement mon élixir, pourvu qu’elles soient munies d’un certificat d’indigence délivré par M. le maire, légalisé par M. le préfet, et approuvé par M. le ministre des finances…

« Approchez donc, messieurs et dames ! Voici le reste de mes magasins ! Il ne serait plus temps demain ! Profitez de l’occasion ! Parlez ! Faites-vous servir ! En avant la musique ! »

(Les Mésaventures de Jean-Paul Choppart ;
Bernardin-Béchet édit., 1870.)