Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Les évêques ukrainiens sur le rôle politique des cosaques

Les évêques ukrainiens sur le rôle politique des cosaques.

(D’un mémorandum, adressé au gouvernement polonais en 1621)

En ce qui concerne les cosaques, on sait que ces gens chevaleresques sont de notre famille, qu’ils sont nos frères et chrétiens orthodoxes. On pense que ce sont des gens grossiers, n’ayant ni science, ni jugement et qu’ils seraient menés par le clergé. Mais nous ne les détournons pas plus de l’obéissance qui leur est propre, ni ne les faisons se soulever, que nous ne les guidons dans leurs faits et gestes. Ils possèdent un esprit naturel, une raison dont Dieu les a doués, du zèle et de l’amour pour la foi, de la piété et il est certain que les églises vivent et fleurissent au milieu d’eux depuis longtemps.

C’est cette même branche du glorieux peuple russe, de la race de Japhet, qui a combattu l’empire grec et sur terre et sur la Mer Noire. C’est une armée de ce peuple, qui dans ses monoxyles[1] voyagea sur mer et sur terre — ils adaptaient des roues à leurs barques — et prit d’assaut Constantinople, sous Oleg, le monarque russe. Ce sont les mêmes, qui, sous Vladimir, le saint monarque de la Russie, ravagèrent la Grèce, la Macédoine et l’Illyrie. Ce sont leurs ancêtres qui se firent baptiser avec Vladimir, qui prirent la foi chrétienne de l’église de Constantinople et qui jusqu’à aujourd’hui naissent, sont baptisés et vivent dans cette foi.

Ils ne vivent pas en païens, mais en chrétiens ; ils ont des prêtres, apprennent l’écriture, connaissent Dieu et sa loi. Comment peut-on penser que d’eux-mêmes et par la grâce de Dieu, ils ne puissent prendre soin de leur foi et de leur salut ? Il n’est besoin (pour en être assuré) que de considérer leur dévotion ; s’embarquent-ils, ils commencent par prier et déclarent qu’ils marchent contre les infidèles au nom de la foi chrétienne. Ils ont en vue, en second lieu, de délivrer les captifs. En même temps, ils s’engagent pieusement à partager leur butin entre toutes les églises, les monastères, les hôpitaux et le clergé. Pour assurer le salut de leur âme, ils rachètent les captifs ; ils construisent de nouvelles églises, des monastères, en élèvent les murs et les enrichissent. S’ils se trouvent dans des contrées désertes, ils n’oublient pas leur foi et leur piété et la pratiquent d’autant mieux qu’ils l’observent et en prennent soin lorsqu’ils retournent chez eux, où leurs pères, leurs frères et les leurs font partie du clergé. Il est certain que dans le monde entier personne, après Dieu, ne rend de pareils services aux chrétiens opprimés que les Grecs par leurs rachats de captifs, le roi d’Espagne par sa puissante flotte, et l’armée zaporogue — par son audace et sa force extraordinaire : ce que les autres peuples acquièrent par leurs paroles et par leurs discours, les cosaques l’atteignent par leurs exploits mêmes.

Et les prêtres pourraient-ils le leur enseigner ? Qui leur apprend l’art de faire la guerre sur terre ? Qui leur apprend à se mouvoir avec tant de légèreté sur l’eau dans leurs monoxyles, qui, comparés à des vaisseaux et à des galères, ne paraissent pas meilleurs que des pétrins ? Qui les fait se soulever, lorsque pour régler leurs affaires, ils bivouaquent armés à la belle étoile et pendant quelques mois discutent les malins stratagèmes de leurs ennemis[2] ? Bien avant que nous soyons leurs pasteurs, qu’ils nous aient accueillis à Kiev et en Ukraine et que son Excellence l’archevêque Meleti Smotritzky ait séjourné à Kiev, ils pratiquaient déjà leur foi, écrivaient, envoyaient des messages et prêtaient serment à la vraie foi. Tout cela est connu et s’est répandu au loin. Et ce n’est pas que les prêtres les y forcent mais les cosaques les gardent ainsi que les bourgeois. Ils leur font des remontrances et même les menacent, pour que la foi ne subisse aucun changement et pour qu’ils n’entrent pas en relation avec les apostats uniates. Il n’y a qu’à examiner ce qui s’est passé récemment, qu’à prendre des renseignements sur ce qui est arrivé au monastère des Cavernes, lorsque sa Grâce le révérend évêque de Kiev s’est avancé vers l’autel et l’on verra quelles plaintes et quelles colères se sont déchaînées ! C’est à peine si on a pu les apaiser. Et tout aussi bien ils ont porté plainte au conseil général des zaporogues contre les moines du monastère des Cavernes.

On ne s’étonnera pas non plus qu’ils aient appris les persécutions des Uniates contre les Orthodoxes : des diverses contrées, aussi bien des villes que des villages, les gens viennent à eux, « ils passent aux cosaques », les uns spontanément, les autres forcés par les offenses ou parce qu’on les a dépouillés. Parmi ces gens il y a des prêtres et des laïques. Rien ne produit plus de troubles en Ukraine que l’Union, les Russes sont opprimés à cause d’elle, des injustices sont commises et les pauvres gens oppressés. En vérité, ce sont les Uniates eux-mêmes qui attisent la colère des cosaques, en chassant chez eux nos frères persécutés et en en remplissant l’Ukraine[3]. C’est pourquoi tous ces racontars et calomnies qui nous accusent de faire soulever les cosaques sont faux et sans fondement. Nous ne dirigeons pas les cœurs et les intentions des cosaques. C’est Dieu qui les dirige et lui seul sait pourquoi il conserve ces restes de la vieille Russie, pourquoi il garde si longtemps leur bras et leur force sur terre et sur mer et la laisse se répandre dans toutes les directions. Dieu les maintient et les dirige : on a écrit qu’il a placé sur terre les Tartares comme les éclairs et le tonnerre pour en affliger et en châtier les chrétiens — ainsi Il a placé sur la terre et sur la mer les cosaques du Nyz, de la Zaporoguie et du Don, comme des éclairs et des tonnerres vivants, afin d’effrayer et de foudroyer par eux les Turcs infidèles et les Tartares.

  1. Les Grecs appelaient ainsi les canots des anciens russes faits d’un seul tronc d’arbre évidé.
  2. Allusion aux pourparlers récents entre les commissaires du gouvernement polonais et les cosaques.
  3. Le gouvernement polonais accusait le clergé orthodoxe d’exciter les cosaques contre les uniates.