Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Discours de Paul Poloubotok devant Pierre le Grand

Discours de Paul Poloubotok devant Pierre le Grand.

Ce discours est tiré d’un livre anonyme des plus intéressants du xviiie siècle : « L’Histoire des Russes ou de la Petite Russie ». On suppose qu’il fut composé de concert par les Poletyka, père et fils, dans la seconde moitié du siècle, alors que la rédaction définitive ne date que de 1820. Sans trop se soucier de l’exactitude des faits et des détails, ce livre nous donne une image très vive des idées et des aspirations politiques de la noblesse cosaque. L’extrait reproduit n’est qu’une illustration rhétoriquement amplifiée de l’attitude légendaire de Poloubotok en face de Pierre le Grand qui lui valut de mourir en prison.

Je vois, Sire, et je comprends de quelle source tu as puisé ta colère, qui n’est pas naturelle à ton cœur et qui ne convient pas au caractère de l’Oint du Seigneur. L’amour du bien, la mansuétude, la justice et la miséricorde sont les seules vertus dignes d’un monarque dans le monde entier, et les lois qui régissent en général toute l’humanité et la protègent du mal, sont le véritable miroir de la dignité et de la conduite des Tzars et des Souverains, qui doivent être leurs premiers gardiens et protecteurs. D’où vient donc que Toi, Sire, te plaçant au-dessus des lois, tu nous opprimes de ta seule autorité, que tu nous jettes dans des prisons éternelles, que tu confisques à ton profit nos biens particuliers ? La faute dont on nous accuse n’est que notre devoir, un devoir sacré, hautement estimé chez tous les peuples et n’a jamais été une transgression, ni jamais été condamnable. Nous t’avons prié et te prions encore, au nom de notre nation, de faire grâce à notre patrie injustement persécutée et détruite sans merci, nous te prions de rétablir nos droits et privilèges, solennellement assurés par les traités et que, Toi-même, Sire, as à plusieurs reprises confirmés.

Notre nation étant de la même race et ayant les mêmes croyances que Ta nation, lui a donné des forces et a augmenté Ton empire par une alliance volontaire, dans un temps où tout était encore chez vous dans l’enfance et sortait à peine du chaos de la période de troubles[1] et, pour ainsi dire, du néant. Et cela seul ne devrait pas permettre que nous soyons privés chez vous de notre récompense. Mais, en outre, nous, avec notre nation, nous n’avons pas cessé de vous aider considérablement dans toutes vos expéditions guerrières et vos conquêtes ; sans parler de la prise de Smolensk et de la Pologne, la seule guerre avec la Suède a mis hors de doute le dévouement que nous Te portons, à Toi et à la Russie. Car, il est connu de tous que c’est nous seul qui avons anéanti toute une moitié de l’armée suédoise sur nos terres et dans le pays que nous habitons, sans nous laisser prendre aux flatteries et à la tentation, mais Te mettant à même de vaincre le courage admirable et la bravoure désespérée des Suédois. Et, en retour, nous n’avons récolté que l’outrage et le mépris, en guise de reconnaissance et de récompense on nous a jetés dans un esclavage sans issue, nous devons payer des impôts infamants et insupportables, on nous force à creuser des fossés et des canaux, à assécher des marais infranchissables, les engraissant des cadavres de nos morts, tombés par milliers par suite des travaux pénibles, de la faim et du climat.

Toutes ces misères et ces outrages ont trouvé leur comble enfin dans la façon dont nous sommes actuellement administrés. Les fonctionnaires moscovites qui nous gouvernent ne connaissent pas nos droits et coutumes, ils sont presque illettrés, ils savent seulement qu’ils peuvent tout faire de leur autorité sans toucher à nos âmes. Et ainsi, nous trouvant assaillis de tous côtés par les persécutions et les infortunes, où pouvons-nous trouver refuge avec nos supplications si ce n’est en Toi, Monarque Très Auguste ? Tu es notre protecteur et le garant de notre bien-être. Mais la méchanceté de Tes favoris[2], nos ennemis irréconciliables et rancuniers, T’a écarté du droit chemin et a avili ton règne. Jeter les nations dans l’esclavage et régner sur des serfs et des esclaves est le fait d’un tyran asiatique, mais non d’un monarque chrétien, qui doit s’acquérir de la gloire et être réellement le père commun de ses peuples.

Je sais que les fers et de sombres prisons nous attendent, où l’on nous fera périr par la faim et les tourments, suivant l’habitude moscovite, mais, tant que Je suis encore en vie je Te dis la vérité, Sire : Tu auras à rendre compte devant le Tzar de tous les Tzars, devant Dieu Tout-puissant, d’avoir fait périr notre nation entière.

  1. On appelle Smouta, la période de troubles au commencement du xviie siècle.
  2. Menchikof.